Par Christian Blais
Le Québec, le Canada et le monde en 1931-1932
« [T]out le monde, à juste titre, depuis bientôt six mois, ne parle que de crise. Où que nous allions, bureaux, salons, clubs, la crise! Où que nous marchions, terrasses, rues, la crise! Où que nous passions, le premier mot que l’on se dit: la crise! » (11 novembre) Ces mots d’Athanase David, le secrétaire provincial, sont justes. Avec son éloquence habituelle, il évoque cette situation pénible qui afflige une très large part de la population du Québec, du Canada, du monde entier : la crise!
Les années 1931-1932 sont parmi les plus creuses de cette grande dépression. L’économie tourne au ralenti. Les industries périclitent. Le chômage sévit partout. Au Québec, les ouvriers des villes mono-industrielles sont durement touchés.
Dans l’intérêt général, les trois paliers de gouvernement, Québec, Ottawa et les municipalités, enclenchent des travaux publics pour redonner de l’ouvrage aux chômeurs. Durant l’année 1930, les sommes totales dépensées dans la province, tant pour les travaux que pour les secours directs, ont été de 9 552 400 $ (19 novembre).
Malgré l’aide gouvernementale, le chômage continue d’ébranler tous les secteurs d’activité et, à Montréal, les plus démunis se tournent vers la société Saint-Vincent-de-Paul. Cet organisme de charité est d’ailleurs chargé de distribuer les secours directs à partir de 1931. Cette aide est d’abord distribuée sous forme de coupons échangeables contre de la nourriture, des vêtements et du combustible dans certains commerces désignés. Ajoutons que semblables organismes viennent en aide aux démunis des autres confessions.
Les conservateurs ont leur opinion sur les origines du marasme. Pour Maurice Duplessis, député de Trois-Rivières, c’est « la surproduction dans l’industrie du papier », encouragée par l’administration libérale, qui est la principale raison du chômage (11 novembre). Pour Aimé Guertin, député de Hull, « l’apparition des machines dans les industries, la surcapitalisation et les finances internationales » sont les grandes causes de la tourmente (2 février). Charles Ernest Gault, le chef de l’opposition parlementaire par intérim, croit enfin que le gouvernement peut bien « adopter des lois qui allégeront jusqu’à un certain point les maux dont souffre le peuple, mais le temps seul apportera la grande et unique solution » (4 novembre).
Chose certaine, le rôle de l’État dans la gestion de l’économie est accru par la gravité de la situation. Les libéraux en sont conscients. Le nouveau député de Montréal-Sainte-Marie, Gaspard Fauteux (le futur lieutenant-gouverneur du Québec), dans son maiden speech, montre que la crise économique impose « une tâche énorme et ingrate » aux législateurs du pays, celle de pourvoir à la subsistance des plus indigents (4 novembre).
Pour Louis-Alexandre Taschereau – il en convient –, le gouvernement doit faire sa part pour aider les plus miséreux. Si le premier ministre du Québec souhaite que les mieux nantis fassent preuve de générosité à l’égard des pauvres, il demande néanmoins aux citoyens de compter sur eux-mêmes avant tout. Il invite la population à s’inspirer de la fable La Cigale et la Fourmi de Jean de La Fontaine : « Que notre peuple imite l’exemple de la fourmi, qu’il amasse quelque chose pendant l’été pour les jours de misère. » (4 novembre) Dans son esprit, autrement dit, les mesures d’aide gouvernementales ne sont que des palliatifs temporaires.
Athanase David, quant à lui, présente encore cette crise comme un phénomène cyclique inévitable : « D’ailleurs notre peuple n’ignore pas que presque toutes les décades voient déferler sur le monde, une crise d’une nature quelconque. Ce qui rend celle-ci plus grave, c’est que tous les pays sont atteints en même temps. » (11 novembre)
De partout, on cherche des moyens pour remédier à la crise. Et on cherche des coupables. En outre, la concentration des richesses dans les mains « d’un petit nombre de riches » est dénoncée par le pape Pie XI. Dans son encyclique Quadragesimo Anno, publiée le 15 mai 1931, le pape admet, en conséquence, la nationalisation de certains biens. Guertin, le député de Hull, résume la volonté du souverain pontife :
« Le droit de propriété ne se confond pas avec son usage. L’autorité publique peut donc, s’inspirant des véritables nécessités du bien commun, déterminer à la lumière de la loi naturelle et civile, l’usage que les propriétaires pourront ou ne pourront faire de leurs biens? » Il y a certaines catégories de biens pour lesquelles on peut soutenir avec raison qu’ils doivent être réservés à la collectivité, lorsqu’ils en viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut sans danger pour le bien public être laissée entre des personnes privées. (1er décembre)
Une nouvelle génération d’hommes politiques est profondément marquée par cette doctrine sociale catholique : Philippe Hamel et René Chaloult – qui ne font pas encore de politique active – comptent parmi ceux qui, déjà, font la promotion de la nationalisation de certaines compagnies d’utilité publique. Le trust de l’électricité, par-dessus tout, est leur point de mire.
Sinon, le Québec de 1931, c’est aussi le commencement de la diffusion de la grande émission du dimanche soir, L’Heure catholique à la radio, sur les ondes de la station de radio CKAC, à Montréal, le 4 octobre1. Cette même année, Léo-Paul Derosiers publie son roman Nord-Sud; Jovette Bernier, elle, publie La chair décevante. Et, pendant qu’à New York on inaugure l’Empire State Building, à Québec, à plus petite échelle, on inaugure la Price House (l’édifice Price), siège social de la compagnie Price Brothers. L’édifice D (aujourd’hui édifice Jean-Antoine-Panet) est également en construction sur la colline parlementaire, pour accueillir notamment les fonctionnaires du département de l’Agriculture2.
Vient ensuite l’accession de Mgr Joseph-Marie-Rodrigue Villeneuve au siège archiépiscopal de Québec, le 11 décembre 19313. Le même jour, la politique canadienne franchit une nouvelle étape de son histoire : le roi George V décrète le statut de Westminster. Par ce traité, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Terre-Neuve et l’Irlande obtiennent leur souveraineté internationale.
L’année 1932 correspond enfin à la fondation du mouvement Jeune-Canada et au lancement de son Manifeste de la jeune génération, rédigé par André Laurendeau (qui sera député dans la circonscription de Montréal-Laurier entre 1944 et 1948). Ces jeunes intellectuels – Gérard Filion, Pierre Dansereau, Paul Simard, Robert Charbonneau – dénoncent alors l’élite politique de la province comme étant responsable du marasme collectif dans lequel se trouve la population canadienne-française.
« Deux chefs, deux figures : Taschereau et Houde4 »
Des élections générales se tiennent dans la province à l’été de 1931. Si les libéraux de Taschereau font mine d’être confiants de remporter la victoire, les conservateurs de Camillien Houde ont toutes les raisons de croire qu’ils renverseront le gouvernement. Du moins, le contexte prête au changement.
À Ottawa, les conservateurs de Richard Bedford Bennett sont au pouvoir depuis le 7 août 1930 et, dans les autres provinces canadiennes, les libéraux siègent dans les rangs de l’opposition. La dépression, en toile de fond, joue aussi en défaveur de Taschereau, car ce dernier reste la cible facile des critiques en matière d’économie. Par moments, des libéraux perdent l’espoir de conserver le pouvoir5.
Les deux partis se livrent une âpre lutte durant cette campagne électorale. Taschereau est sans équivoque :
Je puis affirmer sincèrement que, depuis le début de ma vie publique, durant ma longue carrière politique, j’ai participé à de nombreuses campagnes politiques dans la province; mais je n’avais jamais encore été témoin d’une lutte d’un tel caractère, une lutte aussi malpropre caractérisée par autant de tactiques abusives de la part de nos adversaires; nous avons été insultés et en butte à d’odieuses calomnies véhiculées au cours de la campagne électorale, dans certains journaux et à la radio. Ce fut une lutte malpropre, que l’on me pardonne l’expression. (4 novembre)
Houde peut en dire autant à l’encontre des libéraux. En 1931, la plupart des brochures et des circulaires électorales sont diffamatoires6; les libéraux ne manquent aucune occasion pour attaquer Houde. Ils brossent un portrait peu flatteur de sa bonhomie et critiquent vertement son administration à la mairie de Montréal :
L’honorable M. Taschereau, s’il n’était pas premier ministre, et qu’il ne fût pas non plus député, et qu’il n’eût aucun titre honorifique, serait tout de même quelqu’un. Il serait Alexandre Taschereau, avocat de marque, homme de bonne manière, membre d’une famille qui a fourni à l’Église et au pays des fils éminemment utiles. […] Si Camillien Houde n’était pas maire de Montréal, et qu’il ne fût pas accidentellement député ni chef de paille d’un parti en détresse, il serait à peine quelque chose. Il serait un être sans profession ni métier, vivant à la diable; un ancien (et peut-être actuel) schemer failli à maintes reprises; un ancien (et peut-être actuel) bootlegger inconscient […] L’honorable M. Taschereau n’a rien exagéré en disant que M. Houde avait « pourri » en quelques mois l’administration de la Ville.
[…] Durant la session de l’hiver dernier, qui a duré deux mois et demi, il a fait acte de présence à 24 séances seulement. Presque toute la législation importante s’est discutée et votée en son absence. Ses lieutenants en étaient réduits à se passer de direction, tirant chacun de son côté, parfois à hue et à dia.
[…] La tenue de M. Houde dans les réceptions, les fêtes officielles, est notoirement celle d’un pitre sans vergogne. [….] Il s’agit tout simplement de décider si nous devons avoir comme premier citoyen un homme qui impose le respect, ou un personnage sans éducation, que personne ne trouve digne, et qui fait à tous, Bleus et Rouges, l’effet d’un gros farceur à jamais repoussant7.
Les libéraux campent leur campagne sur le thème : « Houde, c’est l’anarchie, - Taschereau c’est l’ordre. » Et, par principe, à cause de la crise, le premier ministre ne fait aucune promesse extravagante aux électeurs8. Pour lui :
lorsqu’un parti vient devant le peuple avec un bon programme, des preuves d’une saine administration et des résultats à lui montrer, le peuple lui donne sa confiance. Encore une autre leçon : les appels démagogiques, les promesses irréalisables que l’on ne peut tenir n’impressionnent pas le peuple de Québec qui sait distinguer le vrai du faux. Ils peuvent bien attirer un moment l’attention mais les assemblées passées, le peuple les oublie. Lorsque vous viendrez devant le peuple, venez avec un programme et il vous répondra. (4 novembre)
Dans le camp adverse, le Parti conservateur a le vent dans les voiles. Son chef, « le p’tit gars de Sainte-Marie », est populaire et plus en fougue que jamais. Mieux, les coffres du parti sont bien pourvus et le programme répond aux désirs de plusieurs électeurs.
Les politiques sociales proposées par les conservateurs trouvent écho chez les familles nombreuses : ces promesses s’énoncent par une allocation familiale, par une aide aux œuvres d’assistance maternelle et par un sursalaire familial. Les fermiers et les colons ne restent pas indifférents non plus devant le projet de prêt agricole à 2 % d’intérêt fixe, programme mis en branle par Laurent Barré, « habitant-politicien-romancier » et candidat dans le comté de Shefford9. Enfin, Houde tente d’impliquer Taschereau dans le scandale de la Beauharnois, mis à jour en juin 1931, scandale qui fait état de généreuses contributions versées par la Beauharnois Light, Heat and Power Co. dans les caisses du Parti libéral du Québec et du Canada.
Le sort des parlementaires est entre les mains des électeurs. Au sortir du scrutin du 24 août 1931, les libéraux obtiennent 54,9 % des votes contre 43,5 % pour les conservateurs. On dénombre 79 députés du Parti libéral et 11 du Parti conservateur. La nouvelle législature compte 90 députés, alors qu’il y en avait 85 depuis les élections générales de 1923; et les « nouvelles divisions ont favorisé les Parti libéral », constate Le Soleil10.
En novembre 1931, alors que le buste de Louis XIV est placé au centre du « carré Notre-Dame » (aujourd’hui place Royale) dans le Vieux-Québec, s’ouvre la 1re session de la 18e Législature à l’hôtel du Parlement11. Edmond Chassé, chroniqueur parlementaire à L’Événement, commente : « L’honorable Taschereau a quelques cheveux blancs de plus mais il est souriant. Comment en serait-il autrement après sa victoire?12 »
Les parlementaires
À la première séance, Télesphore-Damien Bouchard, député de Saint-Hyacinthe, est réélu président de la Chambre par ses pairs. Dès la seconde séance, les députés ne manquent pas de faire un retour sur les dernières élections. Le premier ministre Taschereau résume la situation des conservateurs : « L’opposition n’est pas décapitée, car elle a un chef temporaire, si l’on veut, mais elle est désemparée. » (4 novembre) Il fait ici référence à Camillien Houde, le chef du Parti conservateur, qui a été défait dans les deux comtés où il s’était présenté. C’est Charles Ernest Gault, député de Montréal-Saint-Georges, qui agit à titre de « chef temporaire de la loyale opposition de Sa Majesté » durant la session. « Aujourd’hui le houdisme n’est plus », de commenter le chroniqueur du Soleil13.
Le Conseil des ministres compte 12 personnes et s’inscrit dans la continuité. Le premier ministre cumule toujours le titre de trésorier et celui de ministre des Affaires municipales. Les Adélard Godbout, Honoré Mercier fils, Hector Laferté, Athanase David14 et Joseph-Édouard Perrault conservent les mêmes portefeuilles qu’à la dernière Législature. Le gouvernement décide par contre de scinder le ministère des Travaux publics et du Travail en deux ministères distincts : Charles-Joseph Arcand, le nouveau député de Maisonneuve, devient ministre du Travail et Joseph-Napoléon Francoeur conserve le département des Travaux publics. Enfin, George Bryson fils, conseiller législatif de la division d’Inkerman, est assermenté ministre sans portefeuille. Octogénaire, ce dernier est le seul représentant anglophone au sein du Conseil exécutif.
Au Conseil législatif, les libéraux sont plus que majoritaires. Ils détiennent 21 sièges sur un total de 24. Seuls Thomas Chapais et Jean Girouard sont d’allégeance conservatrice. Et, tout au cours de la session, le siège de Rigaud demeure vacant.
Taschereau et le Parti libéral
En 1931, Taschereau est âgé de 64 ans. Il représente le comté de Montmorency depuis 1900 et c’est la troisième élection consécutive qu’il remporte à titre de premier ministre. Il a la réputation d’être un bourreau de travail, un parfait gentilhomme qui sait « inspirer confiance aux hommes d’affaires15 ». En contrepartie, les conservateurs présentent son gouvernement comme « un gouvernement aristocratique, un gouvernement snob, un gouvernement financier qui n’a jamais pu comprendre les besoins de l’ouvrier » (1er décembre).
Plusieurs croient que Taschereau est mûr pour une retraite bien méritée. D’autres contestent son leadership, les conseillers législatifs Ernest Ouellet et Élisée Thériault entre autres. Maurice Duplessis, pour sa part, fait déjà l’éloge de son adversaire :
Nous avons à la tête de l’administration un homme avec qui je diffère d’opinion, mais qui est un homme de talent, dont je reconnais les capacités. […] Le premier ministre est sur le point de terminer une brillante carrière. Je donne au premier ministre le crédit de vouloir sa province grande et belle. Je lui donne l’ambition légitime que, quand il sera parti, car l’homme n’est pas éternel, son nom sera synonyme de progrès et de prospérité. (2 décembre)
Faisant fi du bruit qui court, Taschereau entend terminer son mandat. Le contexte économique difficile ne l’incite aucunement à tirer sa révérence, bien au contraire.
Quant au Parti libéral, celui des années 1930, le secrétaire provincial en trace les grandes lignes directrices :
Parti né de la liberté, il la respecte sous toutes ses formes: liberté de parole, liberté de presse, liberté en matière religieuse, liberté en matière éducationnelle, liberté en matière d’associations, liberté en matière de langue, liberté pour les minorités.
Le Parti libéral, de plus, cherche toujours à améliorer le sort du peuple, mais en ce faisant, il ne veut pas mettre en péril l’avenir du peuple. Accessible au progrès, il le recherche, mais ne tâche pas de l’atteindre par des lois réactionnaires ou révolutionnaires. Il va vers l’avenir pas à pas et non pas à la course, se défiant de la rapidité qui quelquefois met en péril l’édifice construit.
Les idées nouvelles, en matière politique bien entendu, ne lui répugnent pas; il les étudie et les juge. Il les applique, non pas pour faire plaisir au peuple, mais parce que nécessaires au peuple, et quelquefois, s’il résiste au désir de lui plaire, c’est qu’il sent que le plaisir qu’il lui ferait, le peuple lui-même qui a demandé cette réforme dans un moment de murmure ou de mécontentement, serait le premier, plus tard, à lui reprocher son manque d’énergie et de volonté.
[…] Le Parti libéral n’est pas un parti de soulèvement populaire, c’est un parti d’apaisement populaire. Ce n’est pas un parti de préjugés, c’est un parti de jugement. Ce n’est pas un parti de dissension, c’est un parti de calme, de modération, de pondération et d’union. (11 novembre)
En plus, le Parti libéral s’affiche toujours comme « le champion de l’autonomie provinciale », tel que l’affirme Taschereau à la séance du 15 février 1932; le gouvernement promet de sauvegarder les droits acquis du Québec au sein de la Confédération. En même temps, l’administration libérale se targue d’avoir été « le pionnier de la législation ouvrière dans la province » (27 janvier).
Observations faites, de jeunes libéraux voudraient néanmoins que leur parti soit davantage progressiste, dans le champ de l’aide sociale et dans la lutte contre les trusts notamment. Oscar Drouin, député libéral de Québec-Est, personnifie ce renouveau chez les ministériels. Mais rien n’y fait (pour le moment). Le premier ministre n’apprécie guère ces jeunes gens trop ambitieux. C’est ce que révèle Charles Gavan « Chubby » Power, député fédéral de Québec-Sud et organisateur en chef pour les libéraux du Québec lors de l’élection provinciale de 1931. Power aurait suggéré au premier ministre de faire entrer plus de sang neuf dans son groupe parlementaire. Taschereau aurait répliqué :
Oui, c’est très bien d’accueillir ces jeunes gens, mais la plupart sont pétris d’ambition et prêts à s’engager dans l’action au point de nous causer beaucoup de difficultés. Je préfère les vieux qui se satisfont de leur situation dans la mesure où nous leur permettons de jouir du patronage dans leur circonscription, ainsi que des honneurs et du prestige qui accompagnent leur présence à la Législature. Ils ne sont pas indûment ambitieux, aussi ne nous dérangent-ils pas16.
Comme si, en quelque sorte, la nouvelle génération de politiciens n’avait qu’à attendre patiemment que, par attrition, son tour de gouverner arrive.
Bref, durant la session de 1931-1932, les libéraux administrent la province avec le même conservatisme économique et social de l’époque de sir Lomer Gouin : les espoirs se tournent vers l’entreprise privée, les politiques devant être salutaires au commerce et à l’industrialisation17.
Le Parti conservateur
Après la défaite électorale de 1931, l’opposition conservatrice à Québec est dans une situation frustrante. Si Martin Beattie Fisher, député de Huntington, se console en prétendant que les « dieux ont été cléments pour l’opposition en l’empêchant de prendre le pouvoir en ces temps troublés » (2 décembre ), la déroute conserve un goût amer pour plusieurs. Au mieux peuvent-ils se réconforter du fait que le nombre de votes conservateurs a progressé, passant de 34,3 %, en 1927, à 43,5 %, en 1931.
Gault, le chef de l’opposition parlementaire, est âgé de 71 ans et est unilingue anglophone. Député depuis 1907, il a la réputation d’être, selon Taschereau, « un adversaire courtois, travaillant, juste, un gentilhomme dans la force du mot « (25 janvier); en revanche, avec « sa taille grêle, son visage d’ascète et sa voix incertaine », selon Le Soleil, il n’a pas la prestance physique pour animer les débats à l’Assemblée législative18. C’est « le commencement du régime du grand silence », de renchérir Le Canada19.
Gault est un homme discret. À un point tel que Taschereau, sourire aux lèvres, affirme en Chambre que « le chef de l’opposition est bien celui qui s’occupe le moins de l’opposition » (3 décembre). Conscient qu’il a autour de lui « d’habiles lieutenants, tous capables, qui sont impatients et avides de gagner leurs épaulettes », Gault leur cède volontiers la parole. Une rumeur circule même voulant qu’un nouveau chef de l’opposition lui succèderait bientôt, ce que dément le principal intéressé, à la séance du 15 décembre.
D’après Taschereau, Duplessis fait « tout le travail de l’opposition » (22 décembre). Il est vrai que le député de Trois-Rivières est en verve durant la session, mais il peut compter également sur Paul Sauvé, député de Deux-Montagnes, Laurent Barré, député de Rouville, et Aimé Guertin, député de Hull, pour critiquer les politiques du gouvernement.
La division règne cependant dans les rangs conservateurs. Ainsi, le général Charles Allan Smart, député de Westmount, n’entend pas suivre Gault « tant que M. Houde restera le chef véritable du Parti conservateur » (10 novembre). Comme franc conservateur, poursuit-il, il entend prendre « une attitude indépendante sur toute question qui sera soumise devant cette Chambre ». Quant à Duplessis, sur certaines matières particulières (bill 32), il préfère prendre ses distances face au chef du Parti conservateur.
Houde – demeuré chef du Parti conservateur – continue de veiller sur ses troupes. À de multiples reprises, il assiste aux débats depuis les galeries et, plus encore, il orchestre les travaux de l’opposition. Le député libéral Fauteux regrette d’ailleurs qu’un non-élu vienne en Chambre, derrière la barre de cuivre, pour diriger la gauche, disant à l’un « tu parleras une heure » et, à l’autre, « tu parleras un quart d’heure », ou disant « acceptez ceci, combattez cela » (3 décembre).
Enfin, sur le parquet du salon vert, les conservateurs restent fidèles à leur idéologie traditionnelle. En tête de liste, le rejet de l’industrialisation – pointée du doigt comme une cause directe de la crise économique mondiale – donne lieu à de vives critiques contre les politiques du gouvernement libéral. Les députés du Parti conservateur se font également promoteurs du retour à la terre comme étant « le moyen le plus efficace pour aider aux nôtres à traverser la crise actuelle dont une des causes a été l’exode vers les villes » (9 février).
Le discours du trône
Le lieutenant-gouverneur Henry George Carroll convie les membres des deux chambres « à une date plus hâtive qu’à l’ordinaire », afin qu’ils adoptent les mesures nécessaires « pour faire face aux conditions économiques qui affectent le monde ».
Dans son discours, Carroll dresse un tableau sévère de la réalité20. Il fait même appel à la divine Providence pour que la crise mondiale finisse bientôt. Comme remède au chômage, il fait la promotion du retour à la terre. Après avoir parlé des failles dans le système fédéral de crédit agricole, il termine en annonçant la création de nouvelles taxes :
La dépression commerciale et industrielle a considérablement affecté les revenus de la province, comme ceux du reste de tous les pays, et les octrois aux chômeurs, ainsi que les grands travaux de ponts, de voirie et de colonisation que le gouvernement a entrepris, pour donner de l’emploi aux ouvriers, rendent nécessaires un emprunt et la création de nouvelles sources de revenus. Les nouveaux impôts seront toutefois extrêmement légers.
Observateur politique d’expérience, Omer Héroux, du Devoir, brosse un portrait juste de ce discours d’ouverture :
De toute évidence, le gouvernement estime que l’heure est arrivée des constatations, puis des remèdes désagréables. Cette heure, écrit-il, il fallait qu’elle vienne, et vaut mieux qu’elle n’ait pas davantage tardé.
Le discours du trône rappelle directement ou indirectement deux vérités brutales et que personne ne peut impunément ignorer : la première, c’est que « les ressources ne sont pas inépuisables », la deuxième, c’est que ces ressources, sauf les revenus tirés de certaines richesses naturelles, viennent, directement ou indirectement, de la cassette du contribuable.
[…] Mais nécessairement, il faut qu’un jour vienne où s’affirme la dure réalité. Nous y sommes. Le réveil est d’autant plus cruel, et brutal, que la crise provoque à la fois des dépenses extraordinaires et une baisse de revenus que le gouvernement qualifie lui-même de considérable21.
Gaspard Fauteux – député qui a défait Camillien Houde dans Montréal-Sainte-Marie – ouvre le débat sur l’adresse en réponse au discours du trône. Il appelle les députés à travailler ensemble en vue d’enrayer le chômage; il paraphrase même son grand-père, le premier ministre Honoré Mercier, disant : « Cessons nos luttes fratricides, unissons-nous! »
C’est toutefois le discours d’Athanase David qui retient l’attention et qui se mérite une longue ovation de la part de ses collègues parlementaires. Le jour même, le 11 novembre, jour du Souvenir, l’adresse est adoptée22.
Les finances publiques
Le 26 novembre 1931, pour une deuxième session consécutive, le discours sur le budget est prononcé par le premier ministre et trésorier de la province. Taschereau est à même de constater que « les fonctions de trésorier d’un pays ou d’une province sont un sort qu’on ne doit pas envier » en cette époque de crise.
Le trésorier se console en soutenant que le Québec traverse cette dépression avec moins de répercussions que les autres provinces. Pour le prouver, il annonce un modeste surplus de 776 775.67 $ pour l’année fiscale terminée le 30 juin 1931. Par contre, la dette consolidée nette a augmenté de plus de six millions de dollars pour se fixer à un total de 60 418 037.55 $.
Compte tenu de la situation, Taschereau juge que les revenus de la province sont satisfaisants, sans plus. Mais les dépenses étant supérieures à l’année précédente, il en résulte un manque à gagner et donc, « le gouvernement devra pratiquer la plus stricte économie, afin de pouvoir équilibrer sûrement son budget, le 30 juin prochain ».
Pour l’année fiscale se terminant en 1933, il estime un surplus encore plus modeste de 187 290.59 $. Sur un budget alloué de 39 millions de dollars, la province consacrera des sommes importantes au département de la Voirie et des Mines (21,08 % des dépenses probables), au remboursement de la dette publique (15,27 %), à l’Instruction publique (9,18 %) et à l’Agriculture (9,07 %). En comparant avec le précédent budget, on note que ce sont les travaux de voirie qui écopent le plus, avec une diminution de près de 7 %.
Taschereau a conscience que le retour à la prospérité ne dépend que de l’amélioration des conditions mondiales. En attendant « ces jours moins sombres », il demande à tous « de pratiquer l’économie « :
Économie au foyer, elle est la base de la prospérité nationale, puis elle permet à chacun de faire la part de la charité privée, nécessaire, de nos jours, pour soulager les misères et apprendre à ceux qui souffrent que les plus fortunés savent se pencher sur eux pour adoucir l’aigreur qui est souvent l’hôte de la faim et des privations.
Économie municipale, très nécessaire celle-là. Sachons arrêter les initiatives inutiles ou qui peuvent attendre, afin de soulager le fardeau des contribuables et faire face aux échéances des dettes que nos municipalités ont contractées, dans les jours ensoleillés de la prospérité.
Enfin, économie gouvernementale: nous allons la pratiquer et je puis assurer notre population que, dans la prochaine année fiscale, nous saurons boucler notre budget. Nous ne reculerons devant aucun sacrifice pour atteindre ce but. Mais nous demandons à nos gens de ne pas nous faire des appels auxquels nous ne saurions répondre, nous les prions de se rendre compte des temps difficiles que nous traversons, alors que les revenus baissent, que le commerce et l’industrie languissent et que certaines sources de revenus sont presque taries. Nous les supplions de coopérer avec nous pour garder à notre province son crédit merveilleux et sa belle stabilité financière.
Dans un très bref discours, Gault est étonné surtout du « silence éloquent » du premier ministre quant aux taxes pourtant annoncées dans le discours du trône. Les autres critiques des conservateurs consistent à mettre en doute les chiffres présentés par Taschereau, et ce, même si ce dernier a fait appel à la firme de comptables Price, Waterhouse & Company, de Montréal, pour examiner les comptes de la province.
Tour à tour, les différents discours prononcés sur le budget, adopté le 16 décembre, donnent l’occasion aux députés de reparler sensiblement des mêmes thèmes développés durant l’adresse en réponse au discours du trône. En substance, les députés donnent leur point de vue sur les élections, le trust de l’électricité, la défaite de Houde, les taxes provinciales, le chômage, la crise, le crédit agricole et le retour à la terre.
Les faits marquants de la session
En 1931-1932, 186 projets de loi sont présentés à l’Assemblée législative et, de ce nombre, 156 sont sanctionnés par le lieutenant-gouverneur. Les travaux se déroulent à bon rythme.
Le premier ministre Taschereau est au sommet de sa gloire. Pour l’historien Bernard Vigod, les élections de 1931, malgré les « habituelles manigances électorales », constituent un vote de confiance dans l’administration libérale et une « reconnaissance méritée » pour les nombreuses années de Taschereau au service du public23. Et, durant cette première session, le premier ministre est d’une confiance inébranlable, d’une humeur qui frôle la suffisance.
Le feu couve pourtant sous la braise. Des signes avant-coureurs de la fin du régime Taschereau sont en germes déjà. Durant la 18e Législature, la confiance du public sera ébranlée par des politiques qui, plus tard, finiront par étiqueter le premier ministre comme un personnage autoritaire. La loi Dillon est l’une de ces mesures impopulaires, une mesure qui tranche avec le sens politique habituel du premier ministre.
La loi des élections contestées de Québec : la « loi Dillon »
Le chef des conservateurs digère mal la défaite électorale. Avec l’appui de Thomas Maher, un des principaux organisateurs conservateurs, Houde décide de contester en justice la validité de l’élection des 79 députés siégeant sous la bannière libérale24. Cette décision ne fait pas l’unanimité chez les conservateurs, encore que 63 candidats défaits acceptent de tenter le tout pour le tout. Pour aller de l’avant, Houde trouve la somme de 63 000 $ nécessaire. Ward C. Pitfield, un riche courtier montréalais, lui fournit cet argent.
Dans le discours du trône, Taschereau dénonce cette manœuvre qualifiée d’« insulte à la province de Québec et à notre race ». Il table sur le fait que « le législateur a le devoir de faire respecter l’honneur et la dignité de cette Chambre et, dit-il, nous verrons à ce qu’ils soient respectés » (4 novembre)! Des élus conservateurs, Smart et Duplessis se positionnent également contre le principe des contestations en bloc. Gault est plus nuancé. Il finit par appuyer Houde, convaincu lui-même que des irrégularités ont été commises lors des élections.
Le 26 novembre 1931, le ministre sans portefeuille Joseph Henry Dillon (député de Montréal-Sainte-Anne) présente le bill 32 modifiant la loi des élections contestées de Québec. Ce projet de loi décrète que:
les procédures en contestation ne pourront être instruites devant les tribunaux, depuis huit jours avant le commencement de la session jusqu’à huit jours après la prorogation, sans que les défendeurs soient obligés d’en faire la demande; le deuxième amendement aura pour effet d’obliger les pétitionnaires, dans une contestation d’élection, à payer le dépôt de leurs propres deniers; un autre amendement décrétera aussi qu’à tous les sta[d]es de la procédure, le défendeur aura le droit de demander la provenance du dépôt ou cautionnement.
Là où le bât blesse, c’est qu’il y a un effet rétroactif à la loi.
En riposte, Duplessis soulève deux points d’ordre. Premièrement, il allègue que Dillon n’a pas le droit de présenter cette loi, étant donné son élection est en elle-même contestée; deuxièmement, il s’agit non pas d’un bill public à son avis, mais d’un bill privé, puisque c’est « l’intérêt de plusieurs députés qui est en jeu ». Le président rejette ces points d’ordre et le bill est lu une première fois.
Le 2 décembre, le bill en est à sa seconde lecture. Les libéraux ne sont pas à court d’arguments pour démontrer la légitimité de leur mesure. Selon Dillon :
Les fonctions des partis politiques consistent dans la présentation et l’explication de leurs programmes et la loi ne leur reconnaît aucun droit de s’ingérer dans des contestations d’élections par des personnes interposées. […] Il s’ensuit donc qu’il est contre l’esprit de la loi que des influences extérieures à un comté y soulèvent artificiellement des contestations d’élections, et il est évidemment à l’encontre de l’esprit de la loi que des contestations d’élections soient ordonnées, entreprises et financées par les partis politiques, pour des fins partisanes, de stratégie de parti. Or, c’est précisément ce qui vient d’avoir lieu dans notre province et c’est contre l’esprit de la loi. Une direction centrale d’un parti politique a pris la décision de faire contester la presque totalité des sièges remportés par le parti adverse et de financer les contestations.
Si Duplessis – comme les libéraux – considère toujours que les contestations en bloc sont un affront à l’honnêteté des électeurs, présumés tricheurs ou vendus25, le bill 32 lui apparaît en contrepartie comme « un remède pire que le mal ». Ce sera une loi « des plus arbitraires, des plus tyranniques » passée dans la Législature de Québec, dit-il. Dans l’espérance de faire reculer le gouvernement, il condamne cette mesure avec énergie.
Barré, le député de Rouville, intervient lui aussi, expliquant que si « cette mesure est adoptée, cela veut dire qu’il n’y a que les riches qui pourront contester les élections ». En amendement à la motion en discussion, il propose, appuyé par Gault, que : « Cette Chambre condamne le bill proposé parce que les contestations d’élections qui tombent sous l’empire de la loi projetée sont actuellement soumises aux tribunaux de cette province et parce que ledit bill lèse des droits légalement acquis. » Peine perdue.
En comité général le lendemain, Taschereau et ses ministres défendent leur projet de loi bon gré mal gré. Duplessis intervient de nouveau. Pour lui, cette loi est une « tragédie législative », une « atteinte dangereuse aux principes du parlementarisme ». Pire encore, cette loi est une insulte que le gouvernement adresse contre les tribunaux de la province; leur compétence est mise en doute par la nature du projet de loi à l’étude, argumente-t-il.
Gault, de son côté, considère cette mesure « comme une ouverture pour cacher les coupables ». À sa suite, Pierre-Auguste Lafleur, député conservateur de Montréal-Verdun, cite le rapport officiel de la dernière élection pour prouver qu’il y a eu plus de votes que d’électeurs inscrits dans de nombreux bureaux de vote. « Et le bill Dillon, par son effet, valide cette élection », tranche-t-il. Il termine en s’adressant au parrain du bill : « M. l’Orateur, l’honorable député de Montréal-Sainte-Anne (l’honorable M. Dillon) était peu connu de notre population. […] Pour son premier exploit, il a voulu un coup de maître et son nom, attaché à pareille loi, passera malheureusement à l’histoire. »
Le 9 décembre, par un vote de 59 contre 9, le bill est adopté en troisième lecture. Houde et 73 autres députés et candidats défaits adressent dès lors une requête au lieutenant-gouverneur Carroll pour lui demander de ne pas sanctionner ce bill26. Dans son journal personnel, Carroll y va de ce long commentaire :
[3 décembre 1931] Le gouvernement a passé hier le bill validant les élections du 24 août. Il n’y a pas de doute que c’est une procédure un peu extraordinaire, mais les contestations en bloc sont elles-mêmes une chose extraordinaire. Que la loi permette à un monsieur résidant à Montréal de fournir tout l’argent des contestations dans les comtés où il n’a aucun intérêt et de détruire le suffrage des électeurs en bloc est une chose inusitée, et aux grands mots les grands remèdes. Monsieur Taschereau sera très critiqué, si on s’en tient au principe strict, mais enfin, il y a des cas où il n’y a pas d’issues, à moins de faire ployer les principes. […]
[4 décembre 1931] La Législature est à discuter le bill qui mettra fin aux contestations d’élections. Cette affaire va me causer de l’ennui. Je suis sûr que l’on va me demander de réserver ce bill, c’est-à-dire de ne pas l’approuver. Ma résolution est bien prise : j’agirai constitutionnellement. […] Demander au lieutenant-gouverneur de refuser sa sanction, ce serait plus que demander au roi d’Angleterre de refuser sa sanction à un bill passé par la presque unanimité des Communes et de la Chambre des Lords. C’est absolument ridicule, et là-dessus ma conscience est parfaitement en paix. Mais les passions politiques dans ce pays, très petit après tout, sont très fortes. […]
[11 décembre 1931] Le Bill Dillon, pour légaliser les dernières élections, a été adopté en troisième lecture avant-hier, et il est à se discuter au Conseil législatif. C’est une mesure dont le principe est certainement mauvais, mais il répond à une situation extraordinaire. […]
[16 décembre 1931] En lisant L’Événement, ce matin, je vois une nouvelle bien désagréable, c’est que les députés conservateurs et les candidats battus vont s’adresser à moi pour ne pas sanctionner le bill au sujet des contestations d’élections. Je ne puis leur donner satisfaction, car mon devoir est clairement indiqué. […]
Monsieur Taschereau est venu me voir ce matin et tenait absolument à ce que le bill fût sanctionné après-midi malgré qu’il ne devait passer en troisième lecture qu’à 3.30 heures. J’ai trouvé le procédé un peu cavalier de me traîner au Conseil législatif sans que j’aie eu l’occasion même d’en examiner le bill et après que j’eusse été averti qu’une intervention du parti adverse devait se produire. Je me suis un peu irrité et je lui ai dit carrément que ce serait indécent de me précipiter pour sanctionner le bill avant que ces gens aient eu l’occasion d’être entendus. Il me semble que la chose est élémentaire, mais évidemment nous n’avons pas la même mentalité. Ça ne veut pas dire qu’il n’est pas mieux que moi; au contraire.
Monsieur Benoît27, habitué à voir son chef obéi sans réplique, en était tout décontenancé; il était pâle, jaune.
À la fin, l’on vient de m’avouer que j’ai eu raison, non seulement au point de vue du lieutenant-gouverneur, mais au point de vue du gouvernement. Il faut toujours faire les choses avec décence! J’ai décidé cependant, après son avis, de ne pas donner de raisons au public, car le gouverneur est censé être en dehors des polémiques que cette législation va provoquer.
J’attends [cet] après-midi la visite de M. Gault, député à la Législature, qui doit m’apporter la protestation des conservateurs.
[17 décembre 1931] Je suis bien ennuyé au sujet de ce bill des contestations d’élections. J’ai reçu une protestation du Parti conservateur contre la sanction. Il est évident que le nom du lieutenant-gouverneur sera traîné dans les discussions, mais mon devoir est tout tracé, c’est de suivre l’avis de mes ministres qui ont la responsabilité, et de sanctionner ce bill. J’étais pour envoyer des raisons écrites en réponse au protêt qui m’a été envoyé, mais l’on me dit que ce n’est pas de pratique constitutionnelle; conséquemment, j’ai décidé de ne pas donner de raison écrite, mais de faire venir M. Gault et de lui dire ce qui en est, car, par courtoisie, je crois qu’il vaut mieux agir de la sorte. J’ai dit, ce matin, à Monsieur Taschereau, qui est venu me voir, qu’il y avait bien des années que je n’avais pas fait de colère comme hier; que leur insistance à me faire sanctionner le bill hier, avant que M. Gault m’eût remis le protêt, était en acte de défiance vis-à-vis de moi. Par-dessus le marché, son M. Benoît avait semblé mettre en doute ma parole. […]
Mais j’ai été heureux, ce matin, sans avoir fait demander le premier ministre, de me vider ce que j’avais sur le cœur. Je lui ai dit que si j’avais signé ce bill avant que l’on m’eût présenté le protêt, c’était un véritable coup de Jarnac. Je ne regrette pas l’expression; dans quelle position aurait été le lieutenant-gouverneur en se prêtant à des manigances de cette sorte! Évidemment, l’on n’est pas habitué à des gouverneurs qui résistent. Mon motto est : Conciliant dans les choses secondaires, intransigeant dans les choses essentielles. Je crois l’avoir mis en pratique28. […]
Soulignons enfin que cette loi, sanctionnée le 17 décembre 1931, sera rappelée en 1936 par Duplessis, devenu premier ministre.
Le fleuve Saint-Laurent
Le 19 août 1931, la Gazette de Montréal publie que des négociations sont en cours entre le gouvernement du Canada et celui des États-Unis pour le creusage du Saint-Laurent, pour l’internationalisation d’une partie de son cours et pour le développement d’énergie électrique. Les ministériels du Québec s’insurgent : ils déplorent le fait de ne pas avoir été invités officiellement à prendre part à ces négociations. Une motion de regret, adressée au gouvernement canadien, est proposée par le secrétaire de la province, Athanase David. Du 25 novembre 1931 jusqu’au 10 février 1932, cette affaire est débattue en long et en large par les membres de la droite et de la gauche.
Dans son discours sur l’adresse en réponse au discours du trône, Taschereau avait déjà exprimé sa vive réprobation quant à ce projet de canalisation (4 novembre). David poursuit sur cette lancée avec sa motion. Parlant au nom de tous les Québécois, il présente le fleuve Saint-Laurent comme « quelque chose d’intangible, quelque chose de chez nous ». La table mise sur cette « question d’intérêt national », Taschereau intervient de nouveau pour expliquer les raisons qui le poussent à la prudence : 1. Parce que le projet est trop dispendieux; 2. Parce qu’il causerait un préjudice considérable à nos chemins de fer; 3. Parce qu’il viendrait en conflit avec la politique actuelle au sujet de l’électricité; 4. Parce qu’il serait la ruine du port de Montréal (16 décembre).
Aux conservateurs qui accusent les libéraux de présenter une motion de censure contre le gouvernement de Bennett, Taschereau rétorque : « J’aime mieux manquer de courtoisie au premier ministre du Canada que d’être traître à ma province! » (13 janvier) Il poursuit, disant qu’il vaut mieux que le Québec développe seul les forces hydrauliques du Saint-Laurent, et cela, pour obliger le capital américain de venir développer des industries dans la province plutôt qu’en Nouvelle-Angleterre. Le vote sur la motion est pris le 14 janvier : les 54 députés libéraux présents en Chambre votent en faveur de la proposition contre 7 conservateurs; cependant, Gault ainsi que Lafleur décident d’appuyer le gouvernement.
La question refait surface, le 10 février 1932, lorsque les conservateurs découvrent que les prémisses de la motion de David sont contredites par une correspondance entre Taschereau et Bennett, qui a été rendue publique. On y apprend que Taschereau était au courant des négociations entre les gouvernements du Canada et des États-Unis. Mais, à la décharge du premier ministre du Québec, celui-ci écrit qu’il était regrettable que le gouvernement de la province :
n’ait pas reçu plus tôt cette invitation, à une période moins avancée des négociations, car cela aurait pu nous aider beaucoup et nous éclairer dans nos débats législatifs actuels sur cette question si vitale pour nous. Nous n’étions même pas prévenus officiellement des négociations en cours, et je dois vous dire franchement que nous avons été alarmés d’être laissés de côté, alors que les pourparlers ont été entamés, paraît-il, depuis plusieurs mois. (Lettre de Taschereau à Bennett, 9 janvier 1932)
Ici, Taschereau s’inscrit comme un ardent défenseur du Saint-Laurent. Durant la campagne électorale de 1931, à la suite du scandale de la Beauharnois, le premier ministre s’était d’ailleurs clairement opposé à la canalisation du fleuve. C’était même devenu un enjeu électoral, selon L’Événement29.
L’électricité
Dans la capitale, la campagne amorcée en 1929 par le dentiste Philippe Hamel contre les factures élevées de la compagnie d’électricité Quebec Power fait naître un mouvement de contestations qui, à terme, finira par ébranler durement le régime libéral de Taschereau. Encouragé dans sa démarche par l’encyclique Quadragesimo Anno de 1931, qui fait du libéralisme le principal responsable des maux qui affectent l’économie mondiale, Hamel continue d’associer la grande dépression aux dérives du modèle de développement industriel suivi par le Parti libéral30. Son principal cheval de bataille : la nationalisation des forces hydroélectriques de la province.
En 1931, le maire de la ville de Québec, Henri-Edgar Lavigueur, propose de municipaliser l’électricité afin de lutter contre le monopole détenu par la Quebec Power, une filiale de la puissante Shawinigan Water & Power. Sur cette délicate question, aucune unanimité à l’Assemblée législative. Non seulement le sujet divise-t-il la gauche et la droite, mais il divise autant les conservateurs que les libéraux au sein de leur propre formation politique. La chose ne laisse personne indifférent. Tout le monde en parle.
À première vue, l’hydroélectricité apparaît aux parlementaires comme une ressource énergétique d’une grande valeur pour le développement futur de la province. Selon Taschereau :
Une des ressources naturelles les plus importantes de la province de Québec est celle de nos forces hydrauliques et, de nos jours, nous vivons à l’âge de l’énergie hydroélectrique. Il peut bien arriver que les historiens futurs, en faisant une revue rétrospective de cet âge, déclarent que ce fut là le début de la seconde révolution industrielle. La première révolution industrielle - on le sait parfaitement - eut ses débuts au milieu du siècle dernier; ce fut le commencement de l’époque du charbon, alors que l’utilisation de la houille, pour l’invention de la machine à vapeur, lança l’Angleterre dans son rapide essor vers la puissance industrielle. En utilisant l’énergie provenant de la houille pour l’exploitation des richesses minérales qui se trouvaient absolument à sa portée, l’Angleterre a pu devenir le principal pays commercial de l’univers. En remplaçant l’énergie provenant de la houille par l’énergie hydroélectrique et en concevant combien sont maintenant améliorés les moyens de transport des richesses minérales et des matières premières que nous possédons en abondance, nous trouvons, dans la province de Québec, un état de choses presque complètement analogue à celui sur lequel reposa la prospérité de l’Angleterre. (26 novembre)
Cependant, cette énergie électrique est essentiellement développée par des compagnies étrangères, seules à détenir le capital et l’expertise pour harnacher la force hydraulique des « chutes d’eau » . Les Canadiens français ne sont pas maîtres chez eux, concluent des intellectuels et de jeunes universitaires. Pire, malgré la crise, ces puissants monopoles parviennent à s’en sortir sans trop d’écueils, ce qui en soi constitue un ferment propice à la contestation. Dans la mêlée, vantant les richesses hydroélectriques du Québec, Aimé Guertin, député conservateur de Hull, affirme que « nous sommes un peu, dans notre province, comme les Hindous aux Indes, nous sommes un peuple pauvre dans un pays immensément riche ». Il termine en condamnant « la politique du gouvernement favorisant les monopoles » (1er décembre).
Lors du débat sur le budget, Antonio Élie, député de Yamaska, propose une motion de blâme contre les libéraux, regrettant particulièrement que le gouvernement ait toujours négligé d’adopter « les mesures appropriées pour assurer le développement méthodique de nos forces hydrauliques, au bénéfice de la province et de sa population, de façon à assurer aux campagnes et aux villes l’usage de l’électricité à des taux raisonnables, sans préjudice aux droits légitimement acquis et sans paralyser l’initiative privée » (9 décembre).
Le débat prend une nouvelle tangente lorsque la Quebec Power demande la permission de ratifier l’incorporation de la Quebec Railway et de la Quebec County Railway. Leur pétition est lue à la séance du 13 janvier, et Duplessis et Drouin s’unissent pour s’objecter contre sa présentation. Drouin, député libéral de Québec-Est et parrain du bill amendant la charte de la cité de Québec, plaide que les demandes de la Quebec Power entrent en conflit avec la ville de Québec qui souhaite municipaliser les services d’électricité. Taschereau se porte à la défense de la Quebec Power. Le président – T.-D. Bouchard, un fervent défenseur de la municipalisation – est finalement amené à juger s’il lui appartient de décider ou non de l’insuffisance des avis de pétition dans ce cas-ci. Il réserve d’abord sa décision, mais accepte finalement de se conformer à ce qui a été arrêté par le comité permanent des règlements.
Le lendemain, à la seconde lecture du « bill de Quebec Power », le député conservateur et échevin à la ville de Québec, Pierre Bertrand, s’oppose à sa présentation hâtive. Il répète que ce projet de loi pourrait constituer une barrière à la municipalisation de l’électricité à Québec. Des libéraux se rangent derrière lui. Joseph Samson, député libéral de Québec-Centre et ancien maire de Québec de 1920 à 1926, pense que ce bill 125 est contraire aux intérêts de sa ville. Tout comme les conservateurs, il croit que ce bill ne devrait pas être adopté avant que le projet de loi modifiant la charte de la ville de Québec soit préalablement étudié. Fort de sa majorité, le gouvernement fait tout de même adopter le projet de loi31.
Pour terminer, le conseil municipal de Québec fait marche arrière. Taschereau exerce une influence considérable sur le maire de Québec, Henri-Edgar Lavigueur, qui est d’allégeance libérale comme la majorité de son conseil d’ailleurs. Autrement dit, malgré les apparences, le maire Lavigueur est loin d’être un ardent défenseur de la municipalisation. Faut-il ajouter que plusieurs membres de la famille Taschereau ainsi que d’autres figures libérales notoires sont intimement liés aux intérêts de la Quebec Power32. Et par un vote de 37 à 15 au comité des bills privés, la question de la municipalisation de l’électricité est biffée du bill 122 modifiant la charte de la cité de Québec.
Hamel n’a pas dit son dernier mot. Dans les sessions parlementaires à venir, cette question fera à nouveau surface.
Le crédit agricole
Taschereau fait volte-face. En dépit de ce qui a été suggéré dans le discours du trône, en dépit aussi de ce qu’il a lui-même affirmé dans le débat sur l’adresse, le premier ministre n’a plus l’intention de trouver un système pour remédier aux défauts du crédit agricole fédéral.
La déception est grande, tant du côté des députés conservateurs que du côté des députés libéraux des comtés ruraux. Car le crédit agricole fédéral ne donne pas satisfaction aux agriculteurs du Québec, notamment dans le secteur de l’industrie laitière.
Encouragé par les agriculteurs de son comté et « par de nombreux députés ruraux de cette Chambre », Lucien Lamoureux, député libéral d’Iberville, revient sur cette question à la séance du 12 janvier. Il rappelle la promesse de son chef :
Un système de crédit agricole a été voté par le gouvernement fédéral, il y a quelques années [1922]. Nous avons passé nous-mêmes une législation pour permettre aux cultivateurs de la province de profiter de cette loi. La tentative faite l’année dernière par le gouvernement Taschereau de le rendre plus acceptable, en réduisant le taux d’intérêt, n’a pas réglé tous les maux. Le premier ministre Taschereau a promis que, si cela n’était pas satisfaisant, il créerait un système de crédit agricole pour Québec.
Malheureusement, la loi fédérale ne donne pas satisfaction. Pourquoi? Parce que cette loi fédérale a été adoptée pour tout le pays et ne convient pas à la province de Québec, principalement parce que la base d’évaluation des propriétés desquelles les emprunts sont demandés ne s’applique pas ici. La Commission du crédit agricole valorise surtout le terrain et néglige les bâtisses. Dans cette province, les bâtisses excèdent souvent le terrain en termes de valeur. Ainsi, les cultivateurs d’ici ne peuvent obtenir les sommes qui leur sont nécessaires.
Le sujet est important. L’agriculture est un moteur non négligeable de l’économie du Québec. En 1931, 27 % de la population active vit sur une ferme et 22,5 % travaille dans le domaine agricole33. Du reste, la crise économique affecte les producteurs. Avec l’effondrement des marchés, leurs revenus en argent sont pratiquement nuls; plusieurs ne sont pas en mesure de rembourser leurs créanciers. Les fermiers craignent de voir saisir leurs biens hypothéqués34.
Aux yeux de certains ministériels, les agriculteurs sont les seuls à blâmer pour s’être laissés entraîner dans ce triste bourbier. Selon Louis-Joseph Moreau, député libéral de Roberval :
Trop de gens ont été induits à acheter, à des conditions faciles, toutes sortes d’articles qui leur ont coûté cher. Les colporteurs et les vendeurs de machines de toutes sortes qui ont fait miroiter des conditions de paiement très avantageuses, ont montré aux cultivateurs comment ils pouvaient tout se procurer à termes, ont été la cause que les cultivateurs se sont endettés, mais personne n’osera prétendre que le gouvernement est responsable de cette situation. (26 janvier)
Godbout est du même avis. L’excès de crédit, croit-il, accordé pour achat de meubles, de machines aratoires et d’automobiles est la cause de tous les maux de la classe agricole. Or, l’on sait aujourd’hui que moins de 2 % des fermiers possédaient des tracteurs à l’époque35. De toute façon, pour le ministre de l’Agriculture, « le système fédéral est bon, c’est le meilleur système en dépit de ses inconvénients » (17 février). Il recommande donc aux cultivateurs de se tourner vers les caisses populaires pour régler leurs problèmes de crédit.
Durant ce débat, Laurent Barré, député conservateur de Rouville, fait toujours la promotion du crédit agricole à 2 %. Il est convaincu qu’il s’agit du remède tout désigné. Il appuie son propos par son expérience acquise à titre de cofondateur et de premier président de l’Union catholique des cultivateurs de 1924 à 1926.
Pour finir, le 17 février, le jour même où la motion de Lamoureux est adoptée, Hector Authier, député libéral d’Abitibi, présente une autre motion qui tire les libéraux de l’embarras. Il invite le gouvernement canadien à réformer son système de crédit agricole et, qui mieux est, sa motion « s’inspire dans une large mesure de la motion proposée, il y a deux ans, par le député des Deux-Montagnes de l’époque », Arthur Sauvé. Personne n’ignore que l’ancien chef de l’opposition conservatrice est alors ministre des Postes dans le gouvernement fédéral de Bennett. Paul Sauvé, fils d’Arthur et député conservateur de Deux-Montagnes, ne peut faire autrement que de souhaiter plus de succès au député d’Abitibi que n’en a eu son père.
Le communisme
Durant ces années de grande dépression, les journaux font état que des Montréalais se sont laissés séduire par des doctrines socialistes et communistes. À de multiples reprises, les parlementaires font état des dangers émanant de telles idées « subversives ». Sur ce point, libéraux et conservateurs nourrissent les mêmes craintes. Taschereau ne fait pas de quartier :
Je demande à notre population de rester dans l’ordre. Devant les excès commis, je dirai aux communistes ceci: « En autant que nous sommes concernés c’est entre eux et nous une guerre à mort, et le gouvernement fera tout en son pouvoir pour arracher cette mauvaise herbe de notre milieu. » Nous ne permettrons pas que l’on vienne chez nous saper à la base ce que nous avons de meilleur: la foi, la religion, l’amour de l’ordre, l’amour de la patrie. Car notre population est respectueuse de l’ordre, des lois de nos traditions et de nos idéaux. Nous n’aurons pas de merci pour les gens qui veulent détruire cela. (4 novembre)
Le sujet est abordé de nouveau lorsque le premier ministre reçoit une lettre de la United Front Unemployed Conference. Une délégation, représentant environ 8 000 chômeurs de Montréal, Verdun et Lachine, souhaite venir porter leurs revendications en main propre au Parlement, en date du 19 février. Voici leurs demandes :
Du travail aux salaires des unions; assurance de chômage non contributoire pour les employés; la journée de 7 heures de travail sans réduction de salaire; travaux de chômage devant être entrepris dans la province tels que construction d’hôpitaux, écoles et chemins publics; un salaire de pas moins de 50 cents de l’heure pour les travailleurs employés à ces travaux; un système de secours directs immédiats consistant dans: $10 par semaine à chaque travailleur plus $2 pour chacun des siens ou de ceux qui dépendent de lui pour leur subsistance; distribution gratuite de lait pour les enfants des chômeurs; habillements d’hiver et chauffage gratuits pour les chômeurs; aucune éviction des logis pour non paiement de loyer; aucune suspension dans les services de la lumière, du gaz, du chauffage-bain, et raccordement immédiat de ces services; transport en tramway gratuit pour les chômeurs et leurs dépendants; le droit des chômeurs de s’organiser et de tenir des réunions - le rappel de la section 98 du Code criminel.
Taschereau, par une motion de non-recevoir, décide de ne pas rencontrer la délégation composée de 20 chômeurs et, ce faisant, décline l’ensemble de leurs demandes « dignes de la Russie ».
La Commission municipale
Les temps sont durs. Pour venir en aide aux indigents, les municipalités empruntent de plus en plus et Taschereau s’en inquiète. S’il n’hésite pas à affirmer que les gouvernements fédéral et provincial doivent continuer de faire leur part pour secourir les chômeurs et les miséreux, il espère par contre que « les municipalités ne feront pas trop généreusement la leur; si l’on continue à leur donner des libertés en ce sens, dit-il, elles s’en vont à la ruine » (4 novembre).
Le bill 57 créant la Commission municipale est présenté par le premier ministre lui-même. Compte tenu des difficultés financières que connaissent plusieurs municipalités, les demandes de prêt et le contrôle sur les municipalités en difficulté seront désormais confiés « à deux hommes d’affaires politiquement indépendants, experts spécialisés dans les affaires municipales ». Il s’agit d’un virage en cette matière, puisque c’était le ministère des Affaires municipales qui s’occupait de cette gestion auparavant.
D’emblée, T.-D. Bouchard, président de l’Assemblée et secrétaire-trésorier de l’Union des municipalités, est en faveur de la nouvelle mesure36. Dans la même veine, la loi des dettes et des emprunts municipaux (bill 215) est adoptée durant la session.
Vincent Lemieux, professeur en science politique, tire ces conclusions :
Plutôt autonomiste envers le gouvernement fédéral, le gouvernement Taschereau fait bon marché de l’autonomie des municipalités. Tout se passe comme s’il voulait les endetter pour mieux les dominer. À la fin de la période 1920-1936, le Québec est la seule province où la dette municipale dépasse sensiblement la dette provinciale selon le rapport de la Commission royale sur les relations entre le Dominion et les provinces […]. La création de […] la Commission municipale sou[met] les municipalités endettées au contrôle du gouvernement, qui peut, par l’intermédiaire de ces organismes, leur refuser des travaux d’amélioration des chemins ou encore des emprunts. Le gouvernement profite de la division dans le monde municipal (particulièrement entre les municipalités endettées et les autres) pour imposer ces mesures37.
L’automobile
Le gouvernement du Québec légifère en cette matière depuis 1904, alors que 45 véhicules sont enregistrés à Montréal. Chaque année, l’augmentation spectaculaire du nombre d’automobilistes génère plusieurs projets de loi concernant l’automobile à l’Assemblée législative. La session 1931-1932 ne fait pas exception. Pas moins de quatre projets de loi à ce sujet sont au Feuilleton (bills 159, 174, 222 et 231).
Deux époques se chevauchent. En même temps qu’ils étudient la question des véhicules automobiles, les députés étudient le bill 93 constituant en corporation l’Association des maréchaux-ferrants de la province de Québec, bill qui ne franchira pas toutes les étapes de la législation cependant. Cela pour dire que sur les routes du Québec, les Plymouth, les Chevrolet, les Ford croisent toujours des véhicules hippomobiles.
D’abord, le bill 159 a « pour but d’obliger tous les propriétaires de bicycle et de véhicule à traction animale à placer une lumière sur leur voiture lorsqu’ils circulent sur les grandes routes ». Il s’agit d’un article du programme de la Ligue de la sécurité publique de la province de Québec. Ce bill divise les libéraux : ceux des comtés ruraux, plus particulièrement, sont contre cette mesure qui répugne à leurs électeurs : les députés qui voteraient pour cela se feraient battre dans leur comté, disent-ils. L’argument est de poids. Durant l’étude en comité général, le comité se lève sans faire rapport, ce qui tue le projet de loi dans l’œuf. Mais le débat aura permis de faire le point sur les problèmes inhérents à l’automobile38.
Pour Joseph-Ludger Fillion, député libéral dans Lac-Saint-Jean : « Le problème, c’est la vitesse et cette envie de dépasser les autres véhicules à toute allure. On ne devrait jamais dépasser à plus de 20 milles à l’heure. Les automobilistes vont trop vite; souvent, on les voit dépasser à 40 milles à l’heure et même plus. S’il y a des accidents, ce n’est pas la faute aux cultivateurs. L’automobiliste ne se sert pas assez souvent de sa corne d’avertissement. » Joseph-Pierre-Cyrénus Lemieux, député libéral de Wolfe, est plus cinglant :
Sur 50 accidents d’automobiles, il y en a 45 qui sont causés par la boisson qui a obscurci la vue du chauffeur. Plutôt que d’adopter le bill, demandons au ministre de la Voirie d’enlever leur licence aux chauffeurs qui sont cause d’un accident alors qu’ils sont en boisson, non pas pour quelques mois, mais pour plusieurs années, pour 3 ou 4 ans. Cela leur servira de leçon.
Les principales causes d’accident en cette province sont l’alcoolisme et les infractions à la loi de la circulation, et non pas le manque de lumières sur les véhicules à traction animale. Les automobilistes en état d’ivresse représentent un danger permanent pour ceux qui sont sur la route. À cause de ce goût qu’ont les gens des villes pour toujours plus de vitesse, les cultivateurs se voient la plupart du temps obligés de conduire avec une roue dans le fossé. (3 février)
En ce qui concerne la sécurité routière, l’arrêt obligatoire aux intersections – ou le « STOP » pour être juste – fait sont apparition grâce au bill 222 modifiant la loi des véhicules automobiles. Le ministre des Mines et de la Voirie, Joseph-Édouard Perrault, explique la nature de cette nouvelle mesure, inspirée de la loi qui s’applique déjà dans les cités et les villes :
Une des principales causes des accidents sur les grandes routes, c’est le croisement des chemins. Afin d’éviter les accidents sur les grandes routes, nous avions pensé de placer partout, à travers la province, au croisement de toutes les routes, à l’entrée des boulevards, des enseignes obligeant les automobilistes à arrêter. Toutefois, comme nous avons 52 routes, le projet est difficilement réalisable. Nous croyons qu’il serait très utile, toutefois, de placer des enseignes en dehors des cités et villes, à toutes les bifurcations et aux croisements des routes les plus importantes. Nous commencerons par les endroits les plus dangereux. […]
Les enseignes que nous poserons seront entretenues par nos cantonniers. Les automobilistes ne seront tenus d’arrêter qu’à l’endroit où il y aura une enseigne. S’il n’y a pas d’enseigne, les automobilistes ne seront pas tenus d’arrêter. Le soir, ces enseignes seront illuminées. […]
Nous allons faire l’éducation des automobilistes pour l’arrivée sur les boulevards comme nous l’avons faite pour l’arrêt aux traverses à niveau. Et nous aurons des officiers de vitesse pour faire observer la loi. Je crois que ce projet est dans l’intérêt public; c’est une mesure de protection qui ne peut être que très utile. (8 février)
Femmes et société
Parmi les sujets abordés à l’Assemblée législative, figure le droit de vote des femmes. Anatole Plante, député libéral de Montréal-Mercier, parraine le projet de loi (bill 153). Son plaidoyer est construit autour du fait qu’il ne croit pas « que le foyer soit mis en danger par le vote des femmes ».
Plusieurs députés jugent au contraire que la place de la femme est au foyer et s’expliquent mal pourquoi elles cherchent à « envahir » le domaine politique. En cela, ces parlementaires sont au diapason avec le discours véhiculé par les élites de la société québécoise qui prônent toujours un Québec « catholique et nataliste »39. L’homme et la femme ont chacun leur rôle à jouer et « le rôle de la femme c’est la maternité », pense Arthur Bélanger, député libéral de Lévis. Aussi, les propos de Raoul-Paul Bachand, député de Shefford, illustrent bien l’esprit de cette époque, et ce, au grand dam des suffragettes venues assister au débat, dans les tribunes publiques du Salon vert :
Cette question de vote a depuis longtemps suggestionné l’imagination des Ontariennes et a même fini par s’infiltrer quelque peu chez nous. On s’explique que nos voisines cherchent à occuper les loisirs que leur laisse une famille restreinte et souvent inexistante. Il en va tout autrement chez nos Canadiennes françaises où le désœuvrement domestique est chose inconnue, à raison des nombreuses familles qui accaparent l’attention de la mère et de ses filles.
Je crois qu’il est plus pratique et il n’y a pas de doute qu’il est autrement méritoire de faire, comme nos bonnes mères de Québec, des électeurs éclairés et patriotes que de rêver de faire des électrices ou de fonder un parti mauve!
Josette vaut mieux qu’Emmeline Pankhurst40! C’est par le berceau et non par le bulletin de vote que la Canadienne française a fait survivre notre race. Le rôle qu’elle a joué dans notre histoire est autrement noble et patriotique que celui qu’on voudrait lui imposer et qui ne manquerait pas, si elle s’y prêtait, de la détourner de sa véritable mission. (20 janvier)
Les arguments des députés en faveur du bill ne sont pas sans fondement, il va sans dire. Joseph Henry Dillon a beau expliquer que ce « ne sont pas les femmes qui ont envahi le domaine politique, c’est le gouvernement qui a envahi leur champ d’action », il ne peut rien contre les préjugés tenaces. Le bill est donc envoyé à six mois par un vote de 52 contre 23, ce qui met un terme à l’étude de la loi.
Paradoxalement, le gouvernement de Taschereau admet que la femme puisse travailler en dehors du foyer. La loi du salaire minimum des femmes, adoptée en 1919, est bien là pour le prouver. En 1932, cette loi est modifiée dans le but d’enquêter sur les salaires versés aux femmes. En comité général, Joseph-Achille Francoeur, député libéral de Montréal-Dorion, se permet d’attirer l’attention du ministre du Travail « sur le trop grand nombre de femmes et filles qui prennent la place des hommes « :
La Commission, poursuit-il, devrait enquêter sur l’envahissement des femmes dans tous les domaines, ce qui a pour effet d’enlever de l’ouvrage aux pères de famille. Il en résulte aussi que les patrons, pour payer moins cher, emploient des femmes au détriment des pères de famille ou encore s’en autorisent pour payer les hommes moins cher, car l’échelle de salaires des femmes est généralement plus basse que celle des hommes en raison, apparemment, de leur production inférieure. Il y a là une situation anormale à laquelle il faudra certainement remédier. Je suggère que la Commission ait les pouvoirs d’enquêter sur cette situation. (11 février)
Le ministre Charles-Joseph Arcand lui répond que les attributions de la Commission ne se limitent qu’au salaire uniquement. Mais, termine-t-il, « quand les patrons auront à payer les femmes de façon raisonnable, peut-être qu’ils préféreront employer des hommes ». Autres temps, autres mœurs.
Notons que la loi sur l’équité salariale ayant « pour objet de corriger les écarts salariaux dus à la discrimination systémique fondée sur le sexe à l’égard des personnes qui occupent des emplois dans des catégories d’emplois à prédominance féminine » sera adoptée en 1996.
Les unités sanitaires
Les débats sur les unités sanitaires se déroulent entre le 4 et le 16 février 1932; ceux-ci s’inscrivent dans un contexte où la tuberculose, la rougeole, la diphtérie et la scarlatine font rage dans le Québec du début du XXe siècle.
La création d’unités sanitaires a pour objectif de réduire le taux de mortalité, particulièrement chez les enfants. Le député de Beauce, Joseph-Édouard Fortin, explique que c’est le Dr Alphonse Lessard, chef du service provincial d’hygiène, qui a créé la première unité sanitaire en Beauce en 1922. Il résume en quoi consistent ces organismes publics, financés par la province, par les municipalités et par un octroi de Rockefeller :
Une unité sanitaire, c’est un bureau d’hygiène miniature établi dans un comté qui a à sa tête un directeur qui s’occupe de cela. Le directeur de cette unité est un médecin qui n’a pas le droit de faire de la pratique privée. Il est aidé par un inspecteur sanitaire chargé des conditions hygiéniques dans les édifices publics, les boucheries, les boulangeries. Il fait aussi la surveillance du service de l’eau. Le personnel comprend aussi une ou deux gardes-malades. (4 février)
En réponse au député libéral de Montréal-Mercier, Anatole Plante, qui voulait établir une unité sanitaire dans tous les comtés de la province, Taschereau plaide que le manque à gagner dans les coffres de l’État et l’endettement des municipalités empêchent le gouvernement d’aller plus avant. Le premier ministre l’assure toutefois qu’il en sera autrement lorsque la situation économique se sera améliorée. Puis, à la session de 1933, le gouvernement fera un pas en avant en donnant au lieutenant-gouverneur en conseil « le pouvoir de créer des unités sanitaires dans les comtés où elles n’existent pas encore41 ».
Les Juifs et les écrits diffamatoires
Les années de crise sont des années de frustration. Dans les milieux étudiants, parmi les jeunes nationalistes, chez les Canadiens français en général mais aussi chez les anglophones, nombreux sont ceux qui attribuent aux Juifs tous les maux de leur époque42. Boucs émissaires des années 1930, les Juifs sont également dans la mire d’Adrien Arcand et de son journal Le Goglu. L’antisémitisme est affiché au grand jour dans les feuilles de ce journal, mais aussi dans le Miroir.
Au-dessus de la mêlée, le Parti libéral se veut conciliant. La loi de 1930 concernant les écoles juives en témoigne43. Homme de compromis, Taschereau lui-même « considérait les écrits d’Arcand comme une tache particulièrement sombre sur la réputation de la province44 ».
Quand bien même, les propos haineux et les calomnies publiés dans Le Goglu et dans le Miroir heurtent de plein fouet les deux députés juifs de l’Assemblée législative. Peter Bercovitch, député libéral de Montréal-Saint-Louis, et Joseph Cohen, député libéral de Montréal-Saint-Laurent, réagissent avec le bill 167 concernant la publication de la diffamation écrite.
L’objet du bill vise à empêcher la publication de libelles non seulement contre les Juifs, mais contre toute nationalité quelle qu’elle soit. Dans les circonstances, pour le bon renom de la réputation de la communauté juive du Québec, cette loi permettrait de traîner les diffamateurs devant les tribunaux pour les obliger, au moins, à prouver les accusations portées contre eux. Aucune action en dommage ou recouvrement ne pourrait être intentée cependant.
Cette mesure est loin de faire l’unanimité chez les libéraux. Au nom de la liberté de presse, le bill ne franchit pas la deuxième lecture. Il est décidé plutôt de référer la délicate question à un comité composé de parlementaires. Dans l’intervalle, les députés expriment l’opinion « que toute campagne destinée à créer, dans la province, des dissensions de race et de croyance, est condamnable et malheureuse et ne rencontre pas l’approbation des députés de cette Législature » (18 février).
Taschereau rappelle qu’il demeure indigné par les écrits diffamatoires qu’il a lus. Mais il ne croit pas « que l’opinion publique de la province soit prête à accepter une mesure aussi radicale que celle-là ». Il invite enfin ses deux collègues juifs à « porter un message aux leurs, de leur dire que nous les considérons comme de bons citoyens respectueux de l’ordre. Qu’ils méprisent ces attaques: ils pourront sans crainte marcher le front haut parmi notre population ».
De choses et d’autres…
La 1re session de la 18e Législature touche de nombreux sujets. La crise et le chômage obligent les députés à œuvrer pour le mieux-être de la société. Diverses mesures sont adoptées pour venir en aide aux chômeurs : le bill 17 concernant l’aide aux chômeurs, le bill 42 modifiant la loi de l’aide aux chômeurs de 1930 et le bill 54 concernant les salaires et les gages des ouvriers et journaliers employés aux travaux entrepris pour remédier au chômage. L’un de ces chantiers qui viennent en aide aux travailleurs victimes de la crise est ouvert à Charlesbourg, afin d’établir le jardin zoologique de Québec « pour l’instruction et l’amusement du public » (bill 52).
Pour contrebalancer les dépenses consacrées pour la lutte au chômage, le gouvernement cherche à garnir les coffres de la province. De nouvelles taxes sont instaurées : taxe sur la gazoline (bill 40), taxe sur les divertissements (bill 66), taxe du chômage sur les liqueurs alcooliques (bill 62), taxe d’hôpital (bill 65), taxe sur certaines mutations de propriété (bill 64), taxe sur les corporations (bill 60). Toujours pour renflouer le Trésor public, il y a même une rumeur voulant que le gouvernement songerait à étatiser la fabrication et la vente de la bière, ce que dément le premier ministre à la séance du 26 janvier.
La radio est aussi un sujet qui divise les libéraux et les conservateurs. Alors que les premiers contestent au gouvernement fédéral la juridiction en matière de radiophonie, les seconds concèdent volontiers ce pouvoir. Duplessis craint surtout que la radio d’État créée par le premier ministre serve d’outil de propagande pour le gouvernement45. En vain, Duplessis présente donc le bill 176 pour « faire disparaître des statuts de la province une loi adoptée l’an dernier et qui autorisait le gouvernement à contrôler la distribution des longueurs d’onde, les permis pour postes récepteurs et émetteurs, etc. ». Au nom de l’autonomie provinciale, Taschereau entend conserver les choses telles quelles.
Enfin les débats de l’Assemblée législative de 1931-1932 nous apprennent que le gouvernement a passé une commande au sculpteur Alfred Laliberté pour réaliser 200 statuettes destinées au Musée du Québec. Cette collection de sculptures d’art est connue sous le nom de collection des « Vieux Métiers » , « Vieilles Coutumes », et « Vieilles Légendes » de chez nous.
Faits divers, faits cocasses…
Un détail inusité se déroule lors d’un vote sur la fameuse loi Dillon. Au moment du vote, Duplessis prend la parole, ce qui est contraire au Règlement de l’Assemblée législative. Une tradition parlementaire britannique permet cependant à un député de parler au cours d’un vote en autant qu’il se couvre la tête. Au Québec, cette coutume est conservée jusqu’en 1941.
Duplessis demande à un page de lui apporter un chapeau, n’importe lequel. C’est celui de Pierre Bertrand, député de Saint-Sauveur, qui lui est offert. Durant le même vote, Taschereau veut donner la réplique au député de Trois-Rivières et lui demande donc de lui prêter son chapeau. Or, la Gazette rapporte que le chapeau lui allait si mal que la Chambre se mit à rire. Le premier ministre l’enleva aussitôt46 :
M. Duplessis (Trois-Rivières): Non, non, gardez-le pendant que vous parlez.
L’honorable M. Taschereau (Montmorency): (Souriant) Nous n’avons pas la même tête. (Rires)
À la toute fin de la session également, durant l’étude détaillée des crédits pour les asiles d’aliénés, L’Action catholique rapporte qu’« un gracieux aéroplane de papier vient se loger sur la tête neigeuse de l’assistant greffier, M. Fournier47 ». La députation éclate de rire pendant que le président du comité, Lucien Dugas, tente de rétablir l’ordre. Taschereau et Duplessis sont au diapason pour qualifier cet incident cocasse, disant que tous les aliénés ne sont pas dans les asiles.
Critique des sources
Par Christian Blais
En 1931, Edmond Chassé, de L’Événement, célèbre le 25e anniversaire de son entrée à la Tribune de presse de l’Assemblée législative. À la fin de son premier compte rendu de la nouvelle session, il relate quelques souvenirs personnels :
Nous y revenons [à l’Assemblée] chaque année avec un plaisir nouveau et l’espoir que les débats seront intéressants. Jamais la Chambre n’a été si nombreuse. Il y a quatre-vingt-dix députés à l’Assemblée législative maintenant. Nous espérons qu’ils brilleront tous dans les débats et que (ce mot n’est pas de nous mais d’un candidat battu) nous ne pourrons pas dire : « Ils sont là quatre-vingt-dix et ils ont de l’esprit comme dix48… «
Le même jour, Georges Léveillé, courriériste au Soleil, livre ses états d’âme. Il décrit l’atmosphère dans laquelle baignent les membres de la Tribune :
Le courriériste parlementaire qui n’en est pas à sa première session ne trouve peut-être plus dans l’inauguration d’un nouveau Parlement l’élément de nouveauté qui constitue une des principales joies du métier. Au cours des ans, il a laissé pas mal de sa toison d’illusions sur les hommes et les choses aux épines de la route. Les événements sont pour lui ce qu’est un « cas » pour le chirurgien. Il a tant vu que même le plus beau n’est tout de même qu’un « cas » où il s’agira de promener le scalpel et le bistouri le plus diligemment possible.
Haut juché dans sa tribune entre ciel et terre, le journaliste ne voit plus les hommes qui se meuvent sur le tapis vert de l’Assemblée, en surface, mais en profondeur. Peut-être est-il devenu phrénologiste malgré lui à n’examiner que des crânes de toutes sortes, des étroits et des larges, des ronds et des oblongs, des dénudés et des chevelus?
Il lui devient presque facile de découvrir des sentiments que l’on croit bien cachés, de saisir au vol certains élans d’ambition personnelle, de distinguer les rouages d’un mouvement de haute éloquence et chaque session lui apporte du matériel nouveau à mettre sous sa plume49.
Les autres membres connus de la Tribune sont : Elias Flynn à L’Événement et président de la Tribune; Georges-Émile Marquis (futur directeur de la Bibliothèque de la Législature) et Victor Mathieu au Soleil; Ewart E. Donovan et Abel Vineberg à la Gazette; Damase Potvin à La Presse; Henri St-Pierre au Montreal Daily Star; Joseph-Amédée Gagnon au Quotidien et Alexis Gagnon au Devoir. À ce nombre s’ajoutent les noms du lieutenant-colonel Beaubien, J. L. Boulanger, Arthur Duquet, Lucien Frigon, Laurent Morency et Charles Raymond50. Tous ces journalistes ont pour fonction de relater « le plus clairement possible » – selon les termes d’Omer Héroux – les débats de la session en cours51.
D’autres journaux ont été consultés pour les fins de la reconstitution des débats : L’Avenir du Nord, L’Éclaireur, La Bonne Parole, La Croix, La Gazette de Maniwaki-Gatineau, La Gazette du Nord, La Nouvelle Revue, La Parole, La Riposte, La Terre de Chez Nous, La Voix de Gaspé, La Voix des Bois-Francs, L’Action populaire, L’Autorité, Le Bien Public, Le Bulletin des Agriculteurs, Le Canada Français, Le Canadien de Thetford, Le Clairon de Saint-Hyacinthe, Le Colon, Le Courrier de Berthierville, Le Courrier de l’Islet, Le Courrier de Papineau, Le Courrier de Saint-Hyacinthe, Le Courrier-Sentinelle, Le Droit, Le Gaspésien, Le Guide, Le Journal, Le Journal de Waterloo, Le Lotbinière, Le Mégantic, Le Messager de Verdun, Le Monde Ouvrier, Le Nationaliste et le Devoir, Le Petit Journal, Le Peuple, Le Progrès de Valleyfield, Le Progrès du Golfe, Le Progrès du Saguenay, Le Quotidien, Le Saint-Laurent, L’Écho de Frontenac, L’Écho de Saint-Justin, L’Écho du Saint-Maurice, L’Étendard ou L’Étendard de Bellechasse, L’Étoile de l’Est, L’Étoile du Nord, L’Illustration, L’Union des Cantons-de-l’Est, Sherbrooke Daily Record, The Canadian Labor Press, The Shawinigan Standard, The Spokesman, The St.Maurice Valley Chronicle, The Standard et The Stanstead Journal.
Dans l’ensemble, la session parlementaire de 1931-1932 a été bien couverte par les journalistes de la Tribune de la presse. Seuls quelques rares passages ont été résumés à outrance par les courriéristes, ne laissant que des bribes d’informations inutiles à la bonne compréhension des débats. À deux occasions, par exemple, Le Soleil indique que des députés d’opposition prennent la parole « pour faire de l’obstruction » ou pour « allong[er] puérilement le débat, au nom des principes sacrés de la démocratie et de la justice, en maudissant la dictature et l’esclavage des cultivateurs asservis à la toute-puissance de l’inspecteur général ». Évidemment, ces propos partisans n’ont pas été considérés pour reconstituer les passages en question.
Règle générale cependant, les comptes rendus des débats sont réalisés avec rigueur. À preuve, aucune question de privilège n’est soulevée par les députés pour se plaindre du travail des courriéristes parlementaires. Il n’y a que la ligne éditoriale de certains journaux qui hérisse parfois. À la séance du 12 février, Taschereau s’en prend ainsi à L’Action catholique:
En autant que L’Action catholique est concernée, je fais appel aux députés de cette Chambre et je leur demande: Quand ce journal trouve que nous faisons bien? Y a-t-il une seule mesure que l’on n’a pas critiquée à L’Action catholique? C’est un journal bleu, un journal tory et pas autre chose. Si on veut montrer aux libéraux le chemin du ciel de cette façon, on se trompe. On nous a combattus tant qu’on a pu aux dernières élections et précédemment. On a vu le résultat.
La direction que donne ce journal n’a pas d’influence. Qu’il soit donc franchement indépendant! J’aime mieux un journal franchement conservateur. À chaque élection, et à la dernière même, ce journal a travaillé contre nous. Au cours de la session, est-il une mesure qui nous ait attiré les louanges, l’approbation de L’Action catholique? Non. D’ailleurs, je puis dire que la direction politique de ce journal ne compte pas.
S’il veut avoir du poids, ce n’est pas ainsi qu’il doit procéder. Dans le moment, s’il en est ainsi, c’est qu’il manque certaines autorités à Québec. Demandez à la jeunesse libérale ce qu’elle en pense, si L’Action catholique lui montre des bons principes. Mieux dirigé, ce journal pourrait faire beaucoup de bien, mais comme chef de mon parti, comme citoyen, je suis ennuyé de sa guerre sournoise de tous les jours sous le manteau de la religion. Qu’il continue cependant: nous n’en serons pas pires.
De toute évidence, le courriériste de L’Action catholique ne lui en tient pas rigueur. On en veut pour preuve le récit de la dernière séance de la session :
L’Orateur est à peine descendu de son siège qu’un combat homérique s’engage entre les députés et les courriéristes qui, du haut de leur galerie, lancent les projectiles les plus divers sur la tête des députés.
Les pacifiques jettent un regard atterré vers les journalistes, cependant que les plus anciens réalisent de suite que la tradition sera suivie encore cette année. Alors, c’est un échange de procès-verbaux, de rapports de tous les départements. Des centaines de bills sont lancés à la fois et vont s’étaler majestueusement sur le vert parquet qui disparaît bientôt sous l’avalanche des projectiles.
Par trois fois, les journalistes forcent l’armée législative à reculer et par trois fois les vaillants députés reprennent les hostilités... qui n’ont d’ailleurs pas cessé; car, plus les adversaires s’éloignent, plus les courriéristes y mettent d’adresse et de force. Les rapports les plus épais, même ceux de 400 pages, partent de la galerie comme autant d’obus, si bien que les ministres doivent se retrancher tout près du siège de l’Orateur pour ne pas être blessés.
Fatigués de tant de valeureux succès, les journalistes semblent vouloir diminuer le feu quand les "Statistiques provinciales" lancées par une main malhabile, vont abattre deux lampes et deux becs de gaz.
Une voix lance: Les gaz asphyxiants maintenant!
Bientôt, en effet, une odeur caractéristique se répand en Chambre et l’on doit appeler un plombier. Afin de permettre à cet homme de réparer la « fuite », on accorde une trêve. À peine son travail est-il terminé, que trois messagers arrivent à la galerie avec des brassées de rapports et de bills. Toujours encouragés par le rire (aux larmes) de M. Taschereau et de ses collègues (son fils est d’ailleurs l’un des plus agressifs chez l’adversaire), les combattants redoublent d’efforts pour faire reculer de nouveau l’armée législative. On est au plus fort du combat et l’on chuchote même qu’un confrère est blessé, quand un formidable "À l’ordre!" désarme les deux camps...
C’est l’Orateur qui vient réclamer le silence. L’huissier de la verge noire entre en Chambre et fait ses trois saluts traditionnels avec accompagnement de pupitres "obligato", pour apprendre à la députation que Son Honneur le lieutenant-gouverneur est disposé à les recevoir pour la prorogation52.
Notes de l’introduction historique et de la critique des sources
1. Bilan du siècle, Université de Sherbrooke, http://www.bilan.usherbrooke.ca
2. Voir : « Les gratte-ciel à Québec », L’Action catholique, 7 mars 1931, p. 30.
3. Ce dernier succède à Mgr Raymond-Marie Rouleau, mort en fonction le 15 mai 1931.
4. Comité central libéral, Deux chefs, deux figures : Taschereau et Houde, Montréal, Comité central libéral, 1930, 7 p.
5. Jean-Guy Genest, Vie et œuvre d’Adélard Godbout, Québec (Ph. D. histoire, Université Laval), 1977, p. 145-146.
6. Quelques scandales Taschereau : (première série), Québec, s.n., 1931, 56 p.; Les œuvres accomplies : ce que le gouvernement Taschereau a fait pour la voirie, 1931, 16 p. ; Asselin, Olivar, Le prêt agricole à 2 pour 100 : ce qu’un patriote éclairé pense de la promesse de M. Houde, s.l., s.n. 1931?, 4 p.
7. MM. Houde, Barré et autres : les principaux articles de leur "programme", l’inanité ou la mauvaise foi de leurs critiques: M. Taschereau et M. Houde: ce que c’est que Camillien Houde, son histoire, sa carrière publique, comment il a "pourri" en quelques mois l’administration municipale de Montréal, s.n, s.l., 1931, 35 p.; Le Gouvernement Taschereau et la classe ouvrière : les meilleures lois, les subventions les plus généreuses, s.l., s.n., 1931?, 7 p.; Grands prometteurs, petits donneurs : Bennett et Houde : leurs promesses, leurs actes : comment ils s’emploient à séduire le peuple et à le tromper, s.l., s.n., 1931, 16 p.; Le Gouvernement Taschereau et la classe ouvrière : les meilleures lois, les subventions les plus généreuses, s.l., s.n., 1931?, 7 p.; Le Gouvernement Taschereau et le chômage, s.l., s.n., 1931, 16 p.; Ouvriers de la province de Québec..., lisez le record incroyable du fabricant de promesses Camillien Houde, Montréal, Comité central libéral, 1931?, 7 p.
8. Bernard Vigod, Taschereau, Sillery, Septentrion, 1996, p. 226.
9. Robert Rumilly, Histoire de la province de Québec, Montréal, Fides, 1959, p.189-193; MM. Houde, Barré et autres…, p. 15.
10. « La session qui s’ouvre », Le Soleil, 3 novembre 1931, p. 4.
11. Jean-Marie Lebel, Québec 1608-2008 : Les chroniques de la capitale, Québec, PUL, 2008.
12. « Ouverture de la session à Québec », L’Événement, 4 novembre 1931, p. 8.
13. « La session qui s’ouvre », Le Soleil, 3 novembre 1931, p. 4.
14. David s’absente à la fin de la session, pour cause de maladie.
15. Comité central libéral, Deux chefs, deux figures…
16. Cité par J. A. A. Lovnik, « Le pouvoir au sein du Parti libéral provincial du Québec, 1897-1936 », dans Réjean Pelletier (dir.), Partis politiques au Québec, Montréal, Éditions Hurtubise HMH, 1976, p. 113.
17. Ce qui fait dire à l’opposition que le gouvernement a la manie « de protéger les grosses compagnies contre l’intérêt public » (14 janvier).
18. « La session qui s’ouvre », Le Soleil, 3 novembre 1931, p. 4.
19. « Le gouvernement créera de nouvelles sources de revenu afin de pallier au chômage », Le Canada, 4 novembre 1931, p. 2.
20. Robert Rumilly, Histoire de la province de Québec, Montréal, Fides, 1961, p. 13.
21. Omer Héroux, « Début de session », Le Devoir, p. 1.
22. Depuis le 18 mars 1931, le jour de l’Armistice, qui était commémoré le jour de l’Action de grâces, est déplacé au 11 novembre et intitulé « jour du Souvenir ».
23. B. Vigod, Taschereau…, p. 227-228.
24. Le 13 septembre 1841, l’Assemblée législative du Canada-Uni procédait à une enquête publique sur les élections à la suite des 17 contestations d’élection intentées au cours de cette première session parlementaire.
25. R. Rumilly, Histoire de la province de Québec, Montréal, Fides, 1961, p. 8.
26. Frédéric Lemieux, Christian Blais et Pierre Hamelin, L’histoire du Québec à travers ses lieutenants-gouverneurs, Québec, Publications du Québec, 2005, p. 189.
27. Ralph Benoît était le neveu et le secrétaire principal du premier ministre Louis-Alexandre Taschereau.
28. Journal personnel du lieutenant-gouverneur Henry George Carroll, vol. III (du 21 juin 1931 au 31 décembre 1931), p. 494-509. Fonds Henry George Carroll, 1888-1939, Archives de l’Assemblée nationale du Québec, P22.
29. Cité par R. Rumilly, Histoire de la province de Québec, Montréal, Fides, 1959, p. 199.
30. Christian Blais, Gilles Gallichan, Frédéric Lemieux et Jocelyn Saint-Pierre, Québec : quatre siècles d’une capitale, Québec, Publication du Québec, 2008, p. 431.
31. Six députés ministériels ont voté avec l’opposition, à savoir: MM. Joseph Samson (Québec-Centre), Joseph Power (Québec-Ouest), J.-A. Francoeur (Montréal-Dorion), Lucien Lamoureux (Iberville), J.-W. Morel (Témiscouata) et J.-P.-C. Lemieux (Wolfe).
32. C. Blais, G. Gallichan, F. Lemieux et J. Saint-Pierre, Québec : quatre siècles d’une capitale…, p. 432.
33. Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert et François Ricard, Histoire du Québec contemporain : Le Québec depuis 1930, Montréal, Boréal Express, 1989, p. 33.
34. B. Vigod, Taschereau…, p. 235.
35. John A. Dickinson et Brian Young, Brève histoire socio-économique du Québec, Sillery, Septentrion, 2003, p. 307.
36. R. Rumilly, Histoire de la province de Québec, Montréal, Fides, 1961, p. 38.
37. Vincent Lemieux, Le Parti libéral du Québec : alliances, rivalités et neutralités, Québec, PUL, 2008, p. 38. Sur le même sujet, voir : B. Vigod, Taschereau…, p. 236.
38. Ce dossier ne sera réglé qu’à la session de 1940.
39. J. A. Dickinson et B. Young, Brève histoire socio-économique…, p. 315. En complément d’information, voir : « Plus tard le vote des femmes », L’Événement, 27 mars 1931.
40. Emmeline Goulden Pankhurst, suffragette britannique née à Manchester en 1858. Elle mourut à Londres le 14 juin 1928, peu après que les femmes britanniques eurent obtenu le droit de vote sans restriction. En 1918, seules les femmes britanniques de plus de 30 ans, propriétaires ou diplômées universitaires, avaient le droit de voter.
41. Voir bill 49, 6 avril 1933.
42. B. Vigod, Taschereau…, p. 215-216; J. A. Dickinson et B. Young, Brève histoire socio-économique…, p. 322.
43. Voir bill 39, adopté lors de la 17e législature, 3e session. Voir aussi : Pierre Anctil et Gary Caldwell, Juifs et réalités juives au Québec ,Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1984, 371 p. et Débats sur les écoles juives : débats de l’Assemblée législative, 17e législature, 3e et 4e sessions : séances du 28 mars au 4 avril 1930, et du 24 février au 4 avril 1931, 1930 et 1931, texte établi par Louis Audet, Josée Levasseur et Jocelyn Saint-Pierre, Québec, Service de la reconstitution des débats, Bibliothèque de l’Assemblée nationale, 2001, 75 p.
44. B. Vigod, Taschereau…, p. 216.
45. Conrad Black, Maurice Duplessis, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 1999, p. 75.
46. The Gazette, 3 décembre 1931, p. 1.
47. L’Action catholique, 20 février 1932, p. 4.
48. « Ouverture de la session à Québec », L’Événement, 4 novembre 1931, p. 8.
49. Le Soleil, 4 novembre 1931, p. 1.
50. Jocelyn Saint-Pierre, Les membres de la tribune de la presse : liste chronologique, 1871-1989, Québec, Bibliothèque de l’Assemblée nationale, 1990, Bibliographie et documentation, no 34.
51. Omer Héroux, « Début de session », Le Devoir, p. 1.
52. L’Action catholique, 20 février 1932, p. 4.