Par Jules Racine St-Jacques
Le monde, le Canada et le Québec en 1953 et en 1954
Le printemps de 1953 clôt le premier chapitre de la guerre froide. Le 5 mars, Joseph Staline meurt des suites d’un arrêt cardiaque1. Son successeur, Nikita Khrouchtchev, se montre d’emblée plus ouvert au dialogue avec les États-Unis et désire maintenir une politique de coexistence pacifique. Toutefois, l’explosion de la première bombe à hydrogène de fabrication soviétique dans le Pacifique rappelle au monde que cette coexistence se fera sous le signe de la peur2. Le gouvernement fédéral canadien a d’ailleurs établi plus tôt dans l’année une allocation record de deux milliards de dollars à la défense, soit 50 % de ses dépenses, « un record pour un gouvernement en temps de paix », commente L’Action catholique3.
Le 26 juillet 1953, dans l’arrière-cour des États-Unis, à Cuba, Fidel Castro et son frère Raoul conduisent, sur la caserne de Moncada, une attaque que le gouvernement du général Fulgencio Batista déjoue sans peine. Cette bataille n’en demeure pas moins le premier épisode de la révolution cubaine que mènera victorieusement au pouvoir ce même Castro six ans plus tard4. Le lendemain, 27 juillet, la guerre de Corée prend fin avec la signature des accords de Panmunjom. Les quelque 4 700 soldats canadiens qui ont survécu à ces trois ans de conflit reviennent au pays5. À leur retour, ils trouvent un Canada en plein essor économique.
Depuis le début de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement du Canada accueille les immigrants en ses terres à un rythme spectaculaire. De 1946 à 1953, la population canadienne se gonfle d’un million de nouveaux arrivants, dont 190 000 s’installent au Québec6. Cette croissance artificielle est doublée d’une forte croissance naturelle. Depuis 1945, à l’instar des États-Unis, le Canada connaît une hausse fulgurante des naissances, qu’on qualifiera plus tard de baby-boom7. Sous l’effet conjugué de ces deux phénomènes démographiques, la population du pays double presque, de 1941 à 1971, passant de 11,5 millions à 21,5 millions d’habitants8.
Conscient des exigences que lui impose la transition d’une économie de guerre à une économie de paix, le gouvernement fédéral se montre soucieux de faire travailler tous ces nouveaux habitants. Plus enclin à l’interventionnisme de type keynésien9 depuis la crise économique des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale, il régule le retour au travail des anciens combattants et modifie ses règles d’immigration de manière à les adapter aux besoins du marché du travail10. Entre 1946 et 1956, le taux moyen de chômage au Canada s’établit à 3,2 % et le salaire annuel moyen des travailleurs industriels double, de 1 516 $ à 3 136 $11. Le plein emploi combiné à la hausse salariale constituent le terreau idéal pour que s’implante la nouvelle culture américaine de consommation. Aidées par les développements industriels et technologiques, les compagnies créent, grâce à la publicité, de nouveaux besoins pour tous les usages du quotidien. De la voiture Corvette au magazine Playboy, en passant par Casino Royale et le premier roman de la série « James Bond », les produits américains qui font leur entrée sur le marché canadien en 1953 trouvent des acheteurs enthousiastes12.
Avec ses abondantes richesses minières, hydrauliques, forestières et humaines, le Québec participe activement à la croissance économique du continent nord-américain13. La stabilité politique14 et les faibles salaires suscitent l’intérêt des investisseurs américains qui injectent, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, leurs capitaux dans l’exploitation des ressources de la « Belle Province ». Comme le précisent les historiens Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert et François Ricard, le contrôle étranger « est particulièrement concentré dans l’industrie manufacturière et dans l’exploitation des richesses naturelles [...]. Dans chacun de ces cas la très forte majorité des investissements est d’origine américaine15 ».
Dans les villes québécoises comme ailleurs au pays, la prospérité et l’influence du mode de vie américain entraînent l’exode de la classe moyenne vers les banlieues, qui s’urbanisent rapidement, recréant dans les quartiers périphériques les services offerts au centre-ville. L’un des premiers centres commerciaux de la province, le Centre Boulevard, inauguré en banlieue de Montréal en novembre 1953, est un bon exemple du nouveau dynamisme qui anime les pourtours des villes. L’étalement urbain, couplé à l’autonomisation des campagnes, exige l’établissement de services publics, d’écoles et d’hôpitaux, et transforme le tissu urbain en élargissant les routes qui mènent de la ceinture au cœur des villes. Ces mutations sociographiques appellent plus que jamais l’État à intervenir dans le développement de sa structure économique, d’autant que les infrastructures préexistantes ont « été négligé[es] pendant la dépression et la guerre16 ».
À Ottawa comme à Québec, ces années d’opulence avantagent les partis au pouvoir17. Lors des élections générales de 1953, les libéraux fédéraux conservent une confortable avance sur l’opposition conservatrice de George Drew. Le 10 août, le parti de Louis Saint-Laurent fait élire 170 députés contre 51 conservateurs, 23 sociaux-démocrates, 15 créditistes, cinq indépendants et 1 libéral-progressiste. À l’Assemblée législative du Québec, les couleurs du paysage politique sont inverses. L’élection partielle du 9 juillet a permis de grossir les rangs, déjà fortement majoritaires, des « bleus » de l’Union nationale. Avec leurs 69 députés, les unionistes de Maurice Duplessis sont forts d’une majorité de 47 sièges sur l’opposition libérale de Georges-Émile Lapalme, nouvellement élu dans Outremont.
Si le gouvernement effectif demeure le même, un changement important s’officialise à la cime symbolique de l’État canadien. Le 2 juin, à l’abbaye de Westminster, à Londres, Elizabeth II est couronnée reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et de tous les pays du Commonwealth.
L’actualité politique de l’été 1953 est aussi marquée au Québec par l’affaire Coffin, qui deviendra l’une des causes les plus célèbres de l’histoire judiciaire canadienne. Le 8 juin, trois chasseurs américains sont vus pour la dernière fois à une centaine de kilomètres de Gaspé par William Coffin, un prospecteur d’origine ontarienne. Dans les jours qui suivent, ils sont vraisemblablement assassinés, puis leurs restes sont apparemment déchiquetés par un ours. Sous la pression du département d’État américain, l’enquête se déroule à grand train et mènera à la pendaison de Coffin, le 10 février 1956, malgré de multiples irrégularités18.
La prospérité ambiante est propice au développement des arts et de la culture. Depuis septembre 1952, la société canadienne s’est dotée d’un nouveau média pour diffuser son contenu identitaire : le poste de télévision CBTF, de Radio-Canada. Le 4 novembre 1953, La famille Plouffe devient le premier téléroman de l’histoire canadienne. Imaginant le quotidien d’une famille ouvrière de la basse-ville de Québec, cette adaptation du roman de Roger Lemelin connaîtra un vif succès de 1953 à 1957. À partir du 23 février 1954, 14, rue de Galais, fait contrepoids à l’imaginaire des Plouffe en racontant la vie d’une famille bourgeoise de Montréal.
À l’instar du récit romanesque, la musique aussi s’accorde avec le petit écran. Le 14 janvier 1954, lorsque L’heure du concert est diffusée pour la première fois, les téléspectateurs assistent au début d’un long cortège de ballets, d’opéras, de récitals et de concerts qui défilera chaque semaine pendant 12 ans dans les foyers du Québec. Dans un registre plus populaire, l’émission Rolande et Robert offre quant à elle une vitrine aux auteurs et interprètes de la chanson québécoise.
L’année 1953 marque aussi un jalon important pour le monde théâtral qui s’ouvre au public d’enfants avec l’inauguration, le 3 juin, de La Roulotte. Durant 20 étés consécutifs, ce théâtre ambulant dirigé par Paul Buissonneau stimulera l’imaginaire de la jeunesse montréalaise en parcourant les parcs de la métropole pour y jouer ses pièces. L’activité littéraire en cette année 1953 est quant à elle discrètement marquée par Anne Hébert, qui publie son recueil de poésie Le tombeau des rois à compte d’auteur. À Montréal, la maison d’édition l’Hexagone, fondée en janvier 1953, publie son premier ouvrage, Deux sangs, l’année suivante.
C’est dans ce contexte politique, économique et culturel que baigne cette session parlementaire. Le 18 novembre 1953, l’Hôtel de Ville de Québec attend son nouveau maire, Wilfrid Hamel. L’ancien député libéral provincial et ministre du cabinet Godbout dirigera la capitale jusqu’en 1965. Le même jour, à quelques pas de la mairie s’ouvre sur la colline de l’Assemblée législative la 2e session de la 24e Législature provinciale.
Les parlementaires
Trois nouveaux députés font leur entrée en Chambre au début de la session : deux unionistes et un libéral. Aux récentes élections partielles, Clovis Gagnon a été élu dans le comté de Matapédia, Rosaire Chalifour, dans Portneuf et Georges-Émile Lapalme, dans Outremont. Malgré ce renouvellement, les forces ne sont toujours pas complètes à l’ouverture de la deuxième session : le ministre des Affaires municipales, Bona Dussault, est décédé le 29 avril 1953. C’est Yves Prévost, député de Montmorency, qui le remplace à la tête du ministère. Outre cette substitution, aucun changement n’est à noter au sein du cabinet ministériel.
Des nouveaux venus, Lapalme est sans aucun doute celui qui aura le plus grand impact sur cette session. Chef du Parti libéral depuis 1950, il lui aura fallu deux élections, l’une générale en 1952 et l’autre partielle, en 1953, pour enfin prendre place dans le siège du chef de la « loyale opposition de Sa Majesté » qu’ont occupé avant lui les Honoré Mercier, Mathias Tellier et Maurice Duplessis, comme il se le rappelle lui-même dans ses mémoires19.
Le Conseil législatif aussi accueille un nouveau membre en 1953. Il s’agit d’Édouard Masson, représentant unioniste de la division de Repentigny. Avec 14 conseillers contre 10 pour l’Union nationale, les libéraux détiennent toujours la majorité dans la Chambre haute, ce qui ne gêne en rien le pouvoir de Maurice Duplessis.
Pour une dixième session d’affilée, c’est Alexandre Taché qui assume le rôle d’Orateur de la Chambre. Au cours de la session, à l’instar de l’ensemble de sa carrière à ce poste, Taché se montrera impunément coopératif avec Duplessis, au grand dam de l’opposition20. Le président et son second, Maurice Tellier, doivent maintenir l’ordre dans les débats qui se déroulent entre un nombre somme toute assez restreint de protagonistes.
Du côté ministériel, Maurice Duplessis lui-même assume, comme à l’habitude, la plupart des présentations de bills, ce qui lui permet d’intervenir deux fois plutôt qu’une pour faire l’apologie de son parti. Ses principaux lieutenants restent Paul Sauvé, ministre du Bien-être social et de la Jeunesse, Antonio Barrette, ministre du Travail, Onésime Gagnon, ministre des Finances, et Laurent Barré, ministre de l’Agriculture.
Sur le flanc oppositionnel, Lapalme compte sur l’expérience de son prédécesseur, George Marler, pour faire entendre la raison libérale à Duplessis et pour contenir la fougue de ses collègues d’arrière-ban les plus virulents : Émilien Lafrance, représentant de Richmond, Arthur Dupré, de Verchères, René Hamel, de Saint-Maurice, et Jean-Paul Noël, député de Jeanne-Mance.
L’Union nationale : l’autoritarisme de Duplessis
En 1953, Maurice Duplessis entame sa dixième session depuis son retour au pouvoir en 1944. Confortablement installé dans le siège du premier ministre qu’il tend à considérer sien, le chef de l’Union nationale personnalise le gouvernement. À 62 ans, il est aguerri, maître de lui-même, de ses députés et de l’ensemble de la Chambre. C’est dans cette position qu’il accueille l’arrivée de Georges-Émile Lapalme à l’ouverture de la session. Avec un « petit ton paternel assez curieux », il prononce, le 19 novembre, un mot de bienvenue à l’adresse de Lapalme, auquel celui-ci trouve « un goût de vinaigre ». (24 novembre)
Confiant en ses moyens, Duplessis agit en Chambre tel un hégémon, commandant et ordonnant aux siens, aux adversaires et à l’Orateur. La description qu’en fait Lapalme transpire assurément la rancœur et l’amertume, mais elle vaut d’être lue pour que la réalité de ses agissements viennent nuancer le portrait du parlementaire qu’était Duplessis : « Ensuite, pour qui osait se mesurer à elle [l’Union nationale], le chef, de son socle, lançait la foudre, violait tous les règlements, se contredisait, insultait, ouvrait des portes, parlait à côté de la question, jouait sur les mots et n’admettait rien, jamais. Le président recevait ses ordres et les exécutait21. »
D’accord avec leur chef, les députés libéraux se font un point d’honneur de relever l’autocratisme de Duplessis tout au long de la session. Leurs discours sont ponctués de critiques à l’endroit du chef du gouvernement à l’effet qu’il conserve jalousement le monopole de la parole de son côté de la Chambre. Le député de Drummond, Bernard Pinard, en fait la remarque le 25 novembre : « La liberté de parole de l’autre côté de la Chambre n’est pas la même que chez les libéraux. Par exemple, le chef de l’opposition n’a pas exigé de voir mon discours avant que je le prononce. »
Observée du point de vue partial de l’opposition, la rhétorique de Duplessis apparaissait souvent malhonnête et cynique. Lapalme ne garde que mépris, ou au mieux de la pitié, pour le narcissisme dont faisait montre le chef du gouvernement lorsqu’il mimait de ses lèvres les dithyrambes que lui versaient ses députés : « Ces discours, véritable gastronomie politique du pouvoir, me paraissaient être l’insulte suprême à l’intelligence et à la dignité par la lourdeur de leurs louanges22. » L’absence de témoignages impartiaux ne permet pas de contre-vérifier la légende noire développée par les adversaires politiques de Maurice Duplessis, mais certains indices de son autoritarisme apparaissent bel et bien dans les débats reconstitués. Le 2 mars, par exemple, lors d’une discussion animée avec Émilien Lafrance, Duplessis coupe court aux doléances de ce dernier et ordonne en le tutoyant au président de comité, Mathias Tellier, de faire retirer ses paroles au député de Richmond qui proteste au nom de son droit d’expression.
À plusieurs reprises, le chef du gouvernement ne s’embarrasse même pas de l’intermédiaire du président de comité ou de l’Orateur pour faire respecter l’ordre, il l’impose lui-même. Ce fut le cas à l’occasion du débat sur la création du nouveau district électoral de Jonquière-Chicoutimi. Coupant la parole à Lapalme, qui veut faire une comparaison avec la situation montréalaise, Duplessis ordonne que son opposant s’en tienne au principe du bill. Bon prince, il lui accorde toutefois la permission de soulever le cas montréalais plus tard, « pourvu qu’il n’abuse pas du privilège qui lui est accordé ». (4 mars)
Mais, derrière la façade de confiance qu’il continue d’afficher, quelque chose a changé en Duplessis depuis la venue de Lapalme. Comme le note Laporte au terme de la session automnale, le calme imperturbable du chef libéral rejaillit indéniablement sur son adversaire et sur la Chambre entière :
M. Duplessis n’est plus exactement le même homme que l’an dernier. Essentiellement, il est évidemment toujours lui-même : maître procédurier, orateur puissant, chef incontesté de la députation ministérielle. Mais il s’essouffle – au figuré – plus facilement. […] M. Duplessis attaque, sort du sujet, ressasse de vieilles histoires. M. Lapalme ne répond pas; il passe outre et ramène la Chambre à l’étude des véritables problèmes. […] Les débats sont plus sérieux, les ministres plus disposés à répondre aux questions. M. Duplessis lui-même suggère moins souvent de ne pas répondre23.
Or, si le style parlementaire de Duplessis se transforme, le fond du propos demeure le même. Forgée au fer du libéralisme économique et de l’autonomisme politique, l’idéologie de l’Union nationale exhale de la moindre allocution que prononcent ses membres lors de la session.
Les députés unionistes posent aussi en uniques défenseurs de la classe agricole, rejetant l’idéologie libérale dans les milieux bourgeois urbains par des remarques telles que celle du ministre de l’Agriculture, Laurent Barré, à l’endroit de Gérard Cournoyer, représentant de Richelieu : « [Je] remercie les libéraux de dire qu’ils aiment l’agriculture. Le député de Richelieu aime peut-être les cultivateurs, mais, pour un homme instruit comme lui, c’est un amour platonique. » (2 décembre)
Bref, les ministériels continuent de se faire apôtres de l’initiative privée, à laquelle, comme le rappelle parfois Duplessis, « le gouvernement n’entend pas se substituer » (16 décembre). Contre les empiétements du gouvernement fédéral, le premier ministre s’affiche toujours comme un rempart. Dans son adresse en réponse au discours du trône, il rappelle qu’il est celui qui a donné au Québec son drapeau, « qui est une affirmation de ses droits, de son désir de vivre et de survivre », et il appelle la province entière à l’arborer fièrement, et à ne jamais le remplacer « par le drapeau blanc de l’abdication ». (24 novembre)
Le Parti libéral : la tempérance de Georges-Émile Lapalme
Depuis la défaite de son chef précédent, Adélard Godbout, aux élections de 1948, le Parti libéral du Québec se trouve mal en point. Au-delà des déboires financiers et électoraux, les députés et militants libéraux ont dû composer pendant cinq ans avec un problème de direction. Quoique défait, Godbout demeura chef du parti jusqu’à sa nomination au Sénat à Ottawa en 194924. Un an plus tard, le 25 mars 1950, Georges-Émile Lapalme lui succéda à la tête du parti. Cependant, Lapalme n’étant pas encore élu et se refusant à prendre le siège que lui offrait l’Union nationale dans Québec, le parti dut se choisir un chef parlementaire pour diriger la « loyale opposition de Sa Majesté ». Ce fut George Marler qui assuma l’intérim jusqu’au 18 novembre 1953, jour où Lapalme fit son entrée à l’Assemblée législative.
À en juger par la désorganisation, la frustration et l’indiscipline qui ont régné au sein du Parti libéral lors de la session 1952-1953, la venue tardive d’un chef aussi « peu charismatique25 » que Georges-Émile Lapalme en Chambre aurait sans doute pu passer inaperçue. Assurément, la crédibilité du nouveau venu, déjà entamée par sa défaite aux élections de 1952, aurait pu se noyer dans le tumulte qui agitait les députés d’arrière-ban lors de la session précédente. À ce sujet, Georges-Émile Lapalme décrit en ses Mémoires l’angoisse qu’il ressentit à son premier jour en Chambre :
À fleur de peau, l’appréhension me tenaillait. L’incertain de la situation se greffait à la conduite du premier ministre et à l’ignorance des moyens dont pouvait disposer notre nouvelle députation. Celle-ci m’avait précédé d’un an et George Marler m’en avait fait le portrait. Toutefois, se sentant quelque peu orpheline à cause de mon absence, avait-elle véritablement pu offrir la mesure de sa taille? N’ayant pas bataillé avec elle, j’étais étranger à sa manière de vivre et de combattre un adversaire aussi dangereux que Duplessis.
Pendant le discours du premier ministre, je la trouvai belliqueuse et peu craintive. […] J’aurais préféré cependant plus de silence de notre part26.
Pour cet habitué du « climat soporifique de la Chambre des communes », l’« atmosphère barnumesque » qui règne à Québec paraît scandaleuse et cruelle au premier regard27. Et Duplessis, qui trône au milieu de cette faune bruyante tel un maître de cérémonie au milieu de la foule, ne fait certes rien pour apaiser son adversaire. À l’inverse, il semble plutôt que ce soit l’avènement de Lapalme au siège du chef de l’opposition qui calme Duplessis.
Dès son premier discours, Lapalme appuie lourdement sur son intention de ne pas s’abîmer, lui et son parti, sur les écueils rhétoriques par lesquels Duplessis ne manquera pas d’entraver la marche des travaux parlementaires comme il le faisait si bien depuis 1944. Dans son adresse en réponse au discours du trône, le nouveau chef de l’opposition place d’emblée les discussions sous le signe de la collaboration droite et sincère, se détachant des farces mesquines dont il a eu l’écho depuis 1950 :
Comme les règlements parlementaires ne donnent pas à un chef de l’opposition droit de réplique, je demande immédiatement au premier ministre de traiter des questions politiques avec autre chose que les jeux de mots avec lesquels il s’est amusé à jouer sur mon dos depuis quelques années. Si la politique, à l’Assemblée législative, doit se faire avec des calembours, aussi bien baser nos discours sur le Reader’s Digest ou Le Moraliste28. Je veux bien qu’on parle durement quand il faut parler durement, faire de l’ironie ou du sarcasme quand c’est le temps, mais pas de politicaillerie. Il faut s’élever au-dessus des personnalités pour s’occuper des problèmes. (24 novembre)
Tout au long de la session, Lapalme ne déroge pas à cette règle de conduite. Comme il l’explique dans ses mémoires, il approchait son rôle au sein de l’Assemblée avec un sens du devoir bien ancré qui lui dictait de faire passer le message libéral en dépit de l’intransigeance farceuse de son vis-à-vis : « À l’intérêt superficiel et tactique qu’il accordait au Parlement, nous opposerions le sérieux d’une politique et une discussion loyale des problèmes du temps, et, si possible, de l’avenir29. »
Déterminé à jouer son rôle de chef de l’opposition dans l’honneur et la droiture, il souhaite apporter le soutien et les lumières de son parti et au gouvernement. Le 3 décembre, votant avec le gouvernement pour déposer une motion devant le Parlement fédéral au sujet de la crise de l’industrie du textile, Lapalme se fait fort de rappeler l’attitude conciliante de son parti depuis le début de la session : « Ce n’est pas la première fois que nous le faisons et nous sommes prêts à agir dans le même sens chaque fois que nous jugerons que des intérêts supérieurs sont en jeu et que le gouvernement travaille dans le bon sens à les protéger, même dans les questions qui, a certains moments, pourraient fort bien donner lieu à des considérations politiques. »
Tel un échange de bons procédés, la collaboration tranquille que le chef libéral veut maintenir lui permet d’obtenir en retour que les discussions se déroulent dans le calme et le respect, un contraste édifiant en regard des événements passés à l’Assemblée depuis 1944. Ce calme et ce respect doivent cependant parfois être imposés au sein même de son propre parti, dont les éléments les plus bouillants demeurent agités.
Le 21 janvier, l’étude des crédits donne lieu à un échange entre Jean-Paul Noël, député de Jeanne-Mance, et Maurice Duplessis qui met au grand jour le mot d’ordre passé par Lapalme à ses collègues. Turbulent la session dernière, le député Noël cherche noise à Duplessis au sujet d’un écart de langage tenu par celui-ci, quelques jours plus tôt, lorsqu’il a traité certains journaux, dont L’Action catholique, de journaux « bolchevistes » (13 janvier). Voyant que Duplessis sort de ses gonds, certains députés libéraux interviennent non pour attiser le feu comme ils l’auraient fait l’année précédente, mais au contraire pour calmer le jeu en demandant à Noël de retirer ses paroles.
L’honorable M. Duplessis (Trois-Rivières): Je soulève un point d’ordre. Je n’ai jamais dit cela. J’ai eu l’occasion de faire une mise au point à la suite d’un certain incident récent. Le député de Montréal-Jeanne-Mance (M. Noël) n’a pas le droit de se permettre une remarque comme celle qu’il vient de faire. Qu’il retire ses paroles!
M. Noël (Montréal-Jeanne-Mance): Je ne retirerai rien, car j’étais présent quand la Chambre a entendu et compris la déclaration du premier ministre disant que L’Action catholique était un journal bolchevique.
[…]
(Chahut dans la Chambre. Le député de Jacques-Cartier (M. Kirkland) prend place près du député de Montréal-Jeanne-Mance (M. Noël) et lui glisse quelques mots.)
M. Noël (Montréal-Jeanne-Mance): Je dois dire que le premier ministre s’est probablement mal exprimé.
L’honorable M. Duplessis (Trois-Rivières) : (Au président) Faites rapport à l’Orateur!
(L’Orateur s’apprête à reprendre son fauteuil pour que rapport lui soit fait.)
M. Noël (Montréal-Jeanne-Mance) : (Sous la pression de ses collègues) Je retire ce que j’ai dit.
En temporisant les débats de la sorte, Lapalme espère sans doute immiscer le fil conducteur de l’idéologie libérale, la justice sociale, dans la trame législative que tisse Duplessis. Aux préoccupations électoralistes du premier ministre, son vis-à-vis oppose le souci du bien commun et de l’égalité, comme il l’affirme dans son adresse en réponse au discours du trône :
Il reste beaucoup à faire chez nous. Et si la province de Québec est si prospère, comment se fait-il que les réformes sociales se font attendre, comment se fait-il que les mères nécessiteuses et les infirmes attendent encore le secours du gouvernement du Québec quand c’est déjà chose faite dans la province d’Ontario? Plutôt que d’être sociale, la politique du gouvernement du Québec est électorale. Voilà le premier problème de l’heure. (24 novembre)
Si l’ouverture d’esprit de Duplessis devant les idées libérales ne semble pas assez grande pour permettre de teinter de rouge le tissu législatif fabriqué pendant la session, force est néanmoins de constater, avec le journaliste Pierre Laporte, que le climat des discussions s’est grandement apaisé depuis le changement de garde à la tête des libéraux30.
Le discours du trône
Le 18 novembre 1953, « par un soleil presque estival31 » et « dans son bel habit chamarré d’or32 », le lieutenant-gouverneur Gaspard Fauteux prononce le discours du trône dans la salle du Conseil législatif.
Comme cela est devenu l’usage pour le gouvernement de l’Union nationale, depuis 1944, l’agriculture, la colonisation et l’exploitation des ressources naturelles apparaissent en tête des priorités. De l’avis du gouvernement, ces trois piliers constituent l’étaiement principal du « progrès extraordinaire » et de la « prospérité inouïe » dont bénéficie la province de Québec depuis quelques années.
Le discours du trône accorde également une place toute particulière à l’éducation. Normalement, celle-ci figure au rang des promesses convenues du gouvernement. Il est de bon ton pour le gouvernement de se montrer sensible à la jeunesse, symbole de l’avenir, qu’une bonne éducation doit préserver du vice moral et de l’apathie. Or, pour la session de 1953-1954, comme le notent certains journaux le lendemain de l’allocution33, l’administration Duplessis affiche une détermination hors de l’ordinaire en matière d’éducation. Au-delà de l’habituel engagement à tenir la jeunesse loin du communisme et à poursuivre « avec énergie et sans relâche » la « lutte exemplaire engagée contre cet ennemi de nos institutions et de nos traditions », le discours du trône annonce que « l’enseignement élémentaire, l’enseignement secondaire et l’enseignement universitaire seront l’objet d’une attention toute spéciale de la part du gouvernement qui désire profondément leur accorder l’aide financière raisonnablement possible ». (18 novembre)
Certes, l’éducation, et plus particulièrement son financement, en cette session 1953-1954, sert de prétexte, de porte ouverte sur le sempiternel combat de Duplessis : l’autonomie provinciale. La suite du discours du trône augure d’ailleurs assez clairement l’avenir législatif de la province en matière constitutionnelle. Tous peuvent alors entendre l’intention du premier ministre : rapatrier à la province les « droits, prérogatives et libertés qui lui appartiennent légitimement et que lui reconnaît d’ailleurs la Constitution canadienne ». Le gouvernement de la province de Québec estime que « la décentralisation administrative, législative et financière est de l’essence même du pacte fédératif ». Et il n’est plus loin le jour où cette essence prendra forme de loi. Pour Duplessis, l’heure n’est plus aux vains discours, mais à l’action.
Les intentions du gouvernement se précisent à la lumière du discours que prononce Clovis Gagnon, jeune député – il a 27 ans – nouvellement élu dans Matapédia. Après avoir ressassé les grands accomplissements du régime Duplessis en matière d’éducation et de santé, le proposeur de l’adresse en réponse au discours du trône affirme comprendre les difficultés financières que vivent les universités, mais les assure que le gouvernement fera tout son possible pour les aider à régler leurs problèmes « en autant qu’il aura pu récupérer les sources de taxation qui lui appartiennent, pour promouvoir l’enseignement classique et universitaire ». (19 novembre)
Rosaire Chalifour, qui seconde cette proposition, fait lui aussi ses premiers pas à l’Assemblée législative. Le nouveau député de Portneuf oriente son discours sur la nécessaire protection de la culture québécoise en contexte canadien. Il s’agit d’une variation sur le thème de l’autonomie que l’on entend rarement dans le chœur des ministres, eux qui d’habitude centrent leurs revendications sur les besoins financiers de la province. Chalifour rappelle quant à lui le rôle axial de l’éducation dans la préservation de l’identité nationale des Québécois :
La province veut conserver pour ses fils, et non pas pour l’imposer aux autres, sa culture française et catholique, non qu’elle se prétende supérieure à toute autre, mais parce qu’elle est convaincue que c’est en continuant à vivre de cette culture que ses fils pourront le mieux parvenir à l’épanouissement de leur personnalité et au meilleur développement de l’individu. (19 novembre)
Se prolongeant durant les cinq jours suivants, l’adresse en réponse au discours du trône donne au troisième nouveau venu, Georges-Émile Lapalme, l’occasion de se présenter, lui et son idéologie, à la Chambre. Tout comme ses confrères après lui, Lapalme emprunte la veine de la justice sociale lors de son premier discours. Salaires des femmes, assurance-maladie et gratuité des livres scolaires sont autant de sujets de préoccupation pour le chef de l’opposition (24 novembre). Ce à quoi ses collègues ajoutent la question de la moralité publique (Lafrance, 25 novembre), du patronage (Cournoyer, 25 novembre), de l’aide aux familles (Ross, 26 novembre) ou plus largement de l’avenir de l’économie (Marler, 1er décembre).
Les finances publiques
Le 12 février 1954, le ministre des Finances, Onésime Gagnon, présente son dixième budget consécutif devant l’Assemblée législative, « un fait sans précédent dans les annales de la province de Québec », comme le souligne George Marler (16 février)34. En parfaite conformité aux directives du premier ministre, un large pan de son discours est consacré à l’autonomie provinciale. Parce qu’elles assument la responsabilité des plus lourdes dépenses, les provinces de la fédération canadienne devraient selon lui être dotées des outils de prélèvement adéquats. Comme toujours, l’apologie qu’il dresse de l’autonomie provinciale est étayée par sa vaste érudition. À sa défense, Gagnon cite ainsi la correspondance de l’ancien président américain Jefferson, l’historien Gonzague de Reynold, grand promoteur de l’autonomie des cantons helvétiques, l’ancien premier ministre Taschereau et même le ministre des Finances à Ottawa, Douglas C. Abbott, qui aurait admis que la centralisation préconisée par l’autorité fédérale « place les provinces dans une situation précaire et instable ».
Pour l’année en cours, Gagnon fait état de surplus au compte ordinaire de 36 370 000 $ en vertu de revenus records de 295 830 000 $ et de dépenses « raisonnables » de 259 460 000 $, dont 26 315 000 $ ont été alloués au service de la dette publique. En immobilisations, le gouvernement a dépensé 60 128 000 $, ce qui, comme ne manque pas de le souligner Marler, porte les résultats annuels du gouvernement à un déficit lorsqu’on le compile aux dépenses ordinaires. Additionné aux précédents, le présent déficit forme, selon Marler, une dette cumulée de plus de 90 000 000$. (16 février)
En ce qui concerne l’année à venir, le ministre des Finances prévoit que le gouvernement aura des revenus de 322 955 400 $ à sa disposition. Cette hausse est principalement attribuable au prélèvement de l’impôt sur le revenu des particuliers qui entrera en fonction dès janvier 1955. Cette nouvelle source de revenus procurera au gouvernement une marge supplémentaire d’environ 22 000 000 $, dont un montant de 12 500 000 $ seulement sera dépensé et attribué, en conformité avec la loi l’instituant, « aux fins de l’éducation, de la santé publique et de la législation sociale dans la proportion que déterminera de lieutenant-gouverneur en conseil ». Selon les prévisions de Gagnon, le gouvernement bénéficiera à nouveau d’un surplus, l’année suivante, puisque les dépenses au compte ordinaire et au compte des immobilisations s’élèveront à 282 728 660 $. De ces dépenses, la Voirie accaparera à nouveau la plus large part avec 57 975 000 $ (21 %). Suivent la Santé (18 %), l’Instruction publique (12 %), les Travaux publics (7 %) et le Bien-être et la Jeunesse (10 %).
Notons que de tous ces ministères, seul celui de la Voirie semble voir sa part de l’assiette fiscale diminuer substantiellement. Or, pour obtenir un juste portrait de la situation de ce ministère, il convient de se reporter aux prévisions budgétaires élaborées à son endroit l’année précédente et de les comparer aux états financiers de l’année en cours35. On constate alors qu’en dépit de prévisions s’élevant à 55 725 000 $, l’année 1953-1954 a vu la Voirie recevoir 72 078 000 $ des revenus totaux de la province, soit plus de 16 000 000 $ supplémentaires accordés à la discrétion du gouvernement, sans que la Chambre ait été appelée à en voter le moindre cent. Assurément, cette situation se répétera en 1954-1955, puisqu’elle est devenue monnaie courante sous l’Union nationale, comme le déplore Marler dans sa réponse au discours du budget :
Il est du devoir de l’administration, lorsqu’elle présente ses crédits, d’exposer à la Chambre tous les projets qu’elle entend exécuter, de façon à ce que les députés qui représentent les contribuables puissent connaître les véritables intentions du gouvernement et puissent se prononcer sur l’ensemble de ses projets, sur sa politique et sur la totalité, non pas seulement d’une partie, des dépenses qu’il se propose d’effectuer. Les statuts autorisent certaines dépenses additionnelles, mais elles n’ont certainement pas pour but de permettre des dépenses dépassant le budget de 25 % sans y être indiquées. (16 février)
Faits saillants de la session
Des 204 projets de loi publics et privés qui sont soumis à l’Assemblée législative en 1953-1954, 187 reçoivent la sanction royale du lieutenant-gouverneur. Avec ses 59 séances en 49 jours, la session 1953-1954 présente un programme législatif chargé. « Mouvementée36 », cette session l’est autant par sa densité législative que par l’agitation de ses débats. Malgré la présence apaisante de Lapalme au sein de la députation oppositionnelle, on ne peut pas étendre à l’ensemble de l’année le constat que pose le courriériste Dostaler O’Leary au sujet de la séance du 10 février : « Ce furent des heures tranquilles et sans heurt37. »
Chantre tapageur de la vertu publique et privée, Émilien Lafrance trouve une nouvelle fois l’occasion d’exciter en Chambre son indignation, ce qui lui vaudra une expulsion et une suspension de 15 jours, le 2 février. Du côté ministériel, Paul Sauvé s’illustre par un bouillant plaidoyer à la défense de son honneur de ministre le 25 février.
Impôt sur le revenu des particuliers
Lors de la campagne électorale de 1952, Duplessis déclarait « que son gouvernement n’imposera jamais le revenu parce que c’est taxer le travail38 ». Depuis le dépôt du rapport de la Commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, des lettres et des sciences (commission Massey), en juin 1951, l’épineuse question de la fiscalité s’interpose de nouveau avec force dans les relations entre Québec et Ottawa.
Le rapport recommandait la création d’un conseil des arts finançant les institutions culturelles, au nombre desquelles les universités figuraient en bonne place selon ses auteurs. La culture étant un domaine partagé entre les provinces et l’État fédéral par l’Acte constitutif de 1867, il appartenait au gouvernement d’Ottawa de financer les institutions universitaires en conformité avec ses obligations constitutionnelles. En attendant l’institutionnalisation de ce principe par la création d’un conseil des arts canadien, les membres de la commission suggéraient que le gouvernement fédéral octroie des subventions aux universités. Ces subventions, Duplessis les accepta d’abord en novembre 1951… avant de modifier son discours quelques semaines plus tard et de crier haut et fort que jamais la province n’accepterait l’ingérence du fédéral dans ses affaires.
Parallèlement à la commission Massey, le gouvernement central, fort du prestige de pourvoyeur qu’il a amassé lors de la Seconde Guerre mondiale, a établi des ententes individuelles avec chacune des provinces à l’exception du Québec pour louer leurs pouvoirs fiscaux pour une durée limitée, mais renouvelable. En 1951, l’Ontario devint la dernière province à s’entendre avec le fédéral pour lui confier son droit d’imposition des revenus, confinant le Québec dans une position de faiblesse financière, et projetant de Duplessis l’image d’un politicien impuissant à résister à l’inexorable marche vers la centralisation des pouvoirs39.
Pour palier l’absence d’initiative positive dans le combat qu’il avait engagé avec le fédéral, le premier ministre du Québec a institué, en 1952, la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels (commission Tremblay). Chargée de sonder la population québécoise sur les droits de la province en matière constitutionnelle et fiscale, cette commission se voulait un contrepoids à la commission Massey. Elle reposait sur un postulat qui orientait à l’avance les conclusions qu’elle allait tirer : la Constitution est un pacte entre deux peuples fondateurs pour garantir aux provinces constitutives de la fédération leurs pleins droits et les moyens pour assurer leur plein développement40. Déjà, le mémoire qu’avait déposé la Chambre de commerce de Montréal pour inciter le premier ministre à entreprendre des mesures pour palier au déséquilibre fiscal avait rappelé au gouvernement de la province, en 1951, qu’il avait droit de lever jusqu’à 5 % du revenu des particuliers déductibles ensuite de l’impôt fédéral. À ce rappel, Duplessis répondait « qu’il ne faisait pas de l’autonomie à 5 %41 ».
La commission Tremblay est encore en plein travail lorsque Duplessis revient une nouvelle fois sur sa position. Le 14 janvier 1954, il lit une première fois ce qui sera par la suite considéré comme la plus grande mesure de cette session, voire de toute sa carrière de premier ministre : le bill 43 assurant à la province les revenus nécessités par ses développements. Pressé par la grogne de plus en plus bruyante des recteurs et principaux des universités québécoises qui réclament compensation pour les subventions du fédéral refusées depuis deux ans, le chef du gouvernement prend le plus gros risque de sa carrière politique et devance les conclusions de toute manière déjà tracées de la commission. Le 17 février, la loi est présentée en Chambre pour une deuxième lecture.
C’est le ministre des Finances, Onésime Gagnon, qui présente la loi. Prenant prétexte du « développement prodigieux et fantastique » que connaît la province de Québec actuellement, il invoque la nécessité qu’elle reprenne « ses droits pour mieux remplir ses obligations ». Comme le remarquait le premier ministre dans son allocution du 14 janvier, la marche du Québec vers le progrès impose au gouvernement de « faire encore davantage, en particulier dans les domaines vitaux de la santé publique et de l’éducation ». Devant l’urgence d’agir, la présente loi affirme le « droit indiscutable » qu’ont les provinces d’imposer directement leurs contribuables. Sans ce droit, il ne fait aucun doute que leur « souveraineté serait illusoire et [qu’]elles ne pourraient exercer leurs droits et prérogatives, faute de pouvoir se procurer des sources suffisantes de revenus, essentiels à leur existence même ».
Pour cette raison, et devant « l’impossibilité » de conclure quelque entente satisfaisante avec le gouvernement fédéral, le gouvernement de l’Union nationale s’est vu contraint d’imposer le revenu des contribuables québécois jusqu’à hauteur d’un peu plus de 12 %42. Prenant bien soin de rappeler que le « contribuable québécois pourra déduire de l’impôt fédéral son impôt provincial quand il ne dépassera pas 5 % de l’impôt fédéral », Gagnon cherche à rassurer la population (17 février). Avec les mêmes précautions électorales, le ministre du Bien-être social et de la Jeunesse, Paul Sauvé, spécifie quant à lui qu’en vertu des exemptions prévues aux célibataires gagnant moins de 1 500 $ et aux familles dont le revenu est plus bas que 2 000 $ ou 3 000 $, dépendant du nombre d’enfants à charge, environ « 300,000 contribuables qui paient l’impôt fédéral n’en paieront pas en vertu de la loi provinciale ». (17 février)
Ces arguments ne convainquent pas l’opposition. Le député de Verdun, Lionel Ross, donne le ton aux répliques des siens lorsqu’il regrette qu’en raison de la précarité économique des Québécois, le gouvernement ne se soit pas contenté des 5 % que le fédéral permet de déduire de son impôt. Il craint aussi que cette loi ne soit pérennisée à force de renouvellement, car l’expérience « démontre qu’à Ottawa, Québec ou ailleurs, quand un impôt est créé de façon temporaire, il risque fort de devenir temporairement permanent. Les gouvernements, comme les individus, s’habituent à un train de vie plus élevé. » Jean-Jacques Bédard, député de Québec, fait remarquer que cette loi constitue une grave anticipation sur les conclusions de la commission Tremblay, rendant du même coup celle-ci caduque. (17 février)
Le chef de l’opposition, Georges-Émile Lapalme, en a quant à lui contre la manière plus que contre le fond. C’est la stratégie discursive du premier ministre qui soulève d’abord sa réprobation. Il fait remarquer à son vis-à-vis le ton panique et lourdement patriotique qu’il emploie pour reprocher à l’opposition de critiquer les lois qui lui semblent les plus sujettes à amendements. Bâillonnant le négativisme des libéraux lorsqu’ils tentent de mettre en lumière les imperfections de la province, le premier ministre s’empresse de brandir la précarité de l’économie quand il s’agit de lever un nouvel impôt. Ce faisant, il sème la peur et menace de jeter le haro sur quiconque oserait entraver par ses critiques le sauvetage de « la race, la langue, et l’avenir du peuple ». Cette manière grandiloquente de présenter le présent bill laisse Lapalme sous « l’impression, quand on nous parle de religion, de langue, de race, de culture et de patriotisme, comme cet après-midi, que le gouvernement veut jouer les grandes orgues pour faire oublier le bruit des deniers du contribuable tombant dans le trésor et pour écraser le bruit des protestations ». (17 février)
Cette réserve une fois exprimée, le chef de l’opposition affirme sa préférence pour les octrois fédéraux aux universités. Arguant non pas pour leur vocation culturelle comme cela est souvent entendu chez les centralisateurs, Lapalme extirpe le débat de ses griffes constitutionnelles. Il montre plutôt que le mandat et la réputation des universités dépassent le cadre étroit des frontières infranationales. Pour cette raison, l’institution qu’est McGill, par exemple, ne doit pas « être assujettie au désir arbitraire de l’administration de l’Union nationale ». (17 février)
Le 24 février, après avoir soigneusement parcouru le texte de la loi et les amendements apportés au fil des discussions, les libéraux lancent un dernier appel. Ils en ont cette fois contre le pouvoir discrétionnaire de dépenser que s’est arrogé le gouvernement Duplessis ces dernières années et qui se trouve accru par cette loi d’autant de millions que la loi permet d’en prélever. La réplique de Duplessis a pour effet de minimiser l’importance de ce pouvoir : « Pourquoi s’attarder à discuter sur des bouts de ficelles? […] Voici la première loi d’impôt sur le revenu au Canada qui mentionne des fins spécifiques. Pourquoi l’opposition n’est-elle pas capable de laisser les détails pour s’élever à la hauteur d’une question vitale comme celle de l’affirmation des droits de la province? »
Malgré les graves doutes que cette loi inspire aux libéraux, les résolutions relatives au bill 43 sont acceptées, par un vote de 59 contre 22, le 24 février 1954. Le Québec vient de se donner les moyens des ambitions qui seront celles de la Révolution tranquille.
Lois ouvrières : contre les communistes et les grévistes
Les bills 19 et 20, présentés côte à côte, sont assurément ceux qui ont fait couler le plus d’encre durant l’année. Dès leur annonce lors du discours du trône jusqu’à après la prorogation de la session, les bills 19 et 20 ont mobilisé le monde syndical.
Le projet de loi 19 modifiant la loi sur les relations ouvrières, présenté par le ministre du Travail, Antonio Barrette, le 12 janvier 1954, entre en continuité avec la loi protégeant la province contre la propagande communiste, promulguée en 1937, surnommée « Loi du cadenas ». Comme elle, le bill 19 cherche à extirper la gangrène communiste, ces « criminels qui veulent le renversement de l’ordre établi par la violence ». Alors que la loi du cadenas s’attaquait à la propagande « dans tous les milieux professionnels, ouvriers, universitaires ou autres », le projet de loi à l’étude en ce 12 janvier s’en prend, lui, spécifiquement aux organisations syndicales. La principale mesure de cette loi accorde à la Commission des relations ouvrières, un organe du gouvernement, le pouvoir de retirer l’accréditation syndicale à tout syndicat dont elle trouverait un membre coupable d’activités communistes. De cette manière, le gouvernement espère « empêcher la diffusion du communisme, l’infiltration des communistes dans les groupements sociaux et empêcher qu’ils obtiennent, par une fonction ou un poste quelconque, une sorte de prestige qu’ils pourraient utiliser pour des fins criminelles » (12 janvier). Toutefois, à l’instar de la loi du cadenas, le bill 19 ne spécifie nulle part ce qu’est un communiste, car « dans l’esprit des gens, tout le monde sait ce qu’est un communiste, et aujourd’hui plus que jamais ».
Ce laxisme dans la définition du concept central de la loi est ciblé comme la principale faiblesse du bill par les libéraux. Prenant à sa charge la riposte de l’opposition, Raynold Bélanger, député de Lévis, attaque précisément le projet sur ce manquement à la plus élémentaire rigueur intellectuelle. L’absence de définition du communisme et de ses adhérents confère selon lui un pouvoir discrétionnaire et absolu à la Commission, qu’il compare à la chasse aux sorcières menée par le sénateur Joseph McCarthy aux États-Unis : « C’est [le maccarthysme] devenu une inquisition dirigée contre tous ceux dont la binette ne revenait pas parce que le comité n’avait pas fait définir le mot communisme. La loi peut donc donner lieu à des interprétations de tout genre. Tout le monde peut être appelé un communiste. » À cela, Duplessis réplique qu’il n’appartient pas au pouvoir législatif, mais bien au pouvoir judiciaire de définir la nature du communisme et de ses tenants : « La définition dans un tel cas est un acte qui relève du Code criminel, qui relève de l’autorité fédérale, selon la Constitution. » Lui-même s’empresse cependant de proposer à la Chambre sa propre définition, fort inclusive, on en convient, du communisme. Selon le chef de l’Union nationale, le communisme, « c’est la synthèse de la déloyauté, de l’athéisme, de la canaillerie. […] Le communisme, c’est la synthèse de la trahison. Le communisme est la négation de tout ce que nous chérissons et des principes moraux qui nous sont les plus chers. »
Au-delà des lacunes sémantiques de la loi, Bélanger dénonce aussi la généralisation des conséquences sur l’ensemble du syndicat trouvé coupable d’avoir inclus dans ses rangs un communiste. Parce qu’elle promet de châtier tous les membres d’un syndicat pour un seul fautif, cette mesure « peut donner lieu à de graves abus. […] Si l’on disait dans ce bill qu’on pourra poursuivre devant les tribunaux un homme accusé d’activités communistes, je voterais pour. Mais pourquoi punir toute une union parce qu’un communiste se serait glissé dans ses rangs? » (12 janvier)
En définitive, même s’ils votent contre son adoption en deuxième lecture le 12 janvier et en troisième lecture le lendemain, les libéraux ne lèvent pas une opposition très farouche contre ce projet. L’anticommunisme est, comme le catholicisme, au nombre des quelques points de contact qui font consensus entre les idéologies libérales et conservatrices. Comme le dit Lapalme lors du débat : « Personne ici ne peut se dire plus anticommuniste que les autres, car nous sommes tous contre le communisme. »
Le jour même, le gouvernement prend une seconde mesure de l’accord des libéraux au sujet de la lutte au communisme. La séance se termine en effet par la deuxième lecture du bill 20 modifiant la loi des différends entre les services publics et leurs salariés. Accompagnant son prédécesseur, ce bill projette de retirer la certification à tout syndicat d’employés publics dont un membre ou plusieurs auraient encouragé la tenue d’une grève. Comme le bill 19, le bill 20 vient renforcer une législation déjà existante, ainsi que l’explique le proposeur du projet, le ministre Barrette : « La sanction logique et appropriée de la violation de la défense de la grève par toute association d’employés des services publics doit nécessairement être le retrait de la certification de reconnaissance syndicale. Ce fut d’ailleurs toujours l’esprit de la loi. À l’avenir, il n’y aura pas de contestation avec l’amendement du gouvernement dont il s’agit présentement. »
Une fois encore, les libéraux s’objectent à la culpabilisation de l’ensemble des membres d’un syndicat pour les agissements fautifs d’un seul des leurs. Une fois de plus, ils votent contre le projet en deuxième et troisième lecture, le 13 janvier, sans s’y être opposés avec beaucoup de vigueur lors du débat.
La faible opposition des libéraux au Salon vert trouvera écho en Chambre haute, puisque, le 28 janvier, le Conseil législatif adopte les bills 19 et 20 grâce au vote de trois conseillers libéraux : Raoul-Ovide Grothé, Wilfrid Bovey et Jules-André Brillant43. Il n’en va pas ainsi des centrales syndicales qui organisent, le 22 janvier, une manifestation rassemblant de 2 000 à 3 000 membres en colère contre le gouvernement Duplessis44. Il s’agit de l’un des rares rassemblements populaires de contestation du régime de l’époque.
Liberté religieuse
Le débat sur le bill 38 au sujet de la liberté des cultes est l’occasion de réaffirmer la principauté de la loi commune sur la liberté individuelle et collective. Un individu peut pratiquer ses croyances librement, il peut croire différemment en son for intérieur et tenter de convaincre les autres, mais il ne peut exercer son culte d’une manière qui viole la loi. C’est pourquoi ce bill vise à interdire d’émettre, par quelque média que ce soit, de façon publique des propos injurieux à l’encontre d’autres religions et de ses fidèles, ou de diffuser de tels propos tenus par d’autres que soi.
Le gouvernement ne s’en cache pas : cette loi s’adresse principalement aux Témoins de Jéhovah, devenus depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale « de vraies nuisances publiques », selon Duplessis. En ce sens, le bill 38 n’est pas sans lien avec le combat judiciaire que livrait Duplessis aux Témoins de Jéhovah depuis 1947 dans l’affaire Roncarelli45. Bien sûr, le premier ministre ne présente pas le projet en ces termes. Il invoque plutôt la préservation de la liberté des cultes, en matière de quoi le Québec a toujours servi et continue de servir, par cette loi, d’exemple au reste du Canada : « Il n’y a pas un endroit de l’univers qui puisse se vanter de mieux respecter et sauvegarder les prérogatives et libertés de ceux qui pratiquent des croyances religieuses. » (19 janvier)
Malgré la teneur réactive que comporte le bill pour une part non négligeable de la population québécoise, et malgré sa visée évidente de contourner les tractations judiciaires en cours sur le sujet des libertés religieuses, ce bill est adopté à l’unanimité le jour même de sa proposition en deuxième lecture, preuve du ralliement que savait encore faire derrière elle la religion catholique au sein de la société canadienne-française, réunissant même les membres non catholiques de la Chambre46.
Bill sur les automobiles
« L’expérience démontre que les plus gros bills et, surtout, ceux qui suscitent les plus vifs débats, surgissent à l’improviste, déposés sans grande publicité préalable », écrivait Amédée Gaudreault, de La Tribune, à la veille de la session47. Le bill 9 modifiant la loi des véhicules automobiles est assurément de ces projets de loi silencieux qui soulèvent l’émotion populaire.
Présenté en deuxième lecture le 11 décembre, le bill 9 comporte trois mesures principales : 1) réduire à 60 milles à l’heure (100 km/h) la vitesse des automobiles sur les routes à surface dure non bordées d’habitations; 2) augmenter la sévérité des peines contre les citoyens qui conduiraient leur véhicule alors que leur permis est annulé ou suspendu; 3) imposer une amende à quiconque demandera un nouveau permis lorsque le sien aura été confisqué. C’est cette dernière clause qui cause le plus gros contentieux au sein de l’Assemblée législative et au sein de la population.
Rétroactif au 18 décembre 1952, le projet de loi semble rédigé expressément « pour viser un grand chef ouvrier », soit Gérard Picard, président de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC). Celui-ci avait perdu son permis pour excès de vitesse au printemps 1952 et en avait obtenu un nouveau en modifiant son identité (voir le discours de Duplessis le 15 décembre). La mesure, qui prévoit une amende de 500 $ à 1000 $ pour cette fraude, fait grand fracas dans les journaux du lendemain. Ceux-ci font leurs choux gras d’une déclaration de Gérard Picard lui-même, alléguant qu’il choisirait la prison plutôt que de payer une telle contravention48. En Chambre, le député libéral de Jeanne-Mance, Jean-Paul Noël, baptise immédiatement la législation « bill Picard ».
Le 15 décembre, après trois jours à voir les journaux remuer cette histoire, Duplessis annonce à la Chambre qu’il retire l’article 8 qui rendait la loi rétroactive au 18 décembre 1952. Pour une rare fois, le premier ministre semble céder sous la pression médiatique. Petit triomphe de l’opposition.
Les discussions sur le projet de loi donnent lieu à la réitération de plusieurs arguments déjà usités, notamment au sujet de l’insuffisance des patrouilleurs routiers, de leur formation et de la sensibilisation de la population aux effets de l’alcool sur la conduite. Cette discussion fournit une autre occasion de réjouissance aux libéraux qui apprennent, le 11 décembre, que l’Union nationale entend abolir les « petits numéros ». Cette pratique, qui consiste à attribuer des numéros d’identification réduits et faciles à identifier et à retenir aux amis du régime, suscitait chaque année les critiques de l’opposition. Sur un ton badin, Duplessis clôt enfin ce sempiternel débat en annonçant que le gouvernement n’imprimera plus de petits numéros pour ses amis à partir de janvier 1954 : « Ça va sauver beaucoup de trouble au ministre des Finances qui était constamment "bâdré" par les amis de l’opposition qui voulaient avoir des petits numéros! »
Institution de l’Université de Sherbrooke
Le 12 février 1954, le député unioniste de Sherbrooke, John Bourque, et son chef présentent à l’Assemblée législative le bill 52 instituant l’Université de Sherbrooke. Dix jours plus tard, ce projet de loi est adopté à l’unanimité. D’abord hésitant, Duplessis s’est rendu aux arguments de son ami l’archevêque de Sherbrooke, Mgr Cabana, voulant que de plus en plus de jeunes Canadiens français des Cantons-de-l’Est préféraient s’inscrire à l’Université Bishop’s, protestante et anglophone49. Troisième institution de haut savoir francophone au Québec, quatrième au Canada, l’Université de Sherbrooke se développera sur l’ossature institutionnelle du Séminaire Saint-Charles-Borromée. D’emblée, Duplessis conseille à ses dirigeants d’orienter la vocation de leur université vers les sciences naturelles et le commerce. « La fondation de cette université constitue un magnifique couronnement à tous ces développements. Elle permettra aussi de décongestionner nos autres institutions du genre. »
Mort du Canada
Le quotidien
Le Canada cesse de publier le 26 novembre 1953. La hausse des coûts de production et la baisse du lectorat auront eu raison de lui. Jusqu’à sa mort, ce journal, « organe du Parti libéral », à Montréal, fondé en 1905 par Godefroy Langlois, aura tenu une chronique parlementaire complète et efficace, tout en vilipendant le gouvernement de l’Union nationale au moindre faux pas
50. Le jour même de l’annonce,
Le Devoir, un autre quotidien au regard critique, s’empare du créneau horaire laissé vacant par
Le Canada et devient « journal du matin »
51.
Le 1er décembre, Paul Sauvé fait l’oraison funèbre du journal Le Canada. La mort du journal doit selon lui être attribuée à son manque d’objectivité :
La province a appris vendredi dernier la disparition du Canada.
Moi, je trouve ça triste. En principe, les journaux de combat sont une excellente chose. La population y perd par cette disparition d’un journal de combat, mais ce n’est pas de notre faute s’il a disparu. C’est un symbole de la diminution de la confiance de la population dans le vieux Parti libéral.
Il a cessé de paraître parce qu’il n’avait plus assez de lecteurs pour continuer. Il n’en avait plus assez parce qu’il faisait un travail de destruction systématique de l’Union nationale, dont les suggestions constructives étaient inconnues – comme les députés libéraux qui sont ici – parce qu’il avait perdu le sens de sa mission et de son rôle, parce qu’il avait pris l’habitude de torturer les faits à l’avantage du Parti libéral, hissant le parti au-dessus de l’intérêt public.
La même chose arrivera à ceux qui, en Chambre, suivent la même ligne de conduite. On en était rendu à dire : c’est Le Canada qui a écrit cela et on n’y croira pas. Si le député de Saint-Maurice ne change pas d’attitude, on en viendra à dire : c’est le député de Saint-Maurice qui a dit cela. On ne le croira pas et il disparaîtra.
Scandale naissant à la Bersimis
Du 25 au 30 janvier 1954, Pierre Laporte, journaliste au Devoir, publie une série d’articles sur les travaux en cours à la rivière Bersimis, située à une centaine de kilomètres à l’est de Tadoussac, où le gouvernement de l’Union nationale entreprend en 1953 la construction d’une nouvelle centrale hydroélectrique. Dans ses articles, Pierre Laporte dévoile des travers troublants dans la gestion des travaux. Dépenses inutiles, gaspillage et malversations comptables sont au nombre des révélations que lui ont faites des ingénieurs ayant démissionné à la Bersimis52.
Sur la colline parlementaire de Québec, Lapalme a déjà demandé copie des contrats accordés par Hydro-Québec aux sous-contractants depuis le 12 janvier lorsque l’affaire rebondit, le 2 février. Estimant qu’il est justifié de questionner le gouvernement sur le sujet en s’appuyant sur les articles du Devoir, le chef de l’opposition se fait immédiatement interrompre par Duplessis. Sur un ton offensé, celui-ci soulève un point d’ordre alléguant qu’on ne peut poursuivre en Chambre l’œuvre de calomniateurs, tel Laporte qui ébruitent des rumeurs sans réel fondement. Le premier ministre avertit Lapalme qu’il « ne devrait pas répéter des saletés colportées ou imprimées, qui sont le propre de gens qui ne sont pas propres. Elles sont écrites dans le but non pas de renseigner le public, mais de répondre aux instincts les plus vils du jaunisme ». Soudainement, la colère de Duplessis fait dévier le débat vers Le Devoir, qu’il exècre, et vers Laporte, dont il déplore l’ingratitude53.
Du 2 au 4 février, le Salon vert connaît ses heures les plus orageuses de la session, alors que les députés de l’opposition harcèlent le premier ministre au sujet de ce qu’ils appellent le « scandale de la Bersimis »54. Trois jours durant, Duplessis tempête sur le « rédacteur fielleux de ces articles et son entourage immédiat » qu’il « méprise cordialement et profondément ». Le débat en restera là cependant, et le scandale ne connaîtra pas de suite.
Protéger le beurre québécois
Soulevé çà et là depuis le début du siècle, le débat sur les produits succédanés du beurre s’est radicalisé à partir de 1949. En 1948, un jugement de la Cour suprême du Canada avait statué que la réglementation sur la production et la circulation de la margarine était de juridiction provinciale. L’année suivante, le gouvernement Duplessis prit le relais de la législation fédérale et interdit la production et la vente de margarine sur son territoire, initiant du même coup une longue litanie d’échanges entre partis au sein de l’Assemblée.
Durcie par les modifications apportées à la loi protégeant l’industrie laitière (1-2 Elizabeth II, 1952-53, chap. 12), présentées la session précédente55, la répression contre la margarine se trouve précisée par le bill 7, présenté le 4 décembre 1953. À quelques mots près, cette séance soulève les mêmes arguments que lors du houleux débat de novembre 1952. Les critiques de l’opposition quant à l’inefficacité de la loi et à la nuisance qu’elle représente pour les ouvriers n’empêchent pas le gouvernement de remédier à l’un des inconvénients de la loi en établissant des définitions légales à chacun des produits laitiers disponibles sur le marché (beurre, crème, crème glacée, etc.).
De choses et d’autres…
Les discussions qui ont lieu lors des travaux parlementaires donnent parfois à voir les conditions de travail des députés au quotidien. C’est ce qui survient, le 23 février, lorsqu’on constate que la promiscuité au travail était non seulement le lot des ouvriers, mais aussi des parlementaires. Lors du vote de crédits pour l’entretien des édifices publics, Georges-Émile Lapalme se plaint du manque d’espace à l’Assemblée législative : « Dans l’opposition, nous avons des bureaux que se partagent six ou huit députés : huit dans un, huit dans un autre, et six dans le troisième. Du côté des ministériels, si j’en juge par les noms écrits sur les portes, il doit y avoir trois ou quatre députés par bureau. C’est mieux, mais c’est encore trop. » À cette plainte, Duplessis répond par la promesse que le déménagement prochain de certaines fonctions à l’ancien hôpital Jeffery Hale, sur la rue Saint-Cyrille, libérera des espaces de travail pour les élus.
Les députés sont investis d’un devoir de mémoire auquel ils font rarement défaut. L’avant-dernière séance de la session, le 3 mars, en fournit un bon exemple. La députation vote alors un crédit de 20 000 $ pour ériger dans la ville de Québec un monument à la mémoire de sir Wilfrid Laurier. Duplessis saisit cette occasion pour rappeler les positions constitutionnelles de cet « autonomiste dans l’âme ». Cette statue se trouve toujours sur le boulevard Langelier, à l’intersection du boulevard Charest, au cœur de ce qui était sa circonscription de Québec-Est qu’il a représentée sans interruption pendant 42 ans.
Dans un souci de clarté, le gouvernement de l’Union nationale décide, en 1953-1954, de rendre officiels les statuts publiés dans la Gazette officielle du Québec. Au député Ross, de Verdun, qui lui fait remarquer l’inutilité d’une telle loi, considérant que toute publication émise par l’Imprimeur du roi a déjà valeur officielle, Duplessis rétorque qu’il subsiste malgré tout des doutes quant aux nouveaux statuts annoncés dans les journaux. La présente loi effacera toute ambiguïté : les statuts qui s’y trouvent ont force de loi. (14 janvier)
Le gouvernement remanie la carte électorale. Le 4 mars, le district électoral Jonquière-Kénogami est créé, formé de parties des comtés de Chicoutimi et de Lac-Saint-Jean.
Les bons mots
La session offre plusieurs instants croustillants et de nombreux échanges salés entre les députés. Voici quelques morceaux choisis.
Des députés aux mœurs légères?
Parmi les nombreux sujets abordés au cours de cette session, la question de la moralité publique frappe le lecteur par les scènes personnelles de la vie des députés qu’elle dévoile. Au sujet des établissements de spectacle pour adultes, le député Rochon avoue candidement avoir vu la fameuse danseuse nue, Lili Saint-Cyr, et y avoir croisé des adversaires politiques :
M. Pinard (Drummond): Lili Saint-Cyr, une danseuse, a fait parler d’elle à Montréal, il y a quelques années. Le premier ministre est assez âgé, lui, pour que de tels spectacles ne le scandalisent pas!
L’honorable M. Duplessis (Trois-Rivières): (Regardant les députés de la gauche) Je ne suis jamais allé au Gaiety. Je n’ai jamais vu Lili Saint-Cyr. On lui a dit que des réformateurs avaient été voir Lili avec des lunettes d’approche pour vraiment savoir si son spectacle était obscène.
M. Rochon (Montréal-Saint-Louis): C’était une bonne danseuse.
L’honorable M. Duplessis (Trois-Rivières): Le député est allé la voir?
M. Rochon (Montréal-Saint-Louis): (Riant) Oui, j’y suis allé avec ma femme et je n’ai pas honte de le dire. Après tout, son spectacle avait lieu dans ma circonscription. Lili est splendide. J’ai même vu là beaucoup d’amis de l’Union nationale qui avaient l’air à aimer cela autant que moi! (3 mars)
Des candidats nudistes
Au moment du débat entourant la loi sur les cultes, c’est au tour de Marler de faire l’objet de la moquerie de Duplessis, qui s’autorise à spéculer sur la valeur électorale de sa beauté corporelle.
L’honorable M. Duplessis (Trois-Rivières): Il faut éviter la licence. Il faut, par exemple, empêcher les Doukobors de se promener nus dans les rues. (D’un air rieur) Peut-être que certains électeurs du député de Westmount aimeraient cela.
M. Marler (Westmount-Saint-Georges): C’est le candidat de l’Union nationale qui est resté tout nu dans Westmount!
L’honorable M. Duplessis (Trois-Rivières): Si les électeurs de Westmount avaient vu leur député tout nu, il ne serait pas ici. (19 janvier)
Un moment « historique »
Même l’Orateur, Alexandre Taché, se permet quelque libéralité humoristique cette session. Le 18 décembre, alors que Duplessis propose l’ajournement de la dernière séance avant les vacances des fêtes, Taché interrompt le premier ministre et s’exclame « Motion hors d’ordre! », à la surprise générale. Cette coquetterie fera dire à Pierre Laporte, le lendemain, que « Taché pourra maintenant passer à l’histoire comme ayant déclaré hors d’ordre au moins une motion de Duplessis56 ».
Critique des sources
Par Jules Racine St-Jacques
Les membres de la Tribune de la presse en 1953-1954
Les principaux journaux qui ont servi à reconstituer les débats de l’Assemblée législative pour l’année 1953-1954 sont ceux qui bénéficiaient d’une accréditation pour accéder à la Tribune de la presse.
Courriériste au journal La Tribune, Amédée Gaudreault assume la présidence de la Tribune de la presse en 1953-1954. Il est assisté dans ses fonctions par le vice-président, Guy Beaudry, du Montreal Daily Star, et par le secrétaire, Henri Dutil, du Soleil. Avec eux siègent dans la galerie de la presse Maurice Bernier, du Montréal-Matin, Hervé Biron, du Nouvelliste, Richard Daigneault, du quotidien anglophone montréalais The Gazette, Calixte Dumas, de L’Action catholique, René Lagacé, du Quebec Chronicle Telegraph, Pierre Laporte et Marcel Thivierge, du Devoir, Jacques Monnier, de L’Événement-Journal, Dostaler O’Leary, de La Patrie et Vincent Prince, de La Presse. D’autres courriéristes sont possiblement membres de la Tribune cette année-là, mais les archives n’en gardent pas la trace.
Pour compléter les comptes rendus fournis par les principaux quotidiens qui déléguaient leurs courriéristes à Québec, les journaux régionaux suivants ont été recensés à l’occasion lors de la reconstitution des débats : Joliette-Journal, L’Avenir du Nord, L’Éclaireur, La Bonne Parole, La Chronique de Magog, La Feuille d’Érable, La Frontière, La Gazette de Maniwaki-Gatineau, La Gazette des Campagnes, La Revue de Granby/La Nouvelle Revue, La Parole, La Rive-Sud, La Terre de Chez Nous, La Tribune, La Tribune de Lévis, La Victoire de Deux-Montagnes, La Voix de Gaspé, La Voix de l’Est, La Voix de Shawinigan, La Voix des Bois-Francs, La Voix des Mille-Isles, La Voix du Peuple, L’Action populaire, L’Argenteuil, L’Autorité, L’Avant-poste gaspésien, Le Berthelais, Le Bien Public, Le Bulletin des Agriculteurs, Le Canada Français, Le Canadien de Thetford, Le Clairon de Saint-Hyacinthe, Le Courrier de Bellechasse, Le Courrier de Berthierville, Le Courrier de Laviolette, Le Courrier de Montmagny, Le Courrier de Papineau, Le Courrier de Saint-Hyacinthe, Le Dorchester, Le Droit, Le Front Ouvrier, Le Guide, Le Journal de Waterloo, Le Messager de Verdun, Le Monde Ouvrier, Le Nicolétain, Le Petit Journal, Le Peuple, Le Progrès de Coaticook, Le Progrès de L’Islet, Le Progrès de Valleyfield, Le Progrès du Golfe, Le Progrès du Richelieu, Le Progrès du Saguenay, Le Régional, Le Réveil, Le Saint-Laurent, Le Salaberry, L’Écho abitibien, L’Écho de Frontenac, L’Écho de Lotbinière, L’Écho de Louiseville, L’Écho des Laurentides, L’Écho du Bas-St-Laurent, L’Écho du Nord, L’Écho/L’Hebdo du Saint-Maurice, L’Étoile du Lac, L’Étoile du Nord, L’Homme libre, L’Opinion de Hull, L’Union des Cantons-de-l’Est, Sherbrooke Daily Record, Sherbrooke Telegram, The Drummondville Spokesman, The Herald, The Lakeshore News, The Rouyn-Noranda Press, The Shawinigan Standard, The St.Maurice Valley Chronicle, The Stanstead Journal.
De la nécessité d’un hansard
Le travail des courriéristes parlementaires dans les années cinquante était tenu en haute estime par la population et les acteurs politiques. Comme se le rappelle Amédée Gaudreault dans ses mémoires, à cette époque, « le poste de correspondant parlementaire ne comptait qu’une poignée de titulaires, ce qui ajoutait à sa valeur et à son prestige57 ». Cette estime transparaît en de nombreuses occasions lors des débats. Lapalme, par exemple, profite de son adresse en réponse au discours du trône pour « rendre hommage aux courriéristes parlementaires qui font de l’excellente besogne ».
Les journalistes parlementaires offraient en quelque sorte à la population une vitrine sur la vie à l’intérieur des murs du Salon vert. Bien conscients du rôle médiatique des correspondants juchés dans le « perchoir » des journalistes, les hommes politiques qui s’ébattaient en Chambre considéraient le débat parlementaire comme une façon de se mettre en valeur. Il faut donc lire leurs discours à la fois comme des actes législatifs et comme des performances dont les journaux rendaient compte chaque jour. Et les acteurs politiques tenaient à ce que leur geste politique soit retranscrit en toute fidélité, comme en font foi les rectifications occasionnelles que font les députés mécontents d’avoir été mal cités dans les journaux. John Roche, député de Chambly, se plaint par exemple que ses paroles du 26 novembre, au sujet des habitudes de consommation d’alcool dans l’armée, pouvaient prêter à interprétation. Le lendemain, il se rebiffe et « demande aux journaux de faire cette mise au point » (27 novembre). Le 18 février, George Marler intervient lui aussi pour apporter un erratum aux faits publiés dans The Gazette le matin même, spécifiant que certaines paroles qu’on lui attribue ont été prononcées en vérité par le ministre des Finances. Agissant en correcteur instantané, le souci méticuleux que portaient les politiciens à l’image que les journaux projetaient d’eux dans le public assurait le lecteur d’une certaine exactitude des propos rapportés.
Le respect que vouent les députés pour le travail des journalistes ne les empêchent toutefois pas de déplorer que l’Assemblée législative du Québec ne soit pas dotée d’un hansard, à l’instar de la Chambre des communes, qui possédait un tel recueil de ses débats depuis 1875. Lapalme fait même de cette lacune l’objet de sa première récrimination à l’égard du gouvernement. Afin, entre autres choses, d’éviter les comparaisons anachroniques que dresse Duplessis avec les régimes libéraux antérieurs, la Chambre, dit-il le 24 novembre, devrait « avoir un compte rendu officiel de ce qu’on appelle en français un Journal des débats, où seraient consignées, officiellement et littéralement dans des documents officiels comme cela se fait ailleurs, toutes les déclarations proférées par n’importe quel membre sur le parquet de la Chambre ».
Lapalme revient sur le sujet, le 20 janvier, à la faveur d’une intervention de Raynold Bélanger, député libéral de Lévis, qui en déplore lui aussi l’absence sur un ton sarcastique, affirmant qu’un hansard laisserait « à la postérité les flots d’éloquence du premier ministre ». Le chef de l’opposition, quant à lui, fait remarquer à Duplessis que la consignation des débats dans un registre officiel porterait les élus à « peser davantage leurs paroles » et permettrait à tous d’éviter les débats inutiles sur les propos tenus par le passé, puisque la députation pourrait « se référer à un texte officiel ». Duplessis, que cette idée laisse plutôt froid, se demande pour sa part « si l’on peut faire cette dépense quand il y a tant d’autres besoins urgents. Ce serait une dépense utile, mais pas nécessaire ni urgente ».
Force nous est de constater que l’existence d’un journal officiel des débats de l’Assemblée aurait maintes fois soulagé la Chambre de débats sur ce qui a été dit ou non dans l’enceinte du parlement québécois.
Duplessis et Le Devoir
L’un de ces débats survient le 29 janvier lors d’une discussion entre Lafrance et Duplessis au sujet de propos qu’aurait tenus l’ancien député indépendant René Chaloult. Pour convaincre l’Assemblée de la véracité de ses arguments, Lafrance veut citer à son appui les débats du 12 mars 1946, tels que rapportés par Le Devoir. Duplessis, sur la défensive, soulève immédiatement un point d’ordre sous prétexte que l’on « n’a pas le droit de citer un journal en Chambre. Surtout pas un journal comme Le Devoir ». Devant l’insistance des oppositionnistes à défendre leur point de vue, Duplessis argue que le « député [Lafrance] a mis dans la bouche de M. Chaloult des paroles qu’il n’a jamais dites. Si M. Chaloult avait dit cela, nous l’aurions rappelé à l’ordre. C’est faux, d’autant plus que c’est dans Le Devoir ». Le président du comité des subsides, Mathias Tellier, se voit alors forcé de trancher ce litige procédural et, fidèle à son habitude, donne raison à Duplessis prétextant que contrairement au premier ministre, Lafrance n’était pas en Chambre à l’époque. En l’absence d’un hansard, les souvenirs des députés (particulièrement ceux du « chef ») triomphaient donc impunément de la mémoire de l’écrit.
Cette altercation laissait une fois de plus entrevoir le dédain affiché par Duplessis à l’endroit du Devoir. À plusieurs reprises au cours de sa carrière politique, le député de Trois-Rivières a foudroyé publiquement le journal le plus indépendant de la province. Mais jamais son mépris pour ce quotidien ne fut aussi clairement et ouvertement craché que lors du scandale de la Bersimis.
Le 2 février 1954, Lapalme tente de faire part à la Chambre de ses inquiétudes quant aux dépenses qui s’effectuent sur le chantier de la rivière Bersimis, où Hydro-Québec construit un barrage hydroélectrique. Au moment où le chef de l’opposition cite à l’appui de son trouble une série d’articles publiés la semaine précédente par Pierre Laporte, journaliste au Devoir, Duplessis coupe court à ces doléances sous prétexte qu’on ne peut se faire en Chambre le colporteur de médisances infondées telles que celles rapportées par le journaliste et son journal. Le chef de l’Union nationale entre alors en une grande colère et déverse devant toute la députation la rage que lui inspire cette « feuille ».
Il y a un journal, on appelle ça un journal, sur lequel on a attiré mon attention. Je ne m’occupe pas habituellement de cette feuille. Elle a été organisée par un honnête homme et pour une bonne cause à laquelle elle a rendu des services, mais où la tradition du bien et le patriotisme sont disparus. C’est une feuille où l’on condamnait jadis le jaunisme et qui est, aujourd’hui, la feuille la plus jaune possible de l’heure qui soit. Elle est jaune par les nouvelles tendancieuses et libelleuses qu’elle publie, ce qui pourrait lui susciter des actions en dommages qui ne lui sont pas intentées pour la seule raison que l’on ne veut pas lui fournir la publicité qu’elle recherche. Elle est aussi jaune parce que c’est la couleur de l’envie et du fiel qu’elle répand. (2 février)
Comme le souligne l’historien Jocelyn Saint-Pierre, Le Devoir avait connu des jours bénis par Duplessis lors de son premier mandat, en 1936, alors qu’y œuvraient des sympathisants de l’Union nationale, tels « Benoist, Beaudet, Alexis Gagnon », ainsi que le rappelle le premier ministre lui-même lors du débat sur la Bersimis (4 février)58. Or, depuis la grève d’Asbestos en 1949, cette lune de miel était terminée. Et, après le scandale de la Bersimis en 1954, on peut bel et bien dire que le divorce est consommé.
Notes de l’introduction historique et de la critique des sources
1. Nikita Krouchtchev lui succédera au poste de secrétaire général du parti le 7 septembre 1953.
2. Jean Provencher, Chronologie du Québec, 1534-2000, Montréal, Boréal, 2000, p. 258.
3. L’Action catholique, 28 janvier 1953, p. 3.
4. En dépit de l’échec essuyé par les guérilleros ce jour-là, le 26 juillet est considéré par le régime castriste comme le jour de la fête nationale.
5. Le contingent canadien en Corée comptait environ 5 000 hommes, dont 312 sont morts au combat. Desmond Morton, « Crises d’abondance », dans Craig Brown (dir.), Histoire générale du Canada, Montréal, Boréal, 1990, p. 592.
6. L’Ontario en capte quant à elle 520 000. Jacques Lacoursière, Histoire populaire du Québec, T. IV : 1896-1960, Sillery, Septentrion, 1997, p. 365.
7. Notons toutefois qu’au Québec le taux de natalité ne retrouve pas le niveau atteint lors des années 1920. Oscillant entre 3,9 et 3,98 de 1946 à 1956, l’indice synthétique de fécondité se trouve en deçà de celui de 1926, alors qu’une femme âgée entre 15 et 49 ans comptait en moyenne 4,39 enfants au Québec. Néanmoins, l’abaissement du taux de mortalité infantile grâce aux progrès de la médecine dans les années d’après-guerre permettra de maintenir une croissance démographique plus forte que dans les années 1920. Statistiques tirées de Paul-André Linteau, Robert Durocher, Jean-Claude Robert et François Ricard, Histoire du Québec contemporain : Le Québec depuis 1930, Montréal, Boréal Express, 1989, p. 213.
8. Jean-François Cardin et Claude Couture, Histoire du Canada : espace et différences, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1996, p. 133.
9. Économiste britannique, John Maynard Keynes s’opposait aux théories d’autorégulation de l’économie classique. Il publia ses deux principaux ouvrages, Traité de la monnaie et Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie durant la crise économique des années 1930, afin de faire valoir les vertus modératrices de l’interventionnisme étatique en matière fiscale et monétaire.
10. Voir à ce sujet, parmi une abondante bibliographie, Eva Mackey, The House of Difference, Toronto, University of Toronto Press, 2002, 199 p. et Richard Day, Multiculturalism and the History of Canadian Diversity, Toronto, University of Toronto Press, 2000, 257 p.
11. D. Morton, « Crises d’abondance », p. 580.
12. J.-F. Cardin et C. Couture, Histoire du Canada, p. 137-139. En 1953, les États-Unis étaient à l’origine de 86 % des investissements étrangers directs faits au Canada, comme l’atteste le tableau synthétique dressé par Jean-Pierre Charland, Une histoire du Canada contemporain de 1850 à nos jours, Sillery, Septentrion, 2007, p. 253.
13. P.-A. Linteau, R. Durocher, J.-C. Robert et F. Ricard, Histoire du Québec contemporain…, p. 229.
14. Robert Rumilly, Maurice Duplessis et son temps, T. 2 : 1944-1959, Montréal, Fides, 1973, p. 472, note 3.
15. P.-A. Linteau, R. Durocher, J.-C. Robert et F. Ricard, Histoire du Québec contemporain…, p. 231. Cependant, l’ouverture des frontières aux industries et aux produits américains rend l’économie canadienne vulnérable aux contrecoups que pourraient subir certains secteurs du marché américain. C’est ce qui survient dans l’industrie du textile, qui vit depuis 1952 une crise à l’échelle mondiale, comme le laissait voir le débat sur la grève à Louiseville, tenu le 14 janvier 1953. Quelques mois plus tard, la crise est suffisamment grave pour que la députation juge nécessaire d’intervenir. Le 3 décembre 1953, la Chambre s’unit pour présenter une motion demandant au gouvernement fédéral d’agir à l’encontre de la concurrence déloyale instituée par les produits étrangers qui « envahissent le marché canadien de façon très préjudiciable et font une concurrence injuste et dangereuse aux produits de textile manufacturés dans la province ». Contre cette politique de dumping, les députés préconisent l’élévation des tarifs douaniers, le protectionnisme ciblé sur les produits de textile.
16. D. Morton, « Crises d’abondance », p. 580.
17. P.-A. Linteau, R. Durocher, J.-C. Robert et F. Ricard, Histoire du Québec contemporain…, p. 207.
18. Le journaliste Jacques Hébert a soulevé la poussière sur ce dossier par de nombreux articles et deux ouvrages dans lesquels il dénonçait la conduite de l’enquête et la rapidité du jugement. Encore aujourd’hui, le doute subsiste sur la culpabilité de Coffin, qui clama son innocence jusqu’à sa mort. Devant l’apparition de nouvelles preuves disculpant Wilbert Coffin, sa sœur et son fils ont déposé, en 2006, une requête devant la Chambre des communes visant à réengager le processus formel de révision judiciaire. La Chambre a acquiescé à leur demande.
19. Georges-Émile Lapalme, Mémoires, T. II : Le vent de l’oubli, Ottawa, Leméac, 1970, p. 153.
20. Conrad Black, Maurice Duplessis, Montréal, L’Homme, 1999, p. 502-503.
21.G.-É. Lapalme, Le vent de l’oubli, p. 165.
22. Ibid., p. 160. Pour une corroboration des dires de Lapalme au sujet de l’autocratisme narcissique dont faisait montre Duplessis en Chambre, voir : Pierre Laporte, Le vrai visage de Duplessis, Monréal, L’Homme, 1960, p. 60-61.
23. P. Laporte, « Maintenant que nos députés… », Le Devoir¸ 19 décembre 1953, p. 1 et 3.
24. Jean-Guy Genest, Godbout, Sillery, Septentrion, 1996, p. 315-316.
25. J.-F. Cardin et C. Couture, Histoire du Canada, p. 275.
26. G.-É. Lapalme, Le vent de l’oubli, p. 155-156.
27. Ibid., p. 156. À l’évidence, Lapalme a conservé de son passage à Québec le souvenir d’un profond malaise. Ses mémoires font état d’un homme inconfortable, d’un intellectuel regrettant la liberté que lui procurait l’anonymat relatif de sa vie de député fédéral et dégoûté par les manières rustres du parlementarisme québécois. Dès sa première journée, confronté aux tactiques de Duplessis qui ne lui souhaite la bienvenue que du bout des lèvres, préférant le diminuer en glorifiant à outrance son prédécesseur Marler, Lapalme comprend qu’il faudra « se marcher sur le cœur ». Ibid., p. 154.
28. Hebdomadaire montréalais (1942-1945) populiste et souvent démagogique, dénonçant les vices du régime démocratique et traitant de questions relatives à la criminalité et à la prostitution. Ses articles ont souvent provoqué des débats à l’Assemblée législative.
29. G.-É. Lapalme, Le vent de l’oubli, p. 168.
30. Pierre Laporte, « Maintenant que nos députés sont partis en vacances… », Le Devoir, 19 décembre 1953, p. 1 et 3.
31. Hervé Biron, « La 2e session est inaugurée », Le Nouvelliste, jeudi 19 novembre 1953, p. 1.
32. « L’enseignement, sous toutes ses formes, fera l’objet d’une attention toute spéciale du gouvernement », Montréal-Matin, 19 novembre 1953, p. 9.
33. Voir Montréal-Matin, 19 novembre 1953, p. 9, The Gazette, 19 novembre 1953, p. 1, Quebec Chronicle Telegraph, 19 novembre 1953, p. 1.
34. Spécifions toutefois que c’est Joseph Gibb Robertson (1820-1899) qui détient le record de longévité au poste de ministre des Finances, lui qui conserva ce portefeuille durant 13 ans au total, soit de 1869 à 1876, de 1879 à 1882, et enfin de 1884 à 1887.
35. Voir la séance du 5 février 1953 des Débats de l’Assemblée législative du Québec.
36. « Prorogation d’une session mouvementée », La Presse, 6 mars 1954, p. 1.
37. Dostaler O’Leary, La Patrie, 11 février 1954, p. 4.
38. Cité par René Durocher et Michèle Jean, « Duplessis et la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, 1953-1956 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 25, no 3, 1971, p. 338.
39. Ibid., p. 338-339.
40. « Attendu que la Confédération canadienne, née d’une entente entre les quatre provinces pionnières, est d’abord et surtout un pacte d’honneur entre les deux grandes races qui ont présidé à sa fondation et dont chacune apporte une précieuse et indispensable contribution au progrès et à la grandeur de la nation;
Attendu que la Constitution de 1867 reconnaît aux provinces, à la province de Québec en particulier, des droits, prérogatives et libertés dont le respect intégral est intimement lié à l’unité nationale et à la survivance de la Confédération, et leur assigne des responsabilités et des obligations qui impliquent corrélativement les moyens d’action nécessaires;
Attendu que la province de Québec entend exercer ces droits et remplir ces obligations et que, pour ce faire, elle doit sauvegarder les ressources fiscales qui lui appartiennent et conserver son indépendance financière aussi bien que son autonomie législative et administrative;
Attendu que, depuis 1917, le pouvoir central a envahi d’importants domaines de taxation réservés aux provinces et, par là, limité sérieusement la possibilité pour les provinces d’exercer leurs droits fiscaux dans ces domaines… » Statuts de Québec,1-2 Elizabeth II, 1952-53, chap. 4.
41. Selon François-Albert Angers, cité par R. Durocher et M. Jean, « Duplessis et la commission… », p. 338. Lapalme se souvient plutôt que la « passivité de Duplessis nous avait fait perdre à ce seul titre des millions de dollars ». G.-É Lapalme, Le vent de l’oubli, p. 171.
42. L’échelle fiscale se trouve dans Statuts de Québec, 2-3 Élizabeth II, 1953-54, chap. 17. À titre indicatif, l’échelon le plus élevé permet au gouvernement de prélever « $40 497 plus 12 pour cent de la partie du montant imposable qui excède $ 400000 si celui-ci est supérieur à 400 000 ».
43. « Les bills 19 et 20 en vigueur depuis hier », Le Devoir, 29 janvier 1954, p. 1.
44. « La marche sur Québec s’est déroulée dans l’ordre », Le Devoir, 23 janvier 1954, p. 1.
45. Franck Roncarelli était propriétaire d’un restaurant de la rue Crescent, à Montréal, qui avait payé la caution de Témoins de Jéhovah emprisonnés, de 1944 à 1946, pour avoir distribué un tract outrageant aux yeux des autorités catholiques : « La haine de Québec pour Dieu, pour Christ et pour la liberté est un sujet de honte pour le Canada ». Constatant le rôle de Roncarelli dans cette affaire, Duplessis décide de révoquer son permis de vente de boissons alcoolisées et de confisquer les boissons contenues dans son établissement. Indigné, le restaurateur poursuit, en 1947, le premier ministre pour avoir donné l’ordre de lui retirer son permis. L’affaire ira jusqu’en Cour suprême et s’échelonnera jusqu’en 1959. La Cour suprême donnera finalement raison à Roncarelli et condamnera Duplessis à verser 46 132 $ au plaignant. Michel Sarra-Bournet, L’affaire Roncarelli : Duplessis contre les Témoins de Jéhovah, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1986, 196 p.
46. Vincent Lemieux, «La formule politique de Georges-Émile Lapalme», dans Jean-François Léonard (dir.), Les leaders politiques du Québec contemporain : Georges-Émile Lapalme¸Montréal, Presses de l’UQAM, 1988, p. 190.
47. Voir : Amédée Gaudreault, « La session provinciale a été prorogée, hier – 189 lois nouvelles », La Tribune, 6 mars 1954, p. 1.
48. Voir par exemple L’Action catholique du samedi 12 décembre 1953, p. 20.
49. Voir à ce sujet : R. Rumilly, Maurice Duplessis, p. 475 et 480-481.
50. Jocelyn Saint-Pierre, Histoire de la Tribune de la presse à Québec, 1871-1959, Montréal, VLB, 2007, p. 161.
51. Le Devoir, 26 novembre 1953, p. 1.
52. Pierre Laporte, « Que se passe-t-il à la Bersimis? I-VI », Le Devoir, 25 au 30 janvier 1954, p. 1.
53. Duplessis rappelle qu’il avait accédé à la demande du journaliste quelque trois ans auparavant en passant la loi que Laporte lui-même avait rédigée pour répartir la succession de son grand-père devenu sénile à l’ensemble de ses 15 enfants. C. Black, Maurice Duplessis, p. 484.
54. Toujours aussi prompt à défendre l’Union nationale et son chef, l’historien Robert Rumilly ne voit quant à lui dans l’enquête de Laporte que des ragots d’employés et d’entrepreneurs mécontents. R. Rumilly, Maurice Duplessis…, p. 486.
55. Cette modification criminalisait non plus uniquement la production et la vente, mais aussi la possession et l’usage de la margarine au Québec. Voir les Débats de l’Assemblée législative du Québec, séances des 25 et 26 novembre 1952.
56. Pierre Laporte, Le Devoir, 19 décembre 1953, p. 1.
57. Cité par Jocelyn Saint-Pierre, La Tribune de la presse vue par…, Québec, Bibliothèque de l’Assemblée nationale, 1996, p. 54.
58. J. Saint-Pierre, Histoire de la Tribune…, p. 138.