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Introduction historique

12e législature, 3e session
(10 janvier 1911 au 24 mars 1911)

Par Jocelyn Saint-Pierre

Les forces en présence

Le gouvernement libéral dirigé par Lomer Gouin est toujours au pouvoir à Québec alors que Wilfrid Laurier continue de gouverner à Ottawa. Très puissant, dirigé d'une main de fer par son chef, le Parti libéral est animé par des hommes de grande qualité : les Taschereau, les Décarie et les Mackenzie, auxquels s'ajoutent Joseph-Édouard Caron, ministre de l'Agriculture, Jules Allard, ministre des Terres et Forêts, et Charles R. Devlin, ministre de la Colonisation. Ces trois derniers sont le point de mire des nationalistes. Le parti compte aussi dans ses rangs de jeunes députés promis à un brillant avenir : les Delâge, les Francoeur, les Galipeault. Les ministériels ont le vent dans les voiles, comme l'illustre l'élection partielle de Saint-Jean où le candidat libéral, Marcellin Robert, a été élu avec une forte majorité. Le Parti conservateur a été incapable de « porter un formidable assaut à la forteresse libérale1 ». L'opposition conservatrice dirigée par Joseph-Mathias Tellier, peu nombreuse, reste très faible même si elle peut compter sur Philémon Cousineau, Ésioff-Léon Patenaude et Arthur Sauvé. D'ailleurs, son chef semble avoir renoncé au pouvoir puisqu'il déclare : « L'ambition de l'opposition n'est pas d'atteindre le pouvoir, mais de voir nos idées triompher et être mises en pratique. Nous n'ambitionnerons pas les hautes fonctions, mais demanderons l'avantage de mettre à exécution une politique progressive.2 »

Heureusement que cette opposition comprend Jean-Benoit-Berchmans Prévost et les députés nationalistes Armand Lavergne et Henri Bourassa. Mais, lorsque la session s'ouvre, ce dernier est en Europe. Taschereau le déplore avec ironie :

Un autre regret que nous éprouvons tous, du moins de ce côté de la Chambre, mais qui, je l'espère, s'évanouira bientôt, c'est de ne pas voir à son siège le plus grand d'entre nous, le meilleur de la province, du Canada même, celui dont la place est parmi les comètes, les arcs-en-ciel, celui qui fait pâlir les aurores boréales. Si le député de Saint-Hyacinthe (M. Bourassa) était à son siège, il se reconnaîtrait facilement à ce portrait, s'il est assez flatté : c'est lui que je veux désigner par ces quelques traits trop modestes3.

Bourassa ne revient en Chambre qu'un mois après la reprise des travaux parlementaires. Pendant toute la session, le député de Saint-Hyacinthe n'est pas très assidu. Son esprit est ailleurs; il est encore tourné vers Ottawa où Laurier et son ministre des Finances, William Stevens Fielding, présentent une mesure très importante, la réciprocité limitée avec les États-Unis, une belle diversion en plein débat sur la marine. On le conçoit bien, Bourassa est peu regretté par les libéraux qui n'ont pas à supporter ses critiques.

Les libéraux subissent les sarcasmes et les taquineries de Lavergne et de Prévost. Ce dernier est particulièrement incisif. Dans une de ses interventions, il compare avec ironie le premier ministre Gouin, dont la foi religieuse n'aurait pas été très grande, à Garcia Moreno, cet homme politique équatorien qui instaura dans son pays un régime théocratique4.

Il faut signaler la présence du député ouvrier Joseph-Alphonse Langlois, élu dans le quartier Saint-Sauveur de Québec « par une population en grande majorité ouvrière pour prendre les intérêts des ouvriers5 ». Aussitôt élu, il s'empresse de montrer de la gratitude au gouvernement pour ce qu'il a fait en faveur des ouvriers.

 

La vie parlementaire

Habituellement, l'adresse en réponse au discours du trône permet à deux jeunes députés qui viennent d'être élus, un francophone et un anglophone, de se faire valoir. En 1911, ce n'est pas le cas puisque Antonin Galipeault, élu en 1909, n'est plus un jeune député même s'il est âgé de 32 ans et que John Hay, élu en 1910, est tout de même âgé de 48 ans. Autre procédure inhabituelle en pareille circonstance, un amendement à la motion sur l'adresse est présenté par Pierre D'Auteuil, député conservateur de Charlevoix, sans discours6. C'est le secondeur, Armand Lavergne, qui prend la parole.

Comme toujours, des députés se plaignent du non-respect du règlement. Armand Lavergne reproche au ministre des Terres de mettre un document public demandé par la Chambre entre les mains d'un député libéral7. Les demandes de documents entraînent souvent les récriminations de l'opposition. Pour sa part, M. Prévost soulève une question de privilège et se plaint que M. Carufel, agent d'immigration à Montréal, dans son rapport contenu dans un document de la session s'est servi de langage injurieux envers lui, et demande que le document en cause soit retranché8. Le chef de l'opposition déplore le fait que bien des documents demandés depuis assez longtemps n'ont pas encore été déposés devant la Chambre. Le secrétaire provincial lui répond que la plupart des documents sont très volumineux et qu'il faut beaucoup de temps pour les préparer et les faire imprimer9.

D'autres maugréent contre leurs conditions de travail. À la séance du 2 février, le député de Jacques-Cartier, Philémon Cousineau, proteste : il fait très froid dans la salle, surtout à la dernière rangée. Il demande si le gouvernement veut faire crever l'opposition de froid. Le premier ministre lui répond : Alors, venez donc de ce côté de la Chambre! Taschereau, qui rate rarement l'occasion de lancer un bon mot, raille : À la prochaine séance, on vous chauffera!10

Cette session nous a semblé passablement calme en comparaison de celles de 1909 et 1910. Parfois, la discussion s'est élevée à un rare niveau de qualité, particulièrement dans le débat sur la réciprocité soulevé par Bourassa. Il y a eu cependant quelques séances houleuses, notamment celle du 28 février. À cette occasion, l'opposition accuse le ministre Caron d'avoir flirté avec les conservateurs. Les points d'ordre fusent, le brouhaha est général, le tapage continuel. Selon La Presse, ce fut un tintamarre indescriptible qui dura 10 minutes. L'Orateur a peine à contenir les députés. L'honorable M. Allard exprime son regret de voir qu'en l'absence du premier ministre la Chambre se permet une scène aussi disgracieuse. Il supplie les députés de donner une chance au gouvernement en l'absence de son leader11.

Il y a aussi quelques mots d'esprit comme celui d'Arthur Sauvé à l'endroit de Jean-Cléophas Blouin. Sauvé parle du « bruit de saloir » en provenance du siège du député de Lévis; ce qui ne l'étonne pas, puisque ce monsieur aspire même à la Chambre des lords12.

La fin de la session est particulièrement joyeuse. Selon les journalistes, c'est la première fois que les Chambres sont prorogées à la lumière du jour. On taquine le député de Maskinongé, Georges Lafontaine, au sujet de son bill sur les rebouteurs; on demande au député de Gaspé, Joseph-Léonide Perron, de chanter Le tramway qui passe. Arthur Plante, député de Beauharnois, remercie l'Orateur qui a fait distribuer aux députés une lunette Lemerre à même les économies faites sur le budget de son département. Il espère que cette attention apprendra aux députés à regarder toujours les hommes et les choses de la politique à travers les lunettes de l'amitié. Un petit page, Lucien Paradis, qui fait partie du corps de musique des cadets de Saint-Jean-Baptiste, joue Ô Canada sur son cornet, aux applaudissements des députés et de la galerie13.

 

Les grands débats

Le débat sur le budget est comme tous les autres : le trésorier est heureux d'annoncer un surplus de près de un million de dollars sur des dépenses de cinq millions et demi avec une dette consolidée, au 30 juin 1910, de vingt-cinq millions et demi. Les principales dépenses se situent sur le plan de l'éducation, de l'agriculture et des chemins publics14. Armand Lavergne donne la réplique au trésorier. Il déplore d'abord qu'il n'ait pas jugé à propos de suivre l'exemple d'Ottawa et de ses prédécesseurs qui ont coutume de faire distribuer à l'avance aux députés une copie de leur discours sur le budget pendant qu'ils le lisent15. Selon lui, l'exposé du trésorier est « un chant dithyrambique, hymne de triomphe à la gloire du gouvernement actuel16 ». Plusieurs montants qui apparaissent à l'actif devraient plutôt figurer au passif. Il dénonce l'augmentation des taxes. Quant au surplus, il n'est que fictif; le gouvernement aurait plutôt dû annoncer un déficit. Fort de sa majorité, le gouvernement ne juge pas à propos de répondre à ces attaques de l'opposition.

Le débat sur la réciprocité fut un temps fort de la session. Henri Bourassa, parallèlement avec la campagne menée par Le Devoir sur ce sujet, soulève la question à plusieurs reprises. Son intervention du 9 mars est particulièrement digne de mention. Ayant consulté plusieurs spécialistes de la question, il livre un discours bourré de chiffres et de citations. À la suite de la convention douanière intervenue entre les États-Unis et le Canada, le gouvernement ne doit pas modifier l'arrêté ministériel prohibant l'exportation aux États-Unis du bois de pulpe provenant des limites de la couronne. Bourassa, dans une longue motion, demande au gouvernement de maintenir, dans les règlements du département des Forêts, tout ce qui est de nature à favoriser la fabrication du papier au Canada et dans la province de Québec; de procéder à la séparation réelle du domaine forestier et des régions colonisables; de faire rentrer dans le domaine public les concessions forestières et les lots de colonisation détenus par des spéculateurs; d'assurer au véritable exploitant de la forêt la libre jouissance de sa concession et de l'intéresser à la conservation des bois; de garantir au colon l'accès facile à la terre et le bénéfice du bois qui la couvre; de faire rentrer dans le patrimoine public les chutes d'eau laissées improductives; de conserver avec un soin jaloux la puissance hydraulique de la province et de ne l'abandonner à l'exploitation privée que dans des conditions définies dans l'intérêt général du peuple ainsi que du commerce et de l'industrie17. Conciliante à l'égard du gouvernement, cette intervention entraîne un débat de haute tenue. Selon Lavergne, ce débat fut « l'un des plus intéressants et des plus pratiques faits à la législature18 ». Dans sa réponse, Gouin voit dans l'intervention de Bourassa son testament : « Il vient, en effet, de nous faire son discours d'adieu.19 » Le lendemain, il répond au député de Saint-Hyacinthe : « Je puis, sur certains points, accepter les propositions du député de Saint-Hyacinthe, mais sur d'autres points, je ne puis les accepter, car je trouve dans quelques-unes de ses deux conclusions les contradictions avec les prémisses.20 »

Parfois l'incompréhension surgit entre anglophones et francophones. Ainsi, Armand Lavergne, sans vraiment s'opposer à l'octroi, demande au sujet d'un crédit de 300 $ alloué à l'Institut du baron de Hirsch à Montréal : « Est-ce que cette institution est pauvre? La classe sociale juive est riche, plus riche que les anglais et que les français, et s'il y a des juifs pauvres ils s'enrichiront rapidement.21 » L'octroi d'une subvention de 5 000 $ à la Société du parler français n'est pas une bonne idée, selon le député anglophone montréalais Charles-Ernest Gault. Il craint un dangereux précédent : « Pourquoi les anglophones ou les Hébreux, les Grecs et les Italiens ne formeraient-ils pas une société semblable pour l'avancement de leur langue respective au Canada? » demande-t-il.22 

L'éducation est l'objet de plusieurs débats. On adopte une mesure pour favoriser le développement de l'art musical afin d'envoyer les élèves les plus doués parfaire leurs études en Europe23. Cependant, la discussion la plus importante dans ce domaine a porté sur l'uniformisation des livres, mesure mise de l'avant par Godfroy Langlois. Une fois de plus, le gouvernement l'écarta. Joseph-Alphonse Langlois mena la charge pour combattre cette mesure parce que l'uniformité des livres répugnait au clergé catholique : « Le clergé voit un danger dans l'uniformité, et je ne suis pas prêt à tourner le dos au clergé, qui a fait notre race ce qu'elle est, pour une question d'économie qui n'en est pas une.24 » D'autres sujets furent abordés, tels les salaires des instituteurs et institutrices, la constitution du bureau central des examinateurs (une autre mesure de Godfroy Langlois jugée trop radicale par le ministre Décarie25). Joseph-Napoléon Francoeur, qui ne craint pas de s'attaquer aux « rédacteurs en soutane », croit que la législature devrait instituer une commission d'enquête composée des principaux éducateurs de la province pour préparer un état complet et clair de l'instruction publique et des réformes à opérer26.

Le débat sur la Montreal Tramways Company est le deuxième temps fort de la session. Cette compagnie, par l'entremise de son avocat, le député Joseph-Léonide Perron, présente un projet de loi qui soulève maints débats. Il ratifiait la transformation de la compagnie, lui permettant d'absorber les lignes de tramways de banlieue et lui accordant un monopole dans l'île de Montréal avec d'énormes pouvoirs : elle pouvait construire des canaux, des écluses, des ponts, des traverses, creuser les rues, enterrer ses tuyaux, etc. Les adversaires du bill sont le conseil municipal de Montréal, le maire Guertin en tête, et bien sûr l'opposition animée par Henri Bourassa. Godfroy Langlois, adversaire des trusts, appuie curieusement ce projet de loi. Bourassa, Lavergne et Patenaude déposent en vain des amendements.

La création du parc des Champs de bataille et l'érection d'un monument à la mémoire d'Édouard VII soulèvent aussi leur part de discussions. Les opposants à la mesure sont surtout Henri Bourassa et Armand Lavergne alors que son principal défenseur est le ministre Taschereau. Pour les deux députés nationalistes, rappeler la défaite des ancêtres d'une partie considérable de la population actuelle est une erreur. Le projet est d'autant plus ridicule, attendu que les batailles que l'on veut commémorer n'ont jamais eu lieu à l'endroit où va s'étendre le parc. Lavergne voudrait que la Commission des champs de bataille se charge de construire sur ces terrains des logements modernes, à loyer raisonnable, pour les ouvriers27. La mesure est adoptée, le parc des Champs de bataille est créé, mais la statue à la mémoire d'Édouard VII ne sera jamais érigée.

Les députés discutent de la construction de routes, du recouvrement des pensions alimentaires et de la vente de la cocaïne et de la morphine. La province comptait, à l'époque, 10 000 adeptes de ces drogues28. L'immigration aux États-Unis fait l'objet d'un discours-fleuve d'Arthur Sauvé29. Une mesure force les propriétaires de véhicules-moteurs à payer des honoraires d'enregistrement. Les pénalités imposées en vertu de la loi des véhicules-moteurs seront employées à l'amélioration des chemins publics30. La loi des assurances est rendue plus sévère à la suite de la non-solvabilité de la Foncière, de la Providence, de la Provinciale, de la Jacques-Cartier et de la Canada-Feu31. Le chef de l'opposition en proposant un amendement à la loi électorale veut imposer des pénalités à ceux qui influencent les électeurs au moyen d'argent, de mets ou de boisson32. Godfroy Langlois demande d'interdire l'ouverture de plus d'un comité dans un district électoral pendant une élection33. Le député de Beauharnois, Arthur Plante, prône quant à lui l'instauration du vote plural afin que tout citoyen ne puisse exercer son droit de suffrage qu'une seule fois, et cela, au lieu de son domicile34. On parle de la tuberculose. Pendant ce débat, un député évalue la valeur d'une vie humaine à 1 000 $35. Le problème de la colonisation, les cas de colons et l'exploitation forestière font encore les choux gras de l'opposition. La promesse électorale de l'abolition des ponts à péage entraîne plusieurs discussions.

Bref, une session très productive qui a soulevé moins de passions que la précédente. L'opposition nationaliste étant davantage tournée vers ce qui se passait à Ottawa, le gouvernement Gouin put sans trop de peine faire adopter les mesures auxquelles il tenait.

 

Critique des sources

Par Jocelyn Saint-Pierre

En 1911, les sources sont à peu près les mêmes que dans les deux sessions précédentes. C'est pourquoi nous nous contenterons d'ajouter quelques éléments au tableau de la presse parlementaire de l'année 1911. Tout au cours de la session, les journalistes suivants sont membres de la Tribune de la presse :

En 1912, la Tribune de la presse compte 16 journalistes :

  • Aubé, Édouard, Le Temps
  • Authier, Hector, La Presse
  • Cinq-Mars, Alonzo, La Patrie
  • Davis, John A., The Daily Telegraph
  • Desjardins, Louis-Philippe, L'Événement
  • Desjardins, Valère, Le Soleil
  • Dumont, Jean-Baptiste, Le Devoir
  • Dunn, Thomas W. S., The Quebec Chronicle
  • Gagnon, Joseph-Amédée, Le Quotidien
  • Headly, H. W., The Montreal Daily Star
  • Lamberet, F.-J., Le Canada
  • Lavoie, Moïse, L'Action sociale
  • Lonergan, Thomas J., The Montreal Gazette
  • Mc Naughton, Gordon T., The Montreal Daily Herald
  • Roy, Laetare, L'Union des Cantons de l'Est
  • Roy, Philippe, La Vigie

Tous ces journaux, et particulièrement les quotidiens, nous ont servi, à des degrés divers, pour la reconstitution des débats de cette session. La presse régionale a eu, elle aussi, son utilité. Le meilleur exemple : à la séance du 24 février, le député de Lac-Saint-Jean, Jean-Baptiste Carbonneau, fait un long discours sur le chemin de fer Roberval-Saguenay, ignoré par les journaux des grands centres, mais heureusement reproduit intégralement par Le Progrès du Saguenay du 6 mars. Sans répéter la bibliographie qui apparaît plus loin, mentionnons quelques titres. La Tribune de Sherbrooke qui conserve son originalité même si elle reprend la chronique parlementaire du Canada; le Sherbrooke Daily Record qui publie de larges extraits de la Gazette. Quant au Courrier de Saint-Hyacinthe, il s'apparente au Devoir; sa chronique est impressionniste et très partisane. Le Canada Français de Saint-Jean reproduit des passages de la chronique du Soleil alors que Le Bien public de Trois-Rivières puise à L'Action sociale. La Libre parole, le pendant conservateur de La Vigie libérale, est très partisane : elle appuie l'opposition conservatrice et attaque continuellement les libéraux.

Les relations entre la presse et le gouvernement ont parfois été tendues au cours de cette session. Le premier ministre Gouin apostrophe en ces termes le journaliste Jean-Baptiste Dumont alors qu'il est assis à la tribune des journalistes, à l'arrière du salon vert :

En effet, laissez-moi mentionner cet écrivain fielleux, ce filet, ce raté qui a été à la rédaction d'une feuille conservatrice de cette ville pendant des années, qui fouillait dans son dictionnaire et se creusait la tête pour trouver les mots les plus grossiers et les lancer à la face de ses adversaires, qui a été chassé de la Chambre il y a quelques années, qui est parti de son journal sans qu'on lui ait dit un mot d'adieu [...] il n'y avait qu'au Devoir qu'il pouvait descendre et qui lui a confié le poste de courriériste parlementaire à Québec. Sa figure porte la marque de tous les vices36.

La charge du premier ministre est violente, mais la réplique du Nationaliste l'est tout autant : « Et voici comment, écrit Léon Lorrain, grâce à l'immunité parlementaire, le premier ministre de notre province insulte gratuitement un contribuable, sans craindre la gifle (allusion, bien sûr, à la gifle d'Asselin à Taschereau)37 qu'il n'aurait pas volée38. » Pour leur part, les députés nationalistes ne manquent pas une occasion d'attaquer le gouvernement qui emprisonne les journalistes, en parlant de Fournier et d'Asselin39.

Le Devoir, qui fête son premier anniversaire à l'ouverture de la session, ne roule pas sur l'or; on gèle dans la salle de rédaction40. Il est cependant très combatif, particulièrement dans le débat sur la réciprocité et sur la question des tramways. Il suit de très près les interventions de son directeur, Henri Bourassa, d'Armand Lavergne et des autres députés de l'opposition. Attaqué par Joseph-Léonidas Perron, Bourassa déclare que l'intérêt pécuniaire qu'il a dans Le Devoir est minime : « [...] de ce journal auquel je donne les trois quarts de mon temps et mon travail et où j'ai placé plus d'argent qu'aucun autre citoyen, sauf une couple d'exceptions, je ne retire rien41. »

Signalons également le conflit entre L'Action sociale et deux journaux libéraux : Le Soleil et surtout La Vigie; deux journaux qui s'en prennent régulièrement au journal catholique. Ce qui force Mgr Louis-Nazaire Bégin à intervenir par l'entremise d'une longue lettre pastorale lue dans toutes les églises et chapelles de l'archidiocèse de Québec, le 19 février42 :

Nous dénonçons donc avec énergie la campagne menée depuis quelque temps par certains journaux publiés à Québec et ailleurs contre le clergé, les institutions religieuses, les enseignements et les oeuvres de l'épiscopat. La presse, qui mène cette campagne, fait oeuvre mauvaise, dissolvante, ruineuse de la discipline et de la foi; elle jette le trouble dans les âmes, détruit la confiance des fidèles, paralyse les efforts des pasteurs et sème partout l'esprit d'insubordination et de désordre.

Et comme, parmi les journaux qui mènent cette campagne, il en est deux, La Vigie et Le Soleil, qui sont publiés dans Notre ville épiscopale, Nous jugeons nécessaire de leur donner un avertissement solennel, de les rappeler avec fermeté au sentiment de leur devoir, et de signaler à Nos fidèles les excès de langage et les écarts de conduite que Nous avons à leur reprocher.

[...] Ces deux journaux ont mis, en effet, à discréditer L'Action sociale une sorte d'acharnement vraiment pénible et scandaleux. La Vigie surtout a montré dans cette campagne une ténacité et une audace plus d'une fois mensongère qui a dû souvent étonner ses propres lecteurs43.

Cette lettre contient « un grave et solennel avertissement » au Soleil et à La Vigie. Pourtant, L'Action sociale a ses torts; elle ne mâche pas ses mots à l'égard de La Vigie qu'elle qualifie de péronnelle qui fait des insinuations venimeuses et perfides, qui ne recule devant aucune bassesse ni aucune vilenie, une feuille d'occasion et de perdition, un égout, une amie des hôteliers et des juifs44, son cas est « une véritable insulte au bon sens45 ». Ces attaques amènent Gouin et d'autres à envoyer une requête au souverain pontife pour dénoncer L'Action sociale qui « a injustement combattu notre parti et les hommes qui le dirigent » et qui « fait une opposition systématique aux ministres qui gouvernent cette province46 ». Inutile de dire que cette querelle colore le compte rendu des débats de ces journaux. L'historien qui les utilise pour la reconstitution des débats doit donc être vigilant.

Quelques députés se plaignent de la couverture des débats faite par les journaux. Ainsi, Joseph-Napoléon Francoeur (Lotbinière) soulève une question de privilège pour se plaindre du Devoir et de L'Action sociale. Ces journaux ont insinué qu'il désirait voir établir dans notre province le système scolaire de la France alors qu'au contraire il prône l'éducation donnée par les communautés religieuses :

L'Action sociale prétend que j'ai parlé de corbeaux noirs en faisant allusion à ses rédacteurs, dit-il. Je n'ai jamais prononcé ces mots de corbeaux noirs à l'adresse de qui que ce soit. J'ai parlé de perruques blondes et de collets noirs récemment affiliés au Devoir et au Nationaliste, qui conspirent à La Libre Parole47.

Le député de Bagot, Frédéric-Hector Daigneault, soulève lui aussi une question de privilège toujours à l'encontre de L'Action sociale qui a cherché à lui nuire en écrivant qu'il avait voté sur une question qu'il ne connaissait pas. Il ne croit pas que ce journal ait le droit de mentir aussi effrontément48. D'autres, comme John Thomas Finnie, dénoncent la campagne du cri de la race et de la religion menée par la presse nationaliste : « Le Nationaliste, Le Devoir, qui ne vit que des cris de la race et de la religion, L'Action sociale, La Croix, ne sont capables de voir les choses que sous un seul angle.49 » Pour Francoeur, « L'Action sociale, La Vérité et La Croix pourront continuer à nous insulter, c'est un honneur d'être insulté par cette presse50 ».

La presse gouvernementale émarge encore largement au Trésor public. L'octroi des contrats d'impression gouvernementaux, en particulier celui du Journal d'agriculture confié au Canada, scandalise l'opposition51. Prévost passe en revue les divers ateliers d'impression qui ont obtenu des contrats : Le Courrier de Sorel a reçu 5 104,94 $; The Quebec Daily Telegraph, 5 482,14 $; Le Soleil, 13 618,39 $; The Montreal Herald, 6 930,27 $; John Dougall & Son du Witness, 343,50 $; Le Progrès de l'Est, 1 007,51 $; Le Canada Français, 2 792,51 $; La Vigie, 1 148,27 $; et L'Éclaireur, 524,22 $52. Dès lors, Armand Lavergne accuse le premier ministre de « salarier » des organes comme Le Soleil et Le Canada par le biais de l'impression du Journal d'agriculture53. Selon lui, « quand il reste de l'argent dans les départements, on donne cela au Soleil54 ». Pour ne pas être en reste, Godfroy Langlois, député de Montréal no 3 et ancien rédacteur en chef du Canada, fait dire au ministre Décarie que le livre de M. C.-J. Magnan intitulé Les écoles primaires et les écoles normales en France, en Suisse et en Belgique a été imprimé à L'Action sociale limitée au coût de 495,82 $ pour 500 exemplaires55.

 

Notes

1. Séance du 11 janvier.

2. Séance du 10 mars.

3. Séance du 12 janvier.

4. Séance du 13 janvier.

5. Ibidem.

6. Séance du 11 janvier.

7. Séance du 22 février.

8. Ibidem.

9. Ibidem.

10. Séance du 2 février.

11. Séance du 28 février.

12. Séance du 31 janvier.

13. Séance du 24 mars.

14. Séance du 24 janvier.

15. Séance du 25 janvier.

16. Ibidem.

17. Séance du 9 mars.

18. Séance du 10 mars.

19. Séance du 9 mars.

20. Séance du 10 mars.

21. Séance du 26 janvier.

22. Séance du 1er février.

23. Séance du 7 février.

24. Séance du 9 février.

25. Séance du 16 février.

26. Séance du 9 février.

27. Séance du 21 février.

28. Séance du 17 février.

29. Séance du 14 mars.

30. Séance du 17 février.

31. Séance du 21 février.

32. Séance du 22 février.

33. Séance du 1er février.

34. Séance du 8 mars.

35. Séance du 23 février.

36. Le Nationaliste, 22 janvier 1911, p. 4, et Débats de l'Assemblée législative, session 1911, séance du 11 janvier.

37. Voir les Débats de l'Assemblée législative, session 1909, p. 1004.

38. Le Nationaliste, 15 janvier 1911, p. 1.

39. Séance du 21 février 1911.

40. Robert Rumilly, Histoire de la province de Québec, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, 1940, tome XVI, p. 11.

41. Séance du 3 mars 1911.

42. Le Soleil, 20 février 1911, p. 4.

43. Robert Rumilly, op. cit., p. 14, La Vigie, Le Soleil et L'Action sociale, 20 février 1911.

44. Ibidem, p. 35-36.

45. L'Action sociale, 18 février 1911, p. 4.

46. Robert Rumilly, op. cit., p. 29.

47. Séance du 13 février 1911.

48. Séance du 9 mars 1911.

49. Séance du 13 janvier 1911.

50. Séance du 9 février 1911.

51. Séance du 21 mars 1911.

52. Séance du 7 mars 1911.

53. Séance du 11 janvier 1911.

54. Séance du 7 février 1911.

55. Séance du 20 février 1911.