Par Chantal Charron
Le Québec, le Canada et le monde en 1919-1920
C’est contre toute attente que le premier ministre Lomer Gouin demande la dissolution des Chambres, le 22 mai 1919. Des élections générales se tiennent le 23 juin, et Gouin justifie ce geste « par le désir de consulter le peuple avant d’entamer un programme de Reconstruction comportant de grandes entreprises et, partant, de grandes dépenses1 ». La date n’est pas choisie au hasard, puisqu’il s’agit de l’anniversaire de la grande victoire de Sir Wilfrid Laurier en 1896, et que le Québec porte encore le deuil de l’ancien premier ministre canadien, mort en février2.
Quatre jours plus tôt, le 18 mai, Québec accueillait ses héros du 22e bataillon, partis se battre de l’autre côté de l’Atlantique. Le gouvernement Gouin entend d’ailleurs faciliter leur retour au pays, au moment même où il compte poursuivre le processus de colonisation de la province; en pleine campagne électorale, le premier ministre sortant déclare: « À tous les bras inoccupés, il faut trouver des terres fertiles et, aux terres inoccupées, il faut donner des bras vigoureux3 ».
Les libéraux de Gouin sont une fois de plus reportés au pouvoir, cette fois avec 91% des sièges. Le 7 août, à Ottawa, William Lyon Mackenzie King est élu chef du Parti libéral du Canada, succédant à sir Wilfrid Laurier.
Bien que l’armistice ait été signé le 11 novembre 1918, la Première Guerre mondiale ne prend fin officiellement que le 28 juin lorsque la France, ses alliés et l’Allemagne ratifient le traité de Versailles. Le pacte de la Société des Nations avait aussi été paraphé deux mois plus tôt : le rôle de cet organisme situé à Genève sera de maintenir la paix entre les pays, afin d’éviter que ne se reproduise un conflit aussi meurtrier que la Grande Guerre. Le Canada, dont 60 661 soldats sont morts au combat, obtient, par l’intermédiaire du premier ministre Borden, le droit de signer séparément de la Grande-Bretagne les traités de paix. Le Parlement canadien se réunit alors en session spéciale, procédure qui démontre hors de tout doute que le Canada ne se considère plus comme une simple colonie, que ce soit dans ses relations avec la Grande-Bretagne ou avec les autres pays4. Il ratifiera à son tour les clauses du traité de Versailles le 12 septembre, marquant ainsi le début de son indépendance par rapport à la Grande-Bretagne5. La guerre aura fait du Canada une nation autonome et pavé la voie au statut de Westminster de 1931.
Le monde est encore en pleine ébullition : les grèves ouvrières sont monnaie courante dans presque tous les pays du monde occidental, tandis que plusieurs pays d’Europe de l’Est passent sous le régime communiste, non sans effusion de sang. Réunie à Versailles, la Conférence de la paix met sur pied la Commission de la législation internationale du travail, présidée par le syndicaliste américain Samuel Gompers et composée des représentants de neuf pays. Elle adopte une charte internationale du travail, affirmant qu’« une paix universelle et durable ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale », et prend le nom d’Organisation internationale du Travail6.
Au Canada, une grève générale paralyse Winnipeg du 15 mai au 25 juin. Des grèves sont également déclenchées dans plusieurs usines du Québec, par solidarité envers les grévistes de Winnipeg. Cependant, les ouvriers retournent au travail à peine quelques semaines après le début des conflits7. Déjà, à l’hiver 1920, le député libéral Armand Boisseau (Saint-Hyacinthe) exprime sa satisfaction devant le fait que le Québec demeure imperméable à toutes les agitations qui sévissent un peu partout à travers le monde, se réjouissant ainsi que « chez nous, […], le radicalisme, le communisme et toutes les autres maladies au monde durant la période de guerre qui vient de se terminer n'ont aucune chance de prendre racine » (15 janvier).
Le 23 mars, l’ancien journaliste italien Benito Mussolini met sur pied un groupe paramilitaire. Les « Faisceaux de combat », qui comptent 17 000 membres à la fin de l’année 1919, donnent ainsi naissance au mouvement fasciste. En Allemagne, la République de Weimar est mise en place le 11 août, après que l’empereur Guillaume II eut abdiqué. Cette république, qui se veut démocratique et parlementaire, prendra fin en 1933 avec l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler.
Sur le plan économique, l’heure est à la Reconstruction; de l’Europe surtout, mais aussi du monde en général. Les États-Unis sont sortis grands vainqueurs d’une guerre dans laquelle ils ont tardé à intervenir. Les pays épargnés par les bombardements, comme le Canada, entendent bien venir en aide à ceux qui ont été ravagés, et dont les ressources alimentaires viennent même à manquer. Pour d’autres raisons, le rationnement des boissons alcooliques est aussi dans l’air du temps, aux États-Unis comme au Canada. Mais bien que destinée à être légalement interdite à partir du 1er mai 1919, la vente de « liqueurs enivrantes » échappera en partie à la prohibition dans la province de Québec. En effet, le gouvernement de Lomer Gouin avait invité les Québécois à se prononcer sur cette question lors de la tenue d’un référendum le 10 avril : ils se déclarèrent à 78 % en faveur de la libéralisation de la vente de bière, de vin et de cidre.
Les domaines de la culture et des loisirs connaissent aussi quelques moments difficiles. D’abord, un incendie détruit les pavillons du parc Sohmer le 24 mars. Lieu d’amusement très fréquenté de l’est de Montréal, le parc Sohmer, dont l’ouverture remontait à 1889, accueillait des rassemblements en tout genre : combats de boxe et de lutte, assemblées politiques, concerts ou encore rassemblements populaires pour les activités estivales ou hivernales. C’est ainsi qu’à l’angle des rues Panet et Notre-Dame, une partie du patrimoine culturel montréalais s’envole en fumée8. Puis, le 5 avril, la série finale de la coupe Stanley est annulée après la cinquième partie : le défenseur Joe Hall des Canadiens de Montréal vient de succomber, victime de la grippe espagnole9.
Les avancées technologiques se poursuivent, notamment dans le monde de l’aviation. Ses débuts sont somme toute encore modestes : un premier vol transatlantique reliant Terre-Neuve à l’Irlande est effectué le 14 juin 1919 par Alcock et Brown. Au niveau régional, un premier vol commandité par l’Exposition provinciale de Québec et piloté par le Français Georges L. Vézine effectue le trajet Québec-Montréal le 14 août, tandis qu’un premier hydravion, le Seagull, survole la métropole le 28 septembre.
À la mi-novembre paraît le premier numéro de La revue moderne. Elle est fondée par la journaliste Anne-Marie Gleason dite « Madeleine Huguenin », qui considère que les revues américaines « enseignent le mauvais goût et déforment trop souvent la mentalité de nos femmes et de nos jeunes filles ». La Revue moderne ne cessera d’être publiée qu’en juin 1960. Elle sera remplacée par la revue Châtelaine.
Parmi les grands disparus de 1919, on note le révolutionnaire mexicain Emiliano Zapata, assassiné le 9 avril, et le peintre français Pierre-Auguste Renoir, décédé le 3 décembre. Au Québec, l’ancien lieutenant-gouverneur de 1887 à 1892, Auguste-Réal Angers, s’éteint le 14 avril; le 20 décembre, son ancien secrétaire particulier et député conservateur à la Chambre des communes de 1878 à 1887, Philippe Landry, meurt à son tour.
Le 10 décembre 1919, le prix Nobel de la paix est attribué au président américain Thomas Woodrow Wilson, instigateur de la Société des Nations. La même journée s’ouvre à Québec la première session de la 15e Législature; pour une septième fois depuis 1897, les libéraux prennent place dans les fauteuils situés du côté droit de la Chambre.
Les parlementaires
Des élections générales ont eu lieu le 23 juin 1919 et le gouvernement sortant a une fois de plus obtenu la majorité, occupant 74 des 81 sièges que compte l’Assemblée législative. De ce nombre, 43 sont élus sans opposition. Cinq sièges sont occupés par des conservateurs, un de moins qu’à la session précédente –la pire performance de leur histoire. Charles Allan Smart (Westmount) et Charles Ernest Gault (Montréal-Saint-Georges) se font réélire sans opposition une semaine avant la tenue du scrutin, tandis que le chef Arthur Sauvé remporte la victoire dans Deux-Montagnes. Quant au Parti ouvrier, il réussit pour la première fois à faire élire deux députés, dans des comtés principalement peuplés de familles ouvrières : Aurèle Lacombe, président de l’Union des employés de tramways, récolte 89 % des suffrages exprimés dans Montréal-Dorion, et le wagonnier Adélard Laurendeau obtient 2 500 voix de plus que le candidat libéral A.-A. Desroches dans Maisonneuve.
Le 26 août, sir Lomer Gouin effectue un remaniement ministériel. Louis-Alexandre Taschereau obtient le poste de procureur général occupé auparavant par Gouin lui-même, ce qui laisse sous-entendre, selon plusieurs journalistes, que le premier ministre prépare discrètement sa sortie, puisque Taschereau est pressenti pour être son successeur10. Trois jeunes députés font leur entrée au cabinet : Louis-Athanase David, qui est nommé secrétaire de la province en remplacement de Jérémie-Louis Décarie qui ne s’est pas présenté aux élections et qui est d’ailleurs nommé juge en chef à la Cour des sessions de la paix de Montréal cette même journée; Joseph-Édouard Perrault, qui détient désormais le ministère de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, occupé à la session précédente par Honoré Mercier fils, lequel devient titulaire du ministère des Terres et Forêts, abandonné par Jules Allard; et Antonin Galipeault, promu au poste de ministre des Travaux publics et du Travail, laissé vacant par Taschereau. Les trois recrues remporteront leurs comtés respectifs (Terrebonne, Arthabaska et Bellechasse) aux élections partielles du 6 septembre11.
C’est le député libéral de Lotbinière, Joseph-Napoléon Francoeur, qui succède à Antonin Galipeault comme président de l’Assemblée législative. Qualifié par Rumilly d’« humoriste à froid », il est l’auteur de la célèbre motion qui porte son nom12. Ce choix ne fait toutefois pas l’unanimité, notamment au sein de la députation du district de Montréal, qui aurait souhaité que ce soit l’un des siens qui soit désigné pour occuper ce poste. À cela, le premier ministre répond que « dans les circonstances il ne devrait pas être question de district, l’Orateur de la Chambre ne doit être d’aucun district » et qu’ « il ne voit pas comment on pourrait s’opposer à qui que ce soit, que ses qualités et ses connaissances désignent à la position de président de la Chambre ». Les députés de Montréal insistent cependant pour voir leur district mieux représenté au sein du cabinet ministériel13. Un nouveau vice-président fait également son entrée au salon vert le 11 décembre, en la personne du libéral Adrien Beaudry, député de Verchères, tandis que Louis-Alexandre Taschereau agira à titre de leader de la Chambre.
Le Conseil législatif accueille deux nouveaux membres le 5 décembre. Il s’agit de Clément Robillard, ancien député de Montréal-Saint-Jacques qui succède à Jules Allard comme conseiller de la division De Lanaudière, et de Séverin Létourneau, de Montréal-Hochelaga, qui occupera le fauteuil laissé vacant dans Rigaud par Joseph-Adolphe Chauret, décédé en fonction le 1er août 1918.
Les chefs et leur parti politique
La session parlementaire qui débute le 10 décembre 1919 est la dernière que passe Lomer Gouin à l’Assemblée législative de Québec. Depuis le remaniement ministériel du 25 août, Louis-Alexandre Taschereau est dans l’antichambre du pouvoir et se prépare à occuper le fauteuil du premier ministre qu’il ne quittera qu’en 1936. En déclenchant des élections, son chef lui a fait cadeau d’un mandat clair sur lequel asseoir le pouvoir de son prochain cabinet, qu’il sera appelé à former dans un délai rapproché.
En attendant, Gouin tient les rênes sans grande difficulté. Les conservateurs sont peu nombreux à pouvoir semer des obstacles sur son parcours. Arthur Sauvé n’entend cependant pas baisser les bras pour autant. Dans sa réponse au discours du trône, le chef de l’opposition conservatrice soumet plusieurs questions aux libéraux, au pouvoir depuis 22 ans :
Nous avons eu des élections depuis la dernière session. On a fait beaucoup de promesses. À l'annonce de cette session, naturellement, on avait hâte de connaître cette nouvelle politique. Que serait-elle? La réalisation du programme libéral de 1897? Mais que fait-on des promesses de 1897? L'abolition des taxes? Où sont les belles promesses d'abolir le Conseil législatif? De diminuer les dépenses des ministères? La création d'un ministère de l'Instruction publique? L'école gratuite et obligatoire? La diminution de la dette? Une représentation plus proportionnelle des différentes classes de la société dans le gouvernement de cette province? Ou bien une politique conservatrice, c'est-à-dire une politique préparée par la lente évolution des idées et par l'évidente nécessité des situations? Si nous retranchons du discours du trône les mesures qui émanent de la législation fédérale et dont le coût d'application sera, pour la grande partie, soldé par le gouvernement d'Ottawa, que reste-t-il de si important qui puisse reconstruire et réaliser les promesses qui avaient été si solennellement faites par le Parti libéral? (11 décembre)
Il lui reproche également « son intimité avec les trusts, bénéficiaires probables du fameux programme de reconstruction ». Or, la proximité des libéraux de Gouin avec le milieu de la finance leur garantit de solides assises. La presse anglophone se range d’ailleurs derrière sir Lomer « et son gouvernement d’affaires ». Et tandis que la caisse des libéraux n’éprouve aucun mal à se remplir, celle des conservateurs ne bénéficie des largesses que de « trois ou quatre souscripteurs sérieux14 ».
En ce qui concerne leur programme législatif, les libéraux sont enclins au pragmatisme : ils présentent des projets de loi dont le contenu, axé sur le concret, est énoncé avec clarté. Pas de tergiversations fastidieuses sur les questions de principe. Il faut éviter le piège dans lequel est tombé le Parti conservateur qui s’est lui-même anéanti en se laissant influencer par le programme ultramontain15. Sauvé avait quant à lui prévu tenir une convention conservatrice pour le 10 juin 1919. Il compte faire adopter un programme et préciser l’orientation de son parti. Il souhaitait par la même occasion mettre en jeu son titre de chef du parti, puisque des députés tories comme Gault et Smart éprouvaient bien du mal à le reconnaître comme tel. Mais Gouin l’a pris de court en déclenchant des élections :
Et pourquoi l'honorable chef de l'opposition se plaint-il de ce qu'il ait été pris par surprise? Parce qu'il n'a pas eu le temps de réorganiser son parti? M. l'Orateur (en souriant), depuis 1916, l'honorable chef de l'opposition parle de cette réorganisation. Il nous en a reparlé en 1917, en 1918 et, en 1919, il se réorganisait encore quand les élections sont arrivées. Dans une interview, il a affirmé qu'il n'y a plus la moindre organisation au sein du Parti conservateur dans la province, qu'il devrait y avoir une meilleure compréhension entre chefs de parti. Et plus il veut organiser son parti, plus il en diminue le corps. Si bien que, si nous avions attendu six mois de plus pour faire les élections, nous aurions eu quelque misère à sauver l'honorable chef de l'opposition. (Rires et applaudissements) (11 décembre)
Même si Arthur Sauvé « érig[e] en doctrine la séparation des deux groupes conservateurs, provincial et fédéral », et que le journal La Minerve, « organe personnel du chef de l’opposition provinciale [a été] écarté des conservateurs fédéraux par son attitude anticonscriptionniste16 », son parti subit les contrecoups des velléités conscriptionnistes de ces derniers, auxquelles se sont opposés avec véhémence la majorité des Canadiens français de la province de Québec. Il présente un programme que l’historien Jean-Louis Roy qualifiera d’ « audacieusement conservateur » et dont les principaux points sont les suivants : une réforme scolaire, la simplification de l’administration de la justice, la création d’un ministère du Travail, l’autonomie de la Ville de Montréal, l’autonomie provinciale, la réforme (ou l’abolition) du Conseil législatif, la représentation proportionnelle, et des élections à date fixe17.
Depuis les élections de 1916, un nouveau parti a officiellement vu le jour : il s’agit en fait de la section québécoise du Parti ouvrier du Canada, dont le congrès de fondation s’est tenu en novembre 1917. Au moment où Gouin choisit de déclencher des élections, le candidat ouvrier dans Montréal-Sainte-Marie, Alfred Mathieu, croit que « les ouvriers se plaignent de ne pas avoir de représentant dans notre parlement provincial18 ». Le 3 juin 1919, en plein cœur de la campagne électorale, plus de 5 000 grévistes sont recensés à Montréal, au moment même où Winnipeg est paralysé par une grève générale. Les candidats ouvriers bénéficient de l’appui des unions internationales et, selon Rumilly, ils « devaient leur succès à un vent d’opposition ». Dans Maisonneuve, Adélard Laurendeau n’aura pas à affronter le secrétaire de la province, le libéral Jérémie Décarie. En mauvaise santé, ce dernier préfère s’abstenir de le combattre19. Laurendeau s’appuie sur le Club ouvrier Maisonneuve, une « sorte de forum qui réunit les ouvriers syndiqués dans l’est de Montréal20 ». Le programme que s’engagent à suivre les candidats du Parti ouvrier est présenté en sept points dans La Patrie du 3 juin 1919 :
1) la liberté de parole et de presse dans toute affaire concernant l’intérêt public;
2) l’abolition des dépôts d’élection et des qualifications foncières;
3) le suffrage universel;
4) la municipalisation des utilités publiques et des ressources naturelles;
5) que l’administration de la ville soit élue par le peuple en général, avec représentation proportionnelle; l’initiative, le referendum et le droit de rappel;
6) liberté industrielle, sociale et économique du peuple et spécialement de ceux qui dépendent exclusivement de leur travail manuel ou intellectuel pour subvenir à leurs besoins de vivre.
7) abolition des baux annuels21.
Les deux députés du Parti ouvrier vont cependant se laisser « séduire par la tentation libérale22 » et se rallier au parti au pouvoir, déclarant qu’ils n’ont pas l’intention « de siéger dans le no man’s land 23 ». Sauvé ne pourra pas compter sur eux comme il l’avait espéré.
Le discours du trône
Après quatre années d'une guerre épouvantable , une paix bienfaisante règne de nouveau sur le monde, et je vous invite à remercier la Providence d'avoir bien voulu mettre fin aux hostilités par la victoire des alliés.
C’est ainsi que le lieutenant-gouverneur Charles Fitzpatrick entame son discours du trône le 10 décembre 1919. Il commence d’abord par rappeler la visite du prince de Galles, accueilli avec enthousiasme dans la province de Québec, dit-il, pendant les dernières semaines de l’été. Cela témoigne selon lui de la fidélité des Canadiens français au roi George V et de leur attachement à la couronne britannique. Le futur Édouard VIII avait, entre autres, présidé l’inauguration officielle du pont de Québec, le 22 août.
Fitzpatrick se réjouit par la suite de la modernisation des procédés de culture, qui rendent plus abondante la production, ce que démontrent les statistiques de la dernière saison. Il se plaît aussi à souligner « l’amélioration sensible des produits laitiers ainsi que la faveur dont ils jouissent sur les marchés étrangers » ainsi que « les progrès de la coopération agricole et les bons résultats qu'elle a produits ».
Considérant que le fait d’encourager l’agriculture et de favoriser la colonisation constitue le « meilleur moyen de servir les intérêts de la province », il déclare que le gouvernement prévoit dépenser une somme de cinq millions de dollars afin de faciliter le peuplement de nouvelles terres, et que la Chambre sera appelée à adopter une loi à cet effet au cours de la session.
Il se montre également satisfait de la constance des progrès en ce qui concerne l’instruction publique, de même que « de constater l'intérêt de plus en plus considérable que toutes les classes de la société attachent à cette question ». Il annonce par la même occasion la construction prochaine des écoles techniques de Hull, Saint-Hyacinthe et Sherbrooke, de même que l’ouverture de celle de Trois-Rivières, prévue pour septembre 1920.
Il termine son allocution en faisant référence aux congrès d’Ottawa et de Washington, au cours desquels « la législation ouvrière de la province fut l'objet d'une attention sympathique », et tient à se faire rassurant sur le suivi que le gouvernement entend donner à cette question.
L’adresse en réponse au discours du trône est présentée le lendemain par le député libéral de Montréal-Saint-Jacques, Irénée Vautrin, et appuyé par Martin Madden, député de Québec-Ouest. Le jeune Vautrin24, qui en est à sa première session en tant que député, se lance d’ailleurs dans une longue envolée oratoire dont le lyrisme impressionne ses collègues. Inspiré par le projet de colonisation mis de l’avant par son parti, il parle de « l'avant-garde de cette phalange pacifique » qui sera organisée, du « colon hardi et robuste » respirant l'air « pur et vivifiant » des « coteaux majestueux que couronneront bientôt de hauts clochers d'églises » et « de coquets villages », persuadé que « la race qui grandira là gardera toute sa virilité ». Il s’enthousiasme aussi de la « loi merveilleuse des bons chemins » de 1912, qui a permis que la province soit « sillonnée en tous sens et littéralement couverte de boulevards de prospérité ». Plus prosaïquement, il en appelle à la création d’un ministère de l’Industrie et du Commerce, afin de « mettre de l’ordre et de la discipline dans notre monde industriel ».
Mais ce sont les interventions du premier ministre et du chef de l’opposition qui fournissent matière à discussion. Sauvé réclame, entre autres, des changements profonds à l’administration de la justice :
Dans mon humble opinion, un autre acte d'honnête homme que nous devrons accomplir à cette session, c'est dans une mesure qui assurerait une meilleure administration de la justice de façon à ce que tout coupable soit puni suivant la loi et le degré de gravité de son offense […] Une justice qui n'atteint pas la canaille de tout rang, une justice qui ferme les yeux sur les crimes et les abus, c'est une justice prostituée, et il convient de la changer. Trop de voleurs, trop d'escrocs restent impunis de nos jours […] C'est ce genre d'abus qui alimente le germe de la révolution. Une saine justice réprime non seulement les crimes, mais elle les prévient. Notre premier devoir, c'est de faire preuve d'honnêteté. Or, nous ne sommes pas honnêtes si nous refusons de changer un système qui protège et favorise la malhonnêteté. (11 décembre)
Mais Gouin évacue toute substance du propos :
Pourquoi le chef de l'opposition, désirant que l'on sévisse davantage contre le crime dans la province, prend sur lui de colporter au loin que la population se compose de voleurs, de criminels, de voyous et de vagabonds de toutes sortes, au moment précis où de tous les côtés on rend hommage à la haute moralité de notre province, où tous les hommes intelligents lui accordent leur admiration? Toute la presse du pays est unanime à vanter les qualités morales et intellectuelles de la province de Québec, tout le monde reconnaît que nulle part ailleurs la population est plus laborieuse, plus respectueuse de l'ordre et composée de bons et d'honnêtes travailleurs ainsi que de braves gens. (11 décembre)
Sauvé met aussi sur le dos du gouvernement libéral l’émigration massive des Canadiens français vers les États-Unis :
S'il y a eu dans le passé émigration des nôtres aux États-Unis, c'est parce que la politique nationale qui favorisait le développement de nos industries nationales était trop vivement combattue par les réciprocitaires et les libre-échangistes libéraux. Si cette politique eût été mieux appréciée, des manufactures et des centres auraient surgi plus vite dans la province. (11 décembre)
Gouin justifie le délai dans l’embargo sur le bois d’œuvre par la nécessité pressentie par les libéraux de mettre d’abord l’accent sur le développement des pouvoirs d’eau, puis sur l’importance « d'inviter le capital à investir dans le commerce du bois d'œuvre ». Il poursuit :
Quand cela a été fait, l'embargo a été mis pour protéger ce capital. En 1910, le gouvernement décréta qu'il ne serait plus possible d'exporter le bois de la couronne, à moins qu'il ne soit fabriqué ici. Et aujourd'hui, le Québec fabrique plus de pulpe et de papier que n'importe quelle autre province de la Confédération. (11 décembre)
Le chef conservateur espère au moins que les cinq millions de dollars que les libéraux comptent investir dans la colonisation « permettr[ont] de dire à nos compatriotes qui ont fui aux États-Unis : "revenez au pays, nous sommes enfin traités avec justice!" ».
Les finances publiques
Le trésorier de la province, Walter Mitchell, livre son discours sur le budget le 17 décembre 1919. Il présente d’abord l’état des comptes publics pour l’exercice finissant le 30 juin 1919. Il y expose par la suite le budget des dépenses pour l’exercice finissant le 30 juin 1921 : « M. l’Orateur, d’après les états et les chiffres que j’ai soumis à cette Chambre, il sera évident pour tous que la situation financière de la province est enviable. Ses bons sont recherchés par les capitalistes. Son crédit est des meilleurs sur les marchés monétaires du monde entier. »
Pour l’année budgétaire 1920-1921, Mitchell estime les revenus ordinaires à 11 673 904,09 $ et les dépenses ordinaires à 11 590 563,57 $, ce qui correspond à un surplus de 83 340,52 $. Le remboursement de la dette publique accapare 17,88 % des dépenses; l’instruction publique 14 %; l’administration de la justice 10,67 %; et les asiles d’aliénés 8,02 %. L’agriculture recevra 7,33 % et la voirie, 7,17 %. La colonisation, les mines et les pêcheries, ne recevront en principe que 5,66 % du budget; or, le trésorier avoue que le gouvernement demandera aussi à la Chambre l’autorisation d’emprunter cinq millions de dollars pour les fins du programme de colonisation.
La réplique de l’opposition ne se fait guère attendre; dès le lendemain, le député conservateur Charles Ernest Gault se charge de la livrer :
Lorsqu'on se réfère au relevé d'opérations de caisse, on peut voir qu'en dépit d'une avance provisoire de $1 million, si, au 1er juillet, tous les mandats avaient été payés, il aurait manqué à la province $47,873. Ce qui démontre que, dans un futur très proche, il faudra recourir à davantage d'emprunts si nous voulons mener à bien tout le travail entamé. Cela ne prend personne par surprise, puisque le ministre des Finances déclare lui-même qu'il faudrait emprunter dix millions pour la voirie. Il ne fait en outre de secret pour personne que le gouvernement désire trouver un million de plus pour boucler son prochain budget. Les estimés des dépenses, tels qu'ils ont été exposés hier par le trésorier, sont trop modérés pour être justes.(18 décembre)
Il ajoute ne pas craindre « pour le crédit de la province, ni d'emprunter lorsque le progrès de la province le requiert, particulièrement si les dépenses entraînent des retours substantiels ». Mais il croit que celle-ci devrait plutôt servir d’exemple en ne dépensant pas davantage que ses revenus ne le permettent, « alors qu'un vent de folie semble se répandre à travers le monde, ainsi qu'un désir insensé de richesse, de luxe et de bonheur » (18 décembre). Ces « années folles » prendront d’ailleurs fin abruptement le 29 octobre 1929, alors que la Bourse de New York s’effondre, entraînant le monde dans une crise économique sans précédent.
Les faits marquants de la session
La première session de la 15e Législature s’ouvre sur fond de rumeur : plusieurs journalistes ont la quasi-certitude qu’il s’agira de la dernière de Lomer Gouin en tant que premier ministre. Cela suscite des attentes chez certains journalistes qui, blasés de se retrouver une fois de plus à la Tribune de la presse pour couvrir une autre session, se consolent des possibles changements à venir.
Au total, 189 projets de loi sont présentés à l’Assemblée législative pendant la session de 1919-1920. Sur ce nombre, 164 reçoivent la sanction royale du lieutenant-gouverneur Charles Fitzpatrick. Les journaux sont plutôt unanimes sur l’intensité et la qualité du travail accompli durant cette session, considérant même que le gouvernement s’est occupé avec le plus grand sérieux de réaliser les promesses faites pendant la dernière campagne électorale. Malgré sa faiblesse numérique, l’opposition s’acquitte de sa tâche fort honorablement, en grande partie grâce à son chef qui démontre toujours la même conviction.
La session est prorogée le 14 février 1920. Au même moment, les funérailles de la petite Aurore Gagnon sont célébrées dans le village de Fortierville; soupçonnés du meurtre de l’enfant, son père et sa belle-mère sont arrêtés sur le parvis de l’église après la cérémonie25. Sinon, dans Le Devoir du lendemain, le journaliste Louis Dupire fait remarquer que très peu de gens ont assisté à la dernière séance de la session, et que cela est imputable au passage de la parade du Carnaval.
La colonisation
Considérant les cinq millions de dollars que le gouvernement Gouin promet d’y investir, la colonisation apparaît comme le projet d’envergure de la session. Avec le retour massif des soldats et les besoins criants de la population européenne, le moment semble opportun. Le député libéral de Saint-Hyacinthe, Armand Boisseau, explique le projet :
Les gouvernements au Canada ont décidé de faire appel aux soldats revenus du front, pour qu'ils aillent s'implanter sur la terre en culture et sur les terrains de colonisation. Il y a là, M. l'Orateur, 500,000 hommes qui doivent être réintégrés dans la vie civile; ils ont connu la vie des camps, avec sa discipline sévère, et les hasards d'une carrière périlleuse. Tâchons de les attirer dans la carrière de l'agriculture; incitons-les à vivre de la vie calme des champs. Ils sont assurés à l'avance que, sur la ferme où nous voulons les placer, ils auront la paix, la tranquillité, la prospérité et l'abondance.
Le développement de notre industrie agricole acheminera vers l'Europe affamée les produits de notre sol si fertile, et il nous amènera en retour l'argent et l'or dont nous avons tant besoin pour acquitter la taxation qui se fait plus lourde d'année en année et pour éteindre notre dette nationale qui a atteint un chiffre stupéfiant. (15 janvier)
Un programme simple de prime abord : il s’agit de restaurer l’Europe, de peupler de nouvelles régions de la province, et de réintégrer les soldats de retour du front à la vie civile. Mais pour cela, il considère qu’une campagne d’éducation doit être entreprise « pour que ces terres de la colonisation soient prises, cultivées et améliorées par nos militaires revenus au pays ». Le 13 février, alors que la session est à la veille de prendre fin, le ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, Joseph-Édouard Perrault, annonce que le gouvernement investira la somme de 5 000 $ pour la publication de cartes et de brochures visant à faire de la propagande en faveur de la colonisation, d’ici au 30 juin 1921. Il affirme également que « des articles destinés à aider la colonisation » seront fournis à tous les journaux.
Pour les libéraux, cette somme de cinq millions de dollars accordée pour ouvrir de nouvelles terres « démontre la grande importance que le gouvernement accorde à la colonisation ». Pourtant, selon l’historien Robert Rumilly, Lomer Gouin ne croit pas particulièrement à la colonisation; il ne lui accorde cinq millions de dollars que « sous la pression du clergé et de l’opinion "patriote"26 ».
L’agriculture
Le Québec de 1920, bien qu’en voie d’urbanisation et d’industrialisation, est encore une société rurale où l’agriculture soulève régulièrement des débats chez les parlementaires. L’octroi de subsides aux cercles agricoles ne fait pas l’unanimité pour autant : le chef de l’opposition trouve que le nombre de cercles tend à diminuer, et qu’ils semblent bien peu prospères. Le ministre de l’Agriculture, l’honorable Joseph-Édouard Caron (Iles-de-la-Madeleine), soutient de son côté que les cercles vont très bien, mais qu’effectivement le nombre de leurs membres diminue, puisqu’ils refusent désormais les cultivateurs qui ne se conforment pas à leurs règlements (8 janvier).
Arthur Sauvé se demande aussi pourquoi le gouvernement ne va pas tout de suite droit au but en établissant un crédit agricole, puisqu’il fait déjà des prêts aux syndicats d’élevage et que la population, surtout les colons, souhaite la mise sur pied d’un tel programme. Ce à quoi le ministre Caron répond qu’il est préférable de se montrer prudent et d’attendre de voir les résultats des essais réalisés dans les autres provinces avant de procéder. Il croit cependant que d’ici peu, « nous aurons un crédit agricole pour faciliter l'établissement des gens sur nos terres27 » (12 janvier).
L’instruction publique et les écoles supérieures
L’éducation est le plus puissant levier de l’action nationale; elle soulève, elle élève, elle entraîne vers le véritable progrès les générations nouvelles, les forces vives de la patrie28.
La question de l’instruction publique et des écoles en général occupe une place de choix pendant la session 1919-1920. Le gouvernement dépensera 2 100 000 $ pour ce secteur, soit une augmentation de 50 000 $ par rapport à l’année précédente. C’est le salaire des inspecteurs d’écoles qui fait d’abord l’objet de discussions. Le secrétaire Louis-Athanase David annonce « qu’à l’avenir, lorsque le gouvernement le jugera à propos, il pourra décréter une augmentation de salaire sans attendre l'adoption d'une nouvelle loi, puisqu'il reste encore une marge de 400$ entre le salaire actuel et le maximum [de 2 000 $] qui est fixé », et que 100 $ de plus leur sera accordé pour leurs dépenses de voyage (23 janvier).
Le chef de l’opposition trouve la « réforme » proposée par le ministre bien en deçà de ce qu’il aurait été convenu d’en attendre, compte tenu du fait que le gouvernement a provoqué des élections générales en prétextant la « Reconstruction ». Sauvé poursuit :
Je ne veux pas critiquer inutilement, mais il me semble que le gouvernement devrait améliorer l'inspection scolaire. Les inspecteurs devraient avoir un salaire plus élevé, plus en proportion avec l'importance de leurs travaux. De plus, les inspecteurs devraient être plus nombreux. Aujourd'hui, ils ont 8,060 élèves sous leur juridiction. C'est trop, ils ne peuvent faire du travail efficace. (23 janvier)
Il considère également que l’inspection scolaire s’avère insuffisante, voire inutile à plusieurs endroits. Selon lui, les deux seules visites que les inspecteurs effectuent par année dans chaque école ne justifient pas les 92 000 $ que le gouvernement dépense pour cette mesure, puisqu’elles « ne suffisent pas à assurer à l'école les réformes nécessaires » (23 janvier). De plus, il juge que les inspecteurs ont sous leur responsabilité des districts beaucoup trop grands. Sur la recommandation de l’inspecteur général Charles-Joseph Magnan, le gouvernement fait passer le nombre de districts de 55 à 57, ce qui en réduit la taille. Sauvé n’est pas davantage satisfait :
L'inspecteur d'écoles devrait être considéré comme un principal. Au lieu d'avoir de 125 à 150 écoles à visiter et 8,000 élèves sous sa juridiction, il devrait avoir 50 écoles et, au lieu de faire une visite en automne et une autre à la fin de l'année, il devrait être capable d'en faire une tous les mois dans certaines écoles, pour assurer aux enfants de ces écoles un enseignement pratique et efficace. Nous avons un programme qui constitue une grande amélioration, grâce au travail de M. le chanoine Ross et de M. l'abbé Desrosiers et aussi au comité catholique du Conseil de l'instruction publique. Il importe que ce programme soit bien compris et appliqué avec efficacité. L'inspecteur principal connaîtrait mieux nos institutrices. (11 février)
Le sort des instituteurs et institutrices fait également l’objet de discussions : non seulement les institutrices se font rares car elles ne restent pas longtemps dans l’enseignement, mais le nombre d’instituteurs diminue tous les ans. Les institutrices quittent pour se marier et avoir des enfants, et les municipalités de village ne sont pas prêtes à payer un salaire plus élevé à un instituteur qui décide de fonder une famille.
Un crédit de 111 000 $ est voté le 12 février pour l’inspection des écoles de même qu’un autre de 1 500 $ pour le rapport du surintendant. Les crédits destinés aux salaires des instituteurs et institutrices sont distribués parmi les écoles publiques en fonction du traitement annuel que les municipalités sont prêtes à leur accorder, pourvu qu’elles le paient.
Le gouvernement n’augmente pas le crédit aux écoles publiques. Encore une fois, 200 000 $ leur sont octroyés. « Le Conseil de l’instruction publique se contente de cette somme », de préciser le secrétaire David (30 janvier). Ce que critique vivement le chef de l’opposition, qui lui signale que « le nombre des écoles augmente », tandis que l’octroi aux écoles diminue d’un cent par élève. Les collèges classiques ne recevront pas plus d’argent que l’année précédente. Sauvé suggère aux libéraux de les aider davantage, afin que les enfants pauvres puissent avoir accès gratuitement à ces écoles. Or, le gouvernement préfère investir dans l’amélioration des petites écoles rurales. Avec les suggestions apportées par Mgr François-Xavier Ross, évêque de Gaspé, il compte procéder à une réforme du programme des écoles élémentaires. Le Conseil de l’instruction publique étudie d’ailleurs ces suggestions et il « s'en servira pour améliorer notre système d'enseignement », de conclure David.
Les écoles techniques et les universités
Dès la rentrée parlementaire de janvier 1920, le secrétaire de la province propose que soit créé un poste de directeur général des écoles techniques de la province, car « nos écoles se développent », dit-il (8 janvier). C’est Alexandre Macheras qui sera nommé directeur général de l’enseignement technique. Il voit dans l’absence d’écoles de métier et d’écoles professionnelles une importante lacune dans le système d’éducation de la province29.
À la séance du 29 janvier, le trésorier Walter Mitchell propose l’étude détaillée d’un crédit pour le maintien des écoles techniques situées en dehors des villes de Québec et de Montréal, ce dont se réjouit le chef de l’opposition, qui dit avoir longtemps réclamé cette mesure. Irénée Vautrin, député libéral du comté de Montréal-Saint-Jacques où réside une importante population ouvrière peu fortunée, suggère que des bourses soient octroyées à des élèves du primaire doués pour le dessin mais issus de familles pauvres, afin de les encourager à poursuivre leurs études dans les écoles techniques. Vautrin veut aussi savoir qui est responsable de la distribution des bourses; c’est le surintendant, sur la recommandation de la Commission des écoles techniques, lui répond David. Il ajoute qu’il s’agit d’une commission indépendante à laquelle il ne veut dicter quoi que ce soit. Ce que n’apprécie guère Sauvé, qui « fait remarquer qu'il serait juste que le gouvernement sache ce qui se passe dans cette Commission qui ne doit pas être si indépendante que cela du gouvernement » (29 janvier). Il dit savoir « qu'il y a eu des abus dans la distribution des bourses que l'on accordait à des protégés surtout », mais constate cependant des améliorations. Il espère que le ministre, au bon jugement duquel il a confiance, ne laissera pas commettre d'injustices dans la distribution de ces bourses. Un crédit de 30 000 $ est voté pour l'École technique de Québec, tandis qu’un crédit de 40 000 $ est octroyé à celle de Montréal : 204 élèves fréquentent l’école de Québec, et 967, celle de Montréal.
Quant à l’École des hautes études commerciales de Montréal, elle accueille 116 élèves le jour et 200 le soir. Elle recevra un crédit de 50 000 $, montant que le chef de l’opposition semble trouver excessif. Car, contrairement au secrétaire provincial, il doute que les élèves qui en sortent parviennent à décrocher un bon emploi. Néanmoins, il se réjouit des subsides qui lui sont accordés. L’École polytechnique de Montréal bénéficiera pour sa part d’un crédit de 55 000 $, ce dont s’étonne le député conservateur Gault. Des crédits de 25 000 $ sont alloués pour l'Université Laval de Québec, de 25 000 $ pour l'Université McGill de Montréal, et de 2 500 $ pour le collège Bishop de Lennoxville (29 janvier).
De son côté, le premier ministre annonce l’octroi de bourses pour aider les élèves gradués à suivre des cours additionnels à Paris. Une somme de 1 200 $ sera versée « à chacun des cinq élèves ou professeurs ayant obtenu leurs degrés », afin de les aider à défrayer les dépenses à encourir pour compléter leurs études en France. C’est le commissaire général du Canada en France, M. Philippe Roy, qui a soumis à toutes les provinces l’idée d’une maison des étudiants à Paris, « pour perpétuer la mémoire de nos soldats morts au champ d'honneur ». Cette proposition s’inscrit dans les visées du gouvernement Gouin, qui « s'est toujours employé consciencieusement à faciliter la création d'une élite intellectuelle, commerciale, industrielle et agricole dans cette province». C’est la raison pour laquelle il accepte de souscrire annuellement une somme de 6 000 $ qui servira à maintenir cinq boursiers dans la capitale française (13 février).
L’Université de Montréal
La session 1919-1920 voit enfin naître l’Université de Montréal, après un débat acrimonieux qui aura duré près de 50 ans30. Déjà, le 8 mai 1919, le pape Benoît XV avait signé un décret visant à établir l’autonomie de l’Université Laval de Montréal à l’égard de l’Université Laval de Québec.
Par malheur, le 22 novembre au soir, un violent incendie éclate dans l’édifice principal de l’université, situé à l’époque rue Saint-Denis. Les étages supérieurs de l’édifice sont complètement ravagés par les flammes. Les dommages sont évalués à 250 000 $, et une campagne de souscription a lieu du 1er au 15 janvier 1920, ce qui aura pour effet d’accélérer le processus d’obtention de la charte civile de l’Université31.
Le 8 janvier, L’Action française de Montréal32 reçoit comme conférencier l’abbé Olivier Maurault, jeune sulpicien qui décrit ainsi la future université telle qu’il se plaît à l’imaginer :
Université de Montréal… Au centre de ton immense domaine, don de notre orgueilleuse cité, j’aperçois le splendide bâtiment de ton administration […] et, dans les allées de cette ville du savoir humain, une foule de jeunes gens dont tu es en train de faire des hommes33…
Ses rêves deviendront bientôt réalité, puisque dès le lendemain, le député de Verchères, Adrien Beaudry, présente en deuxième lecture le bill 76 constituant en corporation l’Université de Montréal. Le projet de loi est adopté en troisième lecture le 29 janvier et il reçoit la sanction royale le 14 février, officialisant ainsi « le statut et l’indépendance de l’Université de Montréal », à qui le gouvernement de Lomer Gouin vient d’accorder une somme d’un million de dollars pour aider à son établissement. C’est l’archevêque auxiliaire de Montréal, Mgr Georges Gauthier, qui en devient le premier recteur, celui-là même qui a contribué à l’avancement du projet en entamant les derniers pourparlers qui mèneront à son achèvement.
Si bien qu’en 1920 la province de Québec recense quatre universités sur son territoire : deux de religion catholique (Laval et Montréal) et deux de religion protestante (Bishop et McGill). Pour l’année scolaire qui vient de se terminer, 2 323 étudiants auront fréquenté les universités catholiques, et 2 203, les universités protestantes. Sur leur nombre total d’étudiants, les universités catholiques auront accueilli 292 filles34.
L’admission des femmes au Barreau
La Faculté de droit de l’Université McGill ouvre ses portes aux femmes en 1911. Paradoxalement, celles-ci n’ont pas encore accès à la pratique du métier d’avocate. C’est le député libéral Lucien Cannon qui, le premier, aborde cette question à l’Assemblée législative en 1916; ses propositions sont cependant rejetées.
Le débat sur l’admission des femmes au Barreau refait surface au cours de la session 1919-1920. Cette fois, c’est le député libéral de Montréal-Saint-Laurent, Henry Miles, qui parraine le projet du bill 161. Considéré à juste titre comme un « réformiste », un nombre important de ses électeurs sont des juifs progressistes. Le clergé catholique n’est cependant pas du même avis, ni d’ailleurs le chef libéral et ses principaux acolytes, plutôt modérés en matière de progrès social. À ce propos, Mgr Louis-Adolphe Pâquet, doyen de la Faculté de théologie de l’Université Laval, et qui a l’habitude des grands débats de société, écrit ceci en 1919 :
Par son tempérament physique et moral, par la pudeur et la retenue de son sexe, la femme se distingue tellement de l’homme qu’elle ne peut sortir du cadre de ses fonctions sans se faire violence à elle-même. Ni le fracas des batailles, ni les subtilités du Barreau, ni l’œuvre sanglante de la chirurgie, ne conviennent à ses aptitudes35.
Mais le Parti libéral est divisé sur la question. Si quelques-uns sont pour, plusieurs sont contre. Ceux qui s’avouent en faveur de l’admission des femmes au Barreau mettent de l’avant le profond changement opéré par la Première Guerre mondiale, laquelle a littéralement propulsé un grand nombre de femmes sur le marché du travail, ces dernières « accomplissant la plupart des tâches généralement effectuées par des hommes » (Miles, 5 février). Miles soumet quelques questions à ses collègues – « Allons-nous maintenant les empêcher d'espérer exercer un jour une profession? Allons-nous maintenant dire que les femmes sont incapables de faire le travail habituellement réservé aux hommes? Peut-on affirmer que la femme doit demeurer au foyer? » – auxquelles il apporte une réponse : « Les femmes d'aujourd'hui ont acquis un sentiment d'indépendance, veulent être indépendantes, responsables de leur sort et capables de gagner leur vie […] Je crois que la guerre, d'une manière ou d'une autre, a permis aux femmes de se mériter une place différente dans le monde… » (5 février).
Le député libéral Andrew Philps (Huntingdon) considère quant à lui que « les femmes ont gagné sur les champs de bataille les mêmes droits que les hommes » (5 février), et qu’on devrait au moins leur accorder comme récompense le privilège qu’elles réclament. Ce à quoi un opposant comme Joseph-Henri Lemay (Sherbrooke) rétorque que « la femme qui a risqué sa vie dans les hôpitaux a continué le rôle sublime que la femme a toujours rempli dans le monde » et que les femmes « ont simplement continué leurs devoirs de chaque jour qui sont ceux de la charité et du dévouement, et [qu’]elles ne réclamaient pas telle récompense » (11 février).
Les partisans de l’égalité des sexes constatent qu’il s’agit là d’une injustice, puisque les femmes sont « admises au sein d’autres professions, comme la dentisterie, la pharmacologie et la médecine » (Miles, 5 février); ils font également remarquer qu’elles ont déjà accès à la pratique du droit en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, et même dans d’autres provinces canadiennes, comme l’Ontario, et qu’ils ne comprennent pas pourquoi la province de Québec leur refuse toujours ce privilège. Enfin, Henry Miles présente à ses collègues les nombreuses lettres d’appui qu’il a reçues des femmes parmi les plus influentes de Montréal, comme Mme Caroline Béique, épouse du sénateur Frédéric Liguori Béique et vice-présidente du Club des femmes libérales de Montréal, et Lady Julia Drummond, veuve de l’ancien président de la Banque de Montréal36, qui a elle-même œuvré pour la Société canadienne de la Croix-Rouge durant la guerre. Il procède enfin à la lecture de lettres provenant d’un grand nombre d’organisations féminines, dont la Ligue des ménagères de Montréal (5 février).
Les opposants au projet de loi allèguent en retour que les femmes elles-mêmes « ne veulent pas de cette mesure » (Lemay, 11 février); que ce droit constitue une menace à la fois pour les « traditions ancestrales qui ont fait la nationalité canadienne-française » (Grégoire, 5 février) et l’ordre établi – notamment le fait que « la femme doit rester là où la Providence l'a placée » (Grégoire, 5 février) – en ouvrant « la porte à toutes les mesures que le féminisme nous apportera » (Lemay, 11 février); que leur présence pourrait constituer un risque dans l’exercice de la profession pour le sexe masculin, étant donné que « la femme, quand elle s'occupe d'une chose, y met tout son cœur, toute sa volonté » et que donc, « si elle entrait au Barreau, elle y aurait des triomphes» (Grégoire, 5 février); que la longueur et le coût de telles études donnent lieu de penser que la profession ne puisse être lucrative pour les femmes, car « celles qui travaillent sont en proie à la nécessité, leurs revenus doivent être immédiats » et qu’« il est évident que l'exercice de la profession légale ne peut répondre aux besoins de cette situation » (Lemay, 11 février); et que cela entraînerait la masculinisation de la femme, car « ce bill, d’avancer le député Grégoire, aurait pour résultat d'anéantir toute poésie en permettant que des querelles juridiques transforment les femmes en hommes ». Et puis, ajoute-t-il, « [n]os pères ont été heureux sans avocates, nous pouvons l'être aussi » (5 février).
Quant à Amédée Monet, député libéral de Napierville, il croit que si les femmes qui sont favorables à ce projet ne sont pas venues « plaider leur cause devant la Législature », c’est qu’elles « ne veulent pas être avocates ». Il ajoute que bien qu’il soit « louable de compléter autant que possible l'éducation des femmes », cela ne doit pas s’accomplir « au risque de compromettre l'avenir de la société ». Selon lui, la place de la femme est au foyer, et « si on l'en tire, les conséquences peuvent être désastreuses pour la nation ». Il pressent même l’ombre d’une menace encore plus grande : « Si le pouvoir de pratiquer le droit est accordé aux femmes, elles auront bientôt le droit de vote, de devenir candidates, membres de la Chambre et peut-être même qu’un jour une femme prendra place au fauteuil où est assis M. l’Orateur avec tant de dignité et de prestige37 » (13 février).
Pour le moment, le député de Napierville propose que la motion soit amendée « en en retranchant le mot "maintenant" et en y ajoutant les mots "dans six mois" » (13 février). Trente-neuf députés votent en faveur de l’amendement et dix-neuf, contre. La litigieuse question de l’admission des femmes à la pratique du droit est donc reléguée aux oubliettes de la Législature jusqu’en 193038.
La charte de Montréal
Lors d’une grande assemblée libérale tenue à Montréal le 17 juin 1919, Lomer Gouin, alors en pleine campagne électorale, « se dit prêt à supprimer la Commission administrative pour lui substituer les rouages ou les personnages agréables aux Montréalais39 ». De 1910 à 1918, le Bureau des commissaires, implanté dans le but de remettre la gestion de la ville sur les rails, détient davantage de pouvoir que les échevins. Il est aboli par Gouin en 1918, puisqu’il s’est avéré incapable d’équilibrer le budget de la municipalité. Ce dernier le remplace par la Commission administrative et c’est le gouvernement provincial qui est en charge de la nomination de ses membres. Montréal devient en quelque sorte une ville sous tutelle40.
À la séance du 10 février 1920, le député de Drummond, Hector Laferté, propose l’adoption de l’article 23 au bill 100 amendant la charte de la cité de Montréal :
Nonobstant toute disposition à ce contraire, il n’y aura pas d’élection générale pour les charges de maire et d’échevin de la cité de Montréal en 1920, et le terme d’office du maire et des échevins actuellement en fonction, ainsi que de tout remplaçant qui pourra être nommé en vertu de la loi pour remplir une vacance qui se produira parmi eux, se terminera le premier avril 1922.
Une vive discussion débute aussitôt entre Vautrin, Lacombe, Bédard, Poulin, Laurendeau et Renaud, laquelle est poursuivie longuement par Gouin et Sauvé. Certains sont pour le projet, d’autres sont contre et le trouvent abusif. Après l’avoir étudié, le comité finit par adopter le bill avec certains amendements.
« Un jour, un jour… » (air connu)41
La tenue d'une exposition universelle à Montréal est à l’ordre du jour en ce 28 janvier 1920, cette fois sur l’initiative du député de Montréal-Saint-Laurent, Henry Miles, qui croit qu’en cette époque de Reconstruction, une « exposition est le meilleur moyen de faire connaître au monde les merveilleuses ressources n'attendant que les capitaux pour leur développement, et d'amener d'importantes représentations de toutes les nations du monde dans la métropole du Canada ». Cela permettrait aussi, dit-il, « de donner du travail à ceux qui sont au chômage ».
Déjà incorporée depuis 1903, l'Association de l'exposition industrielle de Montréal, dont sont membres « toutes les organisations d'affaires de Montréal, les organisations agricoles et industrielles et les compagnies de transport et de chemin de fer », travaille dans le but de mener à bien le projet, malgré les embûches; la guerre viendra cependant le mettre en veilleuse. Mais pour l’heure, tous les espoirs sont à nouveau permis : Miles suggère la tenue d’une exposition internationale dans quatre ans à Montréal, de l’envergure de celle tenue à Toronto quelques années plus tôt. Tandis que le député libéral John Hay (Argenteuil) se réjouit que tous les comtés de la province soient excités à l’idée de cette exposition, son collègue de Montréal-Saint-Laurent croit qu’il serait opportun d’obtenir un appui financier d’Ottawa. En ce qui concerne le site où pourrait avoir lieu l’exposition, Miles sait se montrer visionnaire:
L'île Sainte-Hélène est disponible pour des expositions et est très attrayante par sa situation et ses environs, et avec les îles avoisinantes, plus de 200 acres sont disponibles. Les commissaires du port pensent déjà à un pont à partir du continent de chaque côté et l'on pourrait bien planifier l'endroit en vue de l'exposition internationale avec des édifices permanents pour l'exposition annuelle.
Quant au premier ministre, il soutient que « s'il n'en dépend que du gouvernement de la province de Québec, on peut être certain que le projet d'une exposition universelle sera réalisé ». Quarante ans et quelques poussières plus tard, il reviendra surtout au maire Jean Drapeau de voir enfin son projet se réaliser.
Hausse de l’indemnité parlementaire
À la toute fin de la session, les députés de l’Assemblée législative décident, à l’instigation du trésorier Walter Mitchell, de voter une hausse de l’indemnité parlementaire. L’indemnité de chacun des membres du Conseil législatif et de l’Assemblée législative est portée de 1 500 $ à 2 000 $; celle du premier ministre se voit augmentée de façon substantielle, passant de 7 000 $ à 12 000 $. Quant aux ministres, un traitement annuel de 6 000 $ leur est maintenant alloué. Le bill 230 est adopté le 13 février.
Écoles de réforme, asiles d’aliénés, hôpitaux et indigents
La question du travail des élèves détenus dans les écoles de réforme fait l’objet de discussions au cours de la session. Le gouvernement espère détenir un meilleur contrôle sur les revenus que ces enfants rapportent aux institutions, et sur les salaires que leur versent les industriels qui les embauchent. Le Secrétaire de la province croit que « les élèves devraient être payés davantage », et qu’« il serait bon pour les pensionnaires eux-mêmes de constater qu'ils ne sont pas entretenus dans ces institutions simplement par le biais de charités publiques, mais qu'ils gagnent dans les faits au moins une partie du coût de leur pension et de leur entretien », ce qui, ajoute-t-il, serait pour eux « un excellent stimulant moral ». Le bill 23 est porté au Conseil législatif le 13 janvier.
Le 9 février, Athanase David soumet à l’étude un projet de résolutions concernant la direction des hôpitaux d’aliénés et d’assistance publique. Il suggère que la juridiction du surintendant général des asiles, qu’il renomme « directeur médical des hôpitaux d’aliénés et d’assistance publique », soit étendue aux écoles de réforme et d’industrie, et à « tous les hôpitaux ou maisons de réforme qui ont des contrats avec le gouvernement ». Le secrétaire de la province suggère également une meilleure répartition des frais encourus par cette dernière en matière d’assistance. Il propose maintenant aux municipalités d’assumer les coûts inhérents au transport des aliénés lors de leur sortie de l’asile, ainsi que d’acquitter les dépenses reliées à leur séjour et à leur traitement dans ce genre d’institution. Le bill 38 est adopté en troisième lecture et porté au Conseil législatif.
En ce qui concerne les indigents, il expose un projet de loi (bill 229) qui autorise les hôpitaux à refuser leur admission s’ils sont incapables de fournir un certificat émis par une municipalité, lequel rend cette municipalité responsable de leurs frais d’hospitalisation. David termine en expliquant que « l’été prochain, une enquête plus complète sera faite sur la situation » et que « le gouvernement étudie depuis deux mois un projet d’assistance publique ». Le bill 229 est lu une troisième fois puis adopté par la Chambre le 13 février.
Les maladies vénériennes
Au tournant des années 1920, les maladies vénériennes continuent d’étendre leurs ravages, et ce, à travers tout le Canada; tellement que le gouvernement fédéral décide de mettre sur pied un service spécial destiné au traitement de ces maladies, ainsi que d’octroyer des sommes d’argent aux provinces afin qu’elles puissent créer des dispensaires. Le secrétaire David propose donc :
que le Conseil supérieur d’hygiène de la province de Québec soit désigné pour s’occuper de la protection contre les maladies vénériennes, et qu'il puisse recommander au lieutenant-gouverneur en conseil la nomination d'un comité formé de trois de ses membres, chargés de prendre les mesures utiles concernant la prévention et le traitement des maladies vénériennes; et que la rémunération de ces personnes soit fixée par le lieutenant-gouverneur en conseil. (30 janvier)
Ce comité aura pour tâches d’ « établir des dispensaires et des laboratoires gratuits pour le traitement des vénériens, de faire la distribution gratuite des médicaments aux personnes qui n'ont pas les moyens suffisants pour se les procurer, de pourvoir au traitement des vénériens détenus dans les prisons, asiles, écoles de réforme, écoles d'industrie et hôpitaux qui reçoivent une allocation du gouvernement ou qui ont un contrat avec lui, et de promouvoir une propagande éducationnelle ». Le bill 26 est adopté par l’Assemblée, et ce, même si le chef de l’opposition considère antidémocratique le fait que le salaire des membres du comité ne soit pas voté en Chambre.
L’alcool et la prohibition
Le 8 janvier, le député libéral de Drummond, Hector Laferté, propose en deuxième lecture le bill 154 amendant les statuts refondus de 1909 relativement aux véhicules-moteurs. Son but est de substituer à l’amende une sentence d’au plus deux ans d’emprisonnement, dans le cas d’un homme « arrêté en état d’ivresse pour excès de vitesse en auto ». Sauvé et le député conservateur Joseph-Olier Renaud (Laval) en profitent pour se montrer ironiques :
M. Sauvé (Deux-Montagnes): Comment peut-on édicter une loi contre les chauffeurs en état d'ébriété alors que, l'an dernier, on a fait adopter par la Chambre un bill dit de prohibition qui devrait rendre la province aussi sèche qu'un Sahara? Mais pourquoi voulez-vous envoyer en prison les chauffeurs qui peuvent être arrêtés en état d'ivresse? Il n'y a plus de boisson dans la province...
M. Renaud (Laval): Des automobilistes ivres? Pourquoi? Il y a la prohibition au Québec. Donc, comment un homme peut-il devenir ivre?
Le bill 154 est finalement rejeté le 14 janvier.
À la séance du 11 février 1920, ce sont cette fois les saisies d’alcool qui sont à l’honneur : d’abord celle d’un char de bière à Saint-Félicien, puis celle d’une certaine quantité de whisky et autres liqueurs fortes au Lac-Saint-Jean. La question est soulevée par le chef de l’opposition, qui demande à consulter copie de toute correspondance concernant ces affaires. Il considère que la loi de la prohibition n’est pas observée, car partout on vend du scotch, du whisky et du gin – lesquelles boissons sont même annoncées dans les journaux – et que « non seulement elle est violée par des citoyens, mais des officiers du gouvernement se rendent coupables des plus criants abus ».
En effet, les deux affaires mettent en cause des percepteurs du revenu qui auraient profité de la marchandise réquisitionnée pour étancher leur soif. Dans l’affaire de Saint-Félicien, le percepteur Truchon avait lui-même retenu huit caisses à titre de commission, pour son usage personnel. Il a été destitué. Quant au percepteur Thomas-Louis Desbiens, impliqué dans l’affaire du Lac-Saint-Jean, il a d’abord saisi la boisson qui était en possession de deux individus pour la remiser chez lui. Finalement, Desbiens et les deux comparses décident « de prendre un coup; et on prend un coup tellement que, le matin, on est ivre, et le percepteur ne voit plus clair ». Il a lui aussi été destitué. Sauvé demande alors si le gouvernement entend « mettre fin à tous ces scandales » ou s’il ne vaudra pas mieux « revenir à l’ancien système ».
Critique des sources
Par Chantal Charron
Les membres de la Tribune de la presse en 1919-1920
Abel Vineberg, du Montreal Gazette, et Joseph-Amédée Gagnon, du Quotidien, sont président et vice-président pour une deuxième session consécutive; Valère Desjardins, du Canada, est à nouveau secrétaire. Les autres membres connus de la Tribune de la presse sont Arsène Bessette de La Patrie; Edmond Chassé de L’Événement; Alonzo Cinq-Mars de La Presse; John A. Davis du Quebec Chronicle; Louis-Philippe Desjardins de L’Action Catholique; Louis Dupire du Devoir; Jean-Marie Fortier du Soleil; William R. O’Farrell du Montreal Herald; Robert R. Parsons du Montreal Daily Star; Damase Potvin de La Patrie; et J.-N. Thivierge du Globe and Mail.
Les hebdomadaires et autres documents d’archives
En plus des grands titres connus, la reconstitution des débats pour la session 1919-1920 s’appuie parfois sur des informations trouvées dans les chroniques parlementaires des journaux et hebdomadaires suivants : L’Action populaire, L’Autorité nouvelle, La Vérité, Le Bien Public, Le Bulletin des Agriculteurs, Le Canada Français, Le Canadien de Thetford, Le Clairon de Saint-Hyacinthe, Le Colon, Le Courrier de Saint-Hyacinthe, Le Droit, Le Journal de Waterloo, Le Messager de Verdun,Le Monde Ouvrier, Le Nationaliste, Le Pays, Le Peuple, Le Progrès de Valleyfield, Le Progrès du Golfe, Le Progrès du Saguenay, Le Quotidien, Le Saint-Laurent, Le Trifluvien, L'Écho du Saint-Maurice, L'Étoile du Nord, L'Union des Cantons-de-l'Est, Sherbrooke Daily Record, The Canadian Labor Press, The St.Maurice Valley Chronicle, The Standard, The Stanstead Journal.
Le papier du Soleil
Le 9 janvier 1920, le chef de l’opposition s’insurge contre le fait que la compagnie Le Soleil « cherche à obtenir une autorisation pour acheter des limites de bois du gouvernement pour développer la propriété commerciale du Soleil ». À l’époque, le journal Le Soleil se dit ouvertement l’organe du parti libéral et, par conséquent, celui du gouvernement en place. Sauvé conçoit que cette compagnie puisse être « généreusement subventionnée par le gouvernement » et qu’elle « reçoi[ve] de gros contrats d'imprimerie et d'autres considérations », mais il s’étonne que dans ces conditions, elle « veuille s'occuper de terres et de forces hydrauliques ».
Tout en soulignant qu’il ne veut pas « que l’on pense que c’est par parti pris [qu’il] demande des renseignements », il dit que Le Soleil « publie des compte rendus des séances de la Chambre absolument faux, absolument déloyaux pour l’opposition ». Il prend soin d’ajouter que « cela ne [l’] influence pas » dans le jugement qu’il porte sur la situation, et qu’il veut seulement « être renseigné sur les pouvoirs extraordinaires que l’on donne au Soleil », considérant « qu'il est grand temps de porter la question à l'attention de la population de la province ».
L’article de L’Action catholique
Ainsi, certains parlementaires accusent parfois les journaux de commettre des articles mensongers à leur endroit. C’est le cas du ministre de l’Agriculture, l’honorable Joseph-Édouard Caron, qui s’en prend à L’Action catholique pour l’avoir traité injustement :
Après avoir voulu me faire passer pour un mauvais catholique, voilà maintenant que l'on veut me montrer comme un homme qui cherche à égorger le consommateur. On a tronqué mes discours, tronqué mes paroles. Pourquoi? Pour essayer de rabaisser un homme dans l'esprit de son chef, de ses collègues de la Chambre, du cabinet, devant la classe ouvrière. Et toutes ces choses, on les écrit, devant un crucifix, avec une plume dont le manche est trempé dans l'eau bénite et dont la pointe est trempée dans le fiel et le vinaigre. Pourquoi cela? Pour soulever la classe ouvrière contre un ministre, pour le rendre odieux à cette classe intéressante qui est celle des travailleurs. Voilà comment l'on comprend la justice, à L'Action catholique. (13 février)
Caron est outré parce qu’il considère avoir été mal cité par l’auteur de l’article, lequel est publié sous le couvert de l’anonymat, comme cela se fait couramment alors. Il lui reproche également d’avoir omis de reproduire certains de ses propos :
L'Action catholique ne se contente pas d'essayer de tirer des articles du Soleil des arguments pour essayer de détruire la réputation du ministre, mais elle cite les articles à moitié et omet les parties qui justifient la position prise par le ministre de l'Agriculture aujourd'hui […] Peut-on mentir plus effrontément? On ne cite même pas l'article comme il devrait être cité. (13 février)
La querelle entre le ministre et L’Action catholique, qui n’est pas sans répercussion sur la problématique qu’elle met en scène, ne fait qu’exposer, au fond, une incontournable réalité journalistique de l’époque, soit le fait que chaque quotidien s’affiche clairement comme étant « l’organe d’un parti ». Devenu premier ministre, Louis-Alexandre Taschereau dira, dans une lettre adressée au cardinal Rodrigue Villeneuve : « Nous n’avons pas d’adversaire plus constant et plus violent que L’Action catholique »42.
Notes de l’introduction historique et de la critique des sources
1. Robert Rumilly, Histoire de la province de Québec : succession de Laurier, Montréal, Les Éditions Chanteclerc Ltée, 1940, tome XXIV, p. 75.
2. Idem.
3. Jacques Lacoursière, Histoire populaire du Québec 1896 à 1960, Sillery, Septentrion, 1997, tome 4, p. 137.
4. Michel Brunet, Guy Frégault et Marcel Trudel, Histoire du Canada par les textes, Montréal, Fides, 1956 (1952), tome 2, p. 81.
5. Jacques Lacoursière, Histoire populaire du Québec...., p. 133.
6. Site Internet de l’Organisation internationale du travail : http://www.ilo.org Consulté le 20 août 2009.
7. Béatrice Chiasson et al., Histoire du mouvement ouvrier au Québec : 150 ans de luttes, Montréal/Sainte-Foy, CSN/CEQ, 1979, p. 71; Université de Sherbrooke, Bilan du siècle, http://www.bilan.usherb.ca éle 20 août 2009.
8. Sur cette institution montréalaise, voir Yvan Lamonde et Raymond Montpetit, Le parc Sohmer de Montréal 1889-1919 : un lieu populaire de culture urbaine, Québec, IQRC, 1986, 231 p.
9. Université de Sherbrooke, Bilan du siècle, http://www.bilan.usherb.ca Consulté le 20 août 2009.
10. Selon Rumilly, « en réalité, Gouin prévoyait son départ pour l’arène fédérale » et préparait le terrain pour son successeur, lequel serait fort probablement Louis-Alexandre Taschereau. Histoire de la province de Québec…, p. 76.
11. Jusqu’en 1927, un député nommé ministre doit se représenter devant ses électeurs.
12. Les premières lignes de la motion proposée le 17 janvier 1918 par le député Francoeur se lisent comme suit : « Que cette Chambre est d’avis que la province de Québec serait disposée à accepter la rupture du pacte confédératif de 1867 si, dans les autres provinces, on croit qu’elle est un obstacle à l’union, au progrès et au développement du Canada ». Bien que Francoeur ait retiré sa motion après le discours du premier ministre Lomer Gouin, elle n’en a pas moins conservé une valeur symbolique. Réal Bélanger, Richard Jones et Marc Vallières, Les grands débats parlementaires 1792-1992, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1994, p. 25. Voir également à ce sujet René Castonguay, La motion Francoeur (1917-1918), Université de Montréal, Mémoire de maîtrise (histoire), 1989, 131 p.
13. L’Action catholique, 11 décembre 1919, p. 3.
14. Robert Rumilly, Histoire de la province de Québec…, p. 80.
15. Laurent Laplante, L’aventure électorale au Québec : les programmes électoraux, ébec, 1985, p. 168, cahier no 15.
16. Robert Rumilly, Histoire de la province de Québec…, p. 78.
17. Jean-Louis Roy, Les programmes électoraux du Québec. Un siècle de programmes politiques québécois., Montréal, Leméac, 1970, p. 199, tome 1.
18. Daniel Latouche et Diane Poliquin-Bourassa. Le manuel de la parole. Manifestes québécois. Montréal, Les Éditions du Boréal Express, 1978, p. 97, tome 2, 1900 à 1959.
19. Robert Rumilly, Histoire de la province de Québec…, p. 84.
20. Robert Rumilly, Histoire de Montréal, Montréal, Fides, 1974, p. 11, tome
21. Daniel Latouche et Diane Poliquin-Bourassa. Le manuel de la parole. Manifestes ébécois. Montréal, Les Éditions du Boréal Express, 1978, p. 97, tome 2, 1900 à 1959.
22. Laurent Laplante, L’aventure électorale au Québec : les députés et candidats indépendants, Québec, 1985, p. 180, cahier no 16.
23. Robert Rumilly, Histoire de la province de Québec…, p. 165.
24. Irénée Vautrin aura 31 ans le 21 décembre 1919, soit 10 jours plus tard.
25. Au terme de son procès qui se tiendra du 13 au 21 avril 1920, Marie-Anne Houde est déclarée coupable du meurtre de la petite Aurore Gagnon, à qui elle a fait subir pendant des mois de multiples abus physiques. Condamnée à être « pendue jusqu’à ce que mort s’en suive », la seconde épouse de Télesphore Gagnon verra cependant sa peine commuée en réclusion à perpétuité après que l’on eut découvert qu’elle était enceinte. On l’envoie purger sa sentence au pénitencier de Kingston, en Ontario, où elle accouche de jumeaux quelques mois plus tard. Le martyre de la petite Aurore s’ancre d’ores et déjà dans l’imaginaire collectif des Canadiens français : le 17 janvier 1921, moins d’un an après la mort de la fillette, la pièce La petite Aurore, l’enfant martyre prend l’affiche au théâtre Alcazar de Montréal et sera jouée en tournée pendant trente ans. Le drame est par la suite immortalisé au cinéma en 1952, puis à nouveau en 2005. Introduction historique des débats reconstitués, Assemblée nationale, 2e session de la 15e Législature.
26. Robert Rumilly, Histoire de la province de Québec…, p. 197.
27. Le gouvernement Duplessis établira un crédit agricole en 1936.
28. Lomer Gouin, Discours cité par Gonzalve Desaulniers dans La Patrie du 30 novembre 1922.
29. Robert Rumilly, Histoire de la province de Québec…, p. 177.
30. Sur cette question, voir entre autres André Lavallée, Québec contre Montréal : la querelle universitaire, 1876-1891, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1974. 259 p.
31. Université de Sherbrooke, Bilan du siècle, http://www.bilan.usherb.ca Consulté le 20 août 2009.
32. L’Action française de Montréal est un mouvement constitué d'intellectuels clérico-nationalistes qui militent pour la défense de la langue française.
33. Extrait d’une conférence de l’abbé Olivier Maurault, sulpicien, présentée le 8 janvier 1920 à une réunion de L’Action française de Montréal; citée dans Rumilly, Histoire de la province de Québec…, pp. 172-173.
34. Jacques Lacoursière, Histoire populaire du Québec…, p. 143. Comme le mentionne l’auteur, les statistiques n’indiquent pas le nombre de filles pour les és protestantes.
35. Mgr Louis-Adolphe Pâquet, cité dans Michèle Jean, Québécoises du XXe siècle. Les étapes de la libération féminine au Québec 1900-1974, Montréal, Éditions Quinze, 1977, p. 72.
36. Michèle Brassard et Jean Hamelin, «Drummond, sir George Alexander», Dictionnaire biographique du Canada. En ligne : http://www.biographi.ca Consulté le 20 août 2009.
37. Monet ne croyait sûrement pas si bien dire; en effet, la députée péquiste Louise Harel (Hochelaga-Maisonneuve) occupera le poste de présidente de l’Assemblée nationale du 12 mars 2002 au 4 juin 2003.
38. Sur cette question, voir Gilles Gallichan, Les Québécoises et le barreau. L’histoire d’une difficile conquête. 1914-1941, Sillery, Septentrion, 1999, 249 p.
39. Robert Rumilly, Histoire de Montréal…, p. 12.
40. Paul-André Linteau, Histoire de Montréal depuis la Confédération, Montréal, Boréal, 2000, pp. 258 et 415.
41. Chanson thème officielle d’Expo 67, composée par Stéphane Venne. L’Exposition universelle et internationale de Montréal se tient dans l’le Sâinte-Hélène située sur le fleuve Saint-Laurent, du 28 avril au 27 octobre 1967, sous le thème « Terre des Hommes ». Encyclopédie de la musique au Canada, http://www.thecanadianencyclopedia.com Consulté le 20 août 2009.
42. Lettre de Louis-Alexandre Taschereau à Mgr Rodrigue Villeneuve, 23 janvier 1935, citée dans Antonin Dupont, Taschereau, Montréal, Guérin, 1997, p. 29.