Par Gilles Gallichan
La troisième session de la 15e Législature s’est terminée avec les premiers jours du printemps de 1922. Le Québec, après un quart de siècle de régime libéral, avance dans l’économie de l’après-guerre et découvre une modernité qui s’identifie beaucoup au progrès des communications. L’automobile1, le train, le téléphone, la musique sur disques, la radio, le cinéma, et bientôt l’aviation commerciale donnent au XXe siècle son visage de rapidité et de nouveauté. Les transformations du monde depuis la Grande Guerre se manifestent aussi dans le développement des sciences et de la grande industrie, les modes changent et en particulier les modes féminines, on voit émerger une esthétique nouvelle, des styles, des musiques et des formes. Ces changements, perceptibles surtout dans les villes, provoquent une évolution des mentalités.
En 1921, le Canada a procédé à son recensement décennal. L’année suivante, après la compilation des données, les Québécois apprennent que la population de leur province atteint 2 361 199 et que celle du dominion est évaluée à 8 788 483. Mais des doutes surviennent bientôt sur la validité de ces chiffres officiels. Le Québec, ayant depuis 1912 son propre Bureau de la statistique, considère qu’Ottawa sous-estime la population québécoise, faisant perdre à la province les revenus fiscaux basés sur ces recensements. Le gouvernement contestera donc au cours de la session les données démographiques du gouvernement fédéral et ordonnera un nouveau recensement provincial (bill 17). Signe des temps, on remarque lors de ce recensement que 56 % de la population du Québec est urbaine, alors que cette proportion était de 48 % lors du recensement de 1911.
L’année 1922 sur la scène fédérale
À Ottawa, quoique minoritaire de quelques sièges depuis les élections de décembre 1921, le gouvernement libéral de William Lyon Mackenzie King se maintient en selle. Détenant la totalité des 65 sièges du Québec et recevant l’appui de quelques députés Progressistes de l’Ouest, le Parti libéral parvient à gouverner grâce aussi aux profondes divisions qui règnent dans les rangs de l’opposition.
Cependant, le Parti libéral lui-même n’est pas exempt de déchirements. Sir Lomer Gouin, l’ancien premier ministre du Québec et ministre fédéral de la Justice, tente de tirer son épingle du jeu. Il est respecté de tous, mais de plus en plus écarté des affaires par le tandem Ernest Lapointe et Mackenzie King qui se méfient de lui et contribuent à diminuer peu à peu son influence au sein du parti.
Sur la scène internationale, un incident amène la Grande-Bretagne à envisager une action militaire dans les Dardanelles et à demander éventuellement le soutien actif de ses dominions. Au Canada en général et au Québec en particulier, cette hypothèse découvre les plaies encore vives de la conscription. Henri Bourassa reprend la plume dans Le Devoir et mobilise l’opinion contre cette participation canadienne à une action de l’Empire. Même dans les rangs conservateurs on demande au moins un débat aux Communes et sur la place publique, avant de s’engager dans un nouveau conflit largement étranger aux intérêts du Canada. King hésite, évite le débat, négocie et cherche à gagner du temps. Le dénouement de la crise permettra au premier ministre de se donner l’image d’un chef ayant su résister aux desiderata de l’Angleterre, ce qui servira bien son image au Québec.
Économie et développement régional
Après le boom économique de la guerre, l’économie canadienne subit un ressac, le chômage gagne du terrain, les prix des matières premières chutent, y compris ceux de la production agricole. Le coût de la vie augmente, les ouvriers en subissent les effets et les conflits de travail se multiplient dans toute l’Amérique du Nord industrielle.
La restructuration de l’économie de l’après-guerre favorise les conglomérats et les fusions d’entreprises. Les grandes banques n’y échappent pas. La Banque Royale et la Banque de Montréal se consolident en absorbant de petites banques concurrentes. La Banque Nationale, quant à elle, avec ses 300 succursales au Québec se retrouve en difficulté et proche d’un effondrement. Appelé à la présidence, l’homme d’affaires Georges-Élie Amyot, manufacturier de Québec, conseiller législatif et ami du premier ministre Taschereau, relève le défi et parvient à sauver l’entreprise.
C’est en 1922 qu’est créée, à Toronto, la compagnie Noranda qui vise l’exploitation minière du Nord ontarien et de l’Abitibi au Québec. Au cours des décennies suivantes, l’implantation de cette compagnie aura des conséquences importantes sur l’économie du Québec et sur le développement de ses ressources naturelles.
La Mauricie confirme sa position privilégiée dans le domaine de l’industrie du papier qui est en plein essor au Québec. La demande de papier pour alimenter la grande presse du Canada et des États-Unis se fait de plus en plus importante et assure un vigoureux progrès à ce secteur industriel.
L’hydroélectricité est également un domaine florissant pour l’entreprise privée. De solides fortunes se bâtissent autour de ce secteur en plein développement. On parlera bientôt du « trust de l’électricité ». Grâce à son potentiel électrique, la région du Saguenay s’ouvre à la transformation de l’aluminium. Un baron des affaires dans la métropole, M. Edmund Arthur Robert, président de la Compagnie des tramways de Montréal, une filiale de la Beauharnois Light, Heat and Power, nourrit de grandes ambitions pour le développement de ses affaires et fera ajuster les lois québécoises, en 1922, pour favoriser ses projets. Son nom sera très souvent évoqué au cours de la session.
On parle déjà de la canalisation du Haut-Saint-Laurent qui permettrait à des navires de fort tonnage de remonter le fleuve jusqu’aux Grands Lacs. Le gouvernement québécois s’oppose à la réalisation prochaine de ce projet, craignant un déclin accéléré des ports du Saint-Laurent, en particulier ceux de Québec et de Montréal. Le réseau ferroviaire de l’Est pourrait aussi souffrir d’une perte dans le transport des marchandises et des matières premières. Ce débat se poursuivra encore pendant plus de trois décennies.
Langue française et nationalisme
Le mouvement de la Bonne Entente poursuit ses efforts pour apaiser les tensions linguistiques surtout en Ontario et au Québec. Mais, au-delà des témoignages d’amitié, des grandes déclarations et des toasts, les progrès sont minces pour les francophones. L’Ontario refuse d’abolir le contesté Règlement XVII et, à Ottawa, les libéraux de Mackenzie King déçoivent au chapitre de la défense du français. La bataille des timbres et de la monnaie bilingues n’est toujours pas réglée et la fonction publique demeure largement une chasse gardée des Canadiens anglais. Le Soleil de Québec parle même de « l’éternelle persécution du français dans l’administration fédérale »2, qui se poursuit avec les libéraux comme au temps des conservateurs.
La défense du français demeure donc toujours un enjeu au Canada et la question nationale mobilise la jeunesse francophone. Les congrès se multiplient sous les auspices de l’Association catholique de la jeunesse canadienne (ACJC), de la Société Saint-Jean-Baptiste, présidée par le dynamique Victor Morin, et diverses associations de langue française au Canada anglais, comme du côté des Acadiens des Maritimes. Ce contexte de défense linguistique et culturelle renforce le rôle du clergé catholique qui, mieux que les politiciens, peut atteindre les communautés paroissiales, soutenir les volontés et fédérer les résistances à l’assimilation. Plus que jamais, à cette époque, la langue se conjugue avec la foi. À ce chapitre, l’abbé Lionel Groulx s’impose sur la scène publique avec ses conférences, ses publications, ses pèlerinages historiques autour du personnage de Dollard des Ormeaux3. Il publie aussi en 1922, sous un pseudonyme, un roman engagé : L’Appel de la race, qui soulèvera plusieurs controverses4.
Un mois avant l’ouverture de la session, le 28 septembre, la colline parlementaire est le théâtre d’une manifestation de fierté nationale à l’occasion du dévoilement des statues de Pierre Boucher et de Pierre Gaultier de LaVérendrye, œuvres de Louis-Philippe Hébert. La présentation de ces deux bronzes destinés à orner la façade de l’hôtel du Parlement permet à Adélard Turgeon, président du Conseil législatif, parmi d’autres orateurs de souligner le rôle des pionniers de la Nouvelle-France dans l’édification non seulement du Québec et du Canada, mais de l’Amérique tout entière.
En avril, la ville a offert à l’Université de Montréal, autonome depuis 1919, un emplacement sur le Mont Royal pour son futur édifice. Le projet mettra plus de 20 ans à se réaliser et modifiera assurément la dynamique culturelle étudiante du centre-ville de Montréal. En effet, depuis le tournant du siècle, autour de l’université, de l’École polytechnique et de l’École des hautes études commerciales, se développe, dans le secteur des rues Saint-Denis et Sainte-Catherine, un « quartier latin » avec ses pensions, ses cafés, ses restaurants, ses théâtres, ses librairies et ses bibliothèques, dont la prestigieuse Bibliothèque Saint-Sulpice.
Travail et syndicalisme
Face aux unions internationales, la Confédération des travailleurs catholiques du Canada consolide ses positions au Québec. En août 1922, le syndicat organise de grandes assises à Montréal. Le gouvernement Taschereau serait plutôt favorable à des syndicats nationaux, certes, mais non confessionnels. Cependant, l’Église veille au grain et, avec les mouvements d’action catholique, elle pourfend cette tendance laïque. Dans les années 1920, l’École sociale populaire et l’Œuvre des tracts seront au rendez-vous de la propagande cléricale dans le domaine ouvrier.
Le nouveau pape Pie XI, très sensible aux questions de la doctrine sociale de l’Église, encourage le clergé à s’impliquer activement dans la pastorale ouvrière et à y développer l’action catholique. La majorité des journaux francophones et plusieurs notables réputés appuient cette doctrine5 qui vise à contrer la montée des mouvements de gauche et à créer un climat d’arbitrage dans les relations de travail en empêchant l’anarchie et la montée tant redoutée du bolchevisme.
Les questions sociales et ouvrières seront soulevées à l’Assemblée. En particulier, le problème du travail du dimanche, qui préoccupe les syndicats catholiques, trouvera des échos durant la session de 19226.
Arthur Sauvé et la relance du Parti conservateur québécois
Après sa cuisante défaite aux élections de 1919, Arthur Sauvé tente de donner un nouveau souffle à son parti, d’autant plus que les rumeurs d’élections se précisent pour le début de l’année 1923. Il cherche de plus en plus à se démarquer du Parti conservateur fédéral discrédité au Québec depuis la conscription de 1917. Son indépendance envers Ottawa sert bien ses troupes. En août 1922, il mène une chaude lutte dans Labelle où se déroule une élection partielle. Les libéraux conservent le comté, mais le parti d’opposition réduit considérablement la majorité du candidat ministériel.
Sauvé se plaint toujours du « pillage de son programme » par les libéraux qui, dit-il, viennent piger leurs meilleures idées chez leurs adversaires. Sa stratégie l’amène à se montrer plus présent que jamais sur la scène publique et de plus en plus critique du bilan de gouvernement de M. Taschereau. À Sainte-Scholatique, il critique cette convocation des Chambres en automne, au moment où les députés cultivateurs ont tant à faire7. Il fait également une tournée sur la Côte-du-Sud, parlant à Saint-Jean-Port-Joli et à Montmagny où il attaque le gouvernement notamment à propos de la voirie, de la colonisation, de la loi des liqueurs et de l’administration de la justice8. Le premier ministre taquinera cette grande sollicitude de M. Sauvé envers la classe agricole en l’appelant le « journaliste-fermier ».
Une ouverture de session haute en couleur
Début octobre, l’activité accrue est perceptible dans les ministères où l’on prépare les rapports annuels qui seront déposés à l’Assemblée. Chez le lieutenant-gouverneur, Charles Fitzpatrick, on planifie les réceptions et les banquets d’État qui accompagnent les cérémonies et ouvrent la saison mondaine de la quatrième session et, dit-on, la dernière de la législature.
L’ouverture de la session est un moment attendu et plusieurs visiteurs de passage sont invités à se joindre aux personnalités politiques et religieuses, aux magistrats, aux gens d’affaires, aux membres du corps diplomatique qui assistent habituellement à cette cérémonie.
Une élégante personnalité artistique marquera de sa présence l’ouverture de cette session et laissera un souvenir exceptionnel; il s’agit de la visite au parlement de l’actrice Cécile Sorel. À l’automne 1922, le Québec accueille la tournée nord-américaine de la troupe de la Comédie-française avec, en vedette, le duo d’acteurs Albert Lambert et Cécile Sorel. Albert Lambert (1865-1941) était célèbre pour ses rôles dramatiques et sa voix, réputée douce, poétique et pénétrante. Quant à Cécile Sorel (1873-1966), son sens du spectacle n’avait d’égal que sa notoriété de grande vedette. Pour les vertus rigides, le passage de la comédienne au Québec porte un parfum trouble de scandale et de libertinage, comme naguère en avait eu la tournée de la grande Sarah Bernhardt9. En effet, Cécile Sorel, de son véritable nom Céline-Émilie Seurre, avait fait ses débuts dans le vaudeville et elle était célèbre au théâtre pour ses rôles de grandes coquettes du demi-monde, amoureuses de tous les plaisirs. Aux yeux des gardiens de la morale, une réputation sulfureuse accompagne donc Mademoiselle Sorel. D’ailleurs, peu de temps après son voyage au Canada, elle devait commencer, au célèbre Casino de Paris, une grande carrière dans le music-hall, ouvrant la voie à une autre vedette colorée de l’époque : la célèbre Mistinguett.
Pour la première du couple Lambert-Sorel à l’Auditorium (aujourd’hui le théâtre Capitole), tout le gratin de Québec s’est donné rendez-vous, y compris le lieutenant-gouverneur et les notables de la scène politique québécoise. En retour, et à titre de personnalités de passage, Monsieur Lambert et Mademoiselle Sorel sont invités le lendemain à l’ouverture de la session parlementaire.
Se voulant à la hauteur de sa réputation, Mademoiselle Sorel se présente au salon rouge, enveloppée d’une somptueuse et longue toge de fourrure et coiffée d’un impressionnant chapeau à plumes. Le journal La Patrie parlera aussi du « teint émaillé de l’artiste, prodige de la science moderne ». Son entrée est donc fort remarquée et un sort coquin voudra qu’elle soit placée aux côtés d’un religieux italien d’origine française, dont l’habit éclipsait presque celui de l’actrice. Le père Saveri Dell Immacolata portait en effet le manteau et la robe d’apothéose des trinitaires, soit une soutane blanche marquée d’une grande croix rouge. Heureusement, le religieux avait le sens de l’humour et s’amusa beaucoup, dit-on, en compagnie de son éclatante voisine10.
Le spectacle des cérémonies d’ouverture, la parade des invités dans leurs apparats n’empêchent pas les journaux de parler sérieusement du discours du trône, expliquant sommairement les motifs de cette session automnale. Outre d’importantes législations concernant la voirie et l’agriculture, la principale raison de la session était de trouver une solution permanente aux problèmes d’approvisionnement de combustibles dans les villes et en particulier à Montréal. À l’époque, le charbon, le mazout et le bois constituaient les principales sources d’énergie pour le chauffage des habitations et les grandes villes risquaient souvent des pénuries pendant l’hiver. En 1922, une grève des charbonniers en Nouvelle-Écosse avait fait craindre le pire. Le conflit s’était réglé à temps, mais le gouvernement ne voulait pas être à la merci d’événements incontrôlables pour l’approvisionnement en charbon.
Même si l’opposition semble d’attaque, le gouvernement Taschereau se présente fort d’une équipe ministérielle expérimentée. Parmi les ténors du gouvernement, on remarque, entre autres, J.-E. Caron, vieux routier de la politique, proche des cultivateurs qui le connaissent bien puisqu’il détient alors le portefeuille de l’Agriculture depuis 13 ans. Autre personnage bien en vue, le grand voyer du Québec moderne, Léonide Perron, ministre de la Voirie, ne siége pas à l’Assemblée, mais au Conseil législatif pour la division de Montarville; c’est un politicien et homme d’affaires habile qui sait favoriser le clientélisme si utile au parti en temps d’élections. D’autres ministres s’imposent sur la scène parlementaire, comme : Honoré Mercier fils, aux Terres et Forêts; Jacob Nicol, aux Affaires municipales; Antonin Galipeault, aux Travaux publics; et Athanase David, le secrétaire de la province.
Parmi les étoiles montantes du côté ministériel, on remarque aussi le jeune Irénée Vautrin, 34 ans, député de Montréal-Saint-Jacques. Architecte de profession, ancien président de la Jeunesse libérale de Montréal et organisateur du parti pour la région de Montréal, on sent que le premier ministre destine ce député à un brillant avenir. D’ailleurs, son discours sur l’adresse est salué d’une salve d’applaudissements à droite (30 octobre).
En face, Arthur Sauvé ne dirige toujours qu’un maigre caucus de cinq députés en face des 75 députés ministériels (un siège est vacant).
Prière
C’est à la séance du 6 décembre que l’Assemblée modifie son règlement par une motion présentée par le représentant de Saint-Maurice, Arthur Ricard, et qu’elle institue la prière qui sera désormais lue au début de chacune de ses séances. Cette pratique demeurera en vigueur pendant 54 ans. En 1976, elle sera remplacée par un moment de réflexion pour respecter les convictions religieuses des élus.
L'affaire Garneau-Roberts et la liberté de la presse
À l’automne 1922, l’affaire Blanche Garneau en produit une autre : l’affaire J. H. Roberts qui apparaît comme le grand dossier de la session, du moins le plus spectaculaire. Pourtant, dans les premières séances, rien n’annonçait cet orage imminent, même si l’enquête sur ce meurtre faisait les manchettes depuis plus de deux ans déjà.
Rappelons les faits : une jeune femme d’un quartier ouvrier de Québec est violée et assassinée en juillet 1920; son corps est retrouvé sur les bords de la rivière Saint-Charles non loin de l’endroit où elle avait été enlevée quelques jours auparavant. L’enquête piétine, des suspects sont arrêtés, mais les procédures aboutissent à un non-lieu11. Des rumeurs circulent bientôt dans la ville de Québec, voulant que des influences politiques seraient à l’œuvre pour protéger des fils de famille impliqués dans cette histoire. Le premier ministre et procureur général Alexandre Taschereau est assurément au courant de ces rumeurs, mais il n’est pas homme à s’attarder à des ragots de concierges. L’affaire atteint cependant la scène parlementaire sous forme de questions au cours de la session de 1921 (voir les débats de cette session), mais jamais l'intégrité du gouvernement ni le travail policier ou le processus judiciaire ne sont remis en question.
Depuis 1920, les journaux avaient suivi cette sordide histoire, s’attardant parfois à quelques détails scabreux, mais personne n’avait osé parler d’éventuelles entraves à l’action de la justice dans cette enquête. Le 27 octobre 1922, un hebdomadaire à sensation, The Axe, publié à Montréal par l’éditeur John H. Roberts, franchit cette ligne et fait état des rumeurs voulant que deux députés de la Législature soient impliqués dans l’affaire, et il promet une récompense de 5 000 $ à quiconque pourrait aider la justice dans la recherche de la vérité. Furieux, le premier ministre soumet le cas à l’Assemblée comme un outrage à l’institution parlementaire (30 octobre), ordonne l’arrestation de Roberts par le sergent d’armes et sa convocation à la barre de la Chambre pour répondre de ses écrits.
La comparution publique de Roberts devant l’Assemblée soulève un grand émoi dans la capitale et, le 2 novembre 1922, une foule aussi curieuse que nombreuse se presse dans les corridors et les tribunes de la Chambre. Ce « procès » parlementaire d’un journaliste sera le dernier dans les annales, car voulant en faire un exemple dissuasif pour la presse jaune, Taschereau pousse plus loin ses représailles. Roberts ayant refusé de nommer les députés objets des rumeurs publiques, il est reconnu coupable d’outrage à la Législature. En conséquence, à titre de procureur général, Taschereau propose par un projet de loi la condamnation du journaliste à une année de prison. Jamais dans toute l’histoire du parlementarisme britannique avait-on imposé à un rédacteur de presse une peine aussi sévère, les pouvoirs d’emprisonnement du Parlement se limitant à la durée de la session. Du coup, l’affaire Roberts posait aussi la question du libelle et de la liberté de la presse au Canada.
Parallèlement, pour faire toute la lumière sur l’enquête du meurtre de Blanche Garneau et pour faire taire les rumeurs, le premier ministre nomme une commission royale d’enquête (9 novembre) dont il confie la présidence à deux éminents magistrats : John Sprot Archibald et Joseph-Émery Robidoux12. De son côté, un peu ébranlé par cette histoire et mal préparé, le chef de l’opposition, lui-même journaliste de profession, met un certain temps à réagir à l’action rapide et exceptionnelle du premier ministre en la matière. Refusant de se faire le défenseur objectif de Roberts, dont il réprouve l’action et le style de journalisme, il n’intervient significativement dans le débat qu’à l’étape de l’adoption du projet de loi (9 novembre). Aussi est-ce au Conseil législatif que des débats plus soutenus auront lieu du côté de l’opposition. Dans La Presse, Ægidius Fauteux publie un dossier historique et juridique fort bien documenté et le conseiller législatif Thomas Chapais, lui aussi journaliste, s’en inspire et prononce un important discours, le 15 novembre, sans entraver cependant l’adoption de la loi13.
La question de la liberté et de la responsabilité de la presse sera présente tout au long de cette session. Dans les derniers jours de décembre, le chef de l’opposition provoque un autre débat à ce sujet. Outre le premier ministre, le ministre Athanase David et le député de Frontenac, Georges-Stanislas Grégoire, y participent et l’échange donne lieu à d’intéressantes considérations (28 décembre).
Cette affaire Roberts représente un précédent législatif et juridique qui laissera un souvenir amer et rendra désormais caduque cette procédure de comparution et de justice d’exception. « La hache de M. Roberts va rouiller », ironise La Patrie14. Roberts a dû purger sa peine à la prison de Québec jusqu’à l’automne suivant15 et les assassins de Blanche Garneau ne furent jamais connus.
Au chapitre des scandales, une ancienne « affaire » revient hanter le gouvernement. Le 28 novembre, Achille Bergevin, député de Beauharnois et ancien conseiller législatif, qui avait été associé à un scandale de corruption en 1914 (voir les débats de la session de 1913-1914), doit justifier devant ses pairs ses actions passées. L’opposition demande le dépôt de toute correspondance échangée depuis trois ans avec le bureau du premier ministre sur cette affaire.
Éducation et Culture
L’Affaire Roberts ayant monopolisé plusieurs séances, d’importantes questions ont été reléguées au second plan et moins discutées qu’elle l’auraient été en temps normal. Ainsi l’étude du bill 20 bonifiant la loi sur les prix d’Europe, présenté par Athanase David, n’a pas soulevé de grands discours.
Pourtant, l’éducation demeure à l’ordre du jour cette année-là. Les 30 et 31 octobre, une semaine après le début de la session, une conférence interprovinciale sur l’éducation se tient à Toronto sur l’initiative de Vincent Massey, grand humaniste, président d’une prospère société d’équipement agricole; Massey est un proche du premier ministre Mackenzie King et il sera plus tard gouverneur général du Canada. C’est Athanase David, secrétaire de la province, qui représente le Québec à cette conférence. David s’oppose farouchement à la création d’un conseil national canadien de l’éducation ou d’une autre formule de bureau central de l’instruction publique qui diminuerait l’autonomie provinciale dans le domaine de l’éducation. Il est d’ailleurs en cela largement appuyé par tous les intervenants du Québec16.
Un important débat sur l’éducation occupe la séance du 17 décembre à l’occasion de l’étude des crédits pour l’instruction publique. Athanase David parraine aussi le bill 22 sur la réhabilitation des jeunes délinquants et les écoles de réforme, une loi d’une grande portée sociale, commente Le Devoir17. On constate que le gouvernement travaille peu à peu à jeter les bases d’une politique sociale et à modifier les mentalités face au problème des jeunes contrevenants (27 décembre).
C’est au cours de cette session que le secrétaire provincial fait adopter le bill 192 pour la création de musées d’art, d’histoire et d’ethnologie. Cette importante loi culturelle mettra sur pied le Musée provincial et sera à l’origine des actuels musées nationaux du Québec18.
Alcool, santé et assistance publique
Arthur Sauvé n’apprécie guère que le financement des collèges, des orphelinats et des hôpitaux s’appuie sur les revenus de la Commission des liqueurs (8 novembre). À cette époque où la prohibition est en vigueur presque partout en Amérique du Nord, le Québec est le seul État à avoir nationalisé en 1921 la vente des vins et spiritueux. L’habile stratégie de Louis-Alexandre Taschereau consiste à saper les vertueuses critiques contre sa Commission des liqueurs en citant les témoignages de reconnaissance reçus des œuvres de charité, des établissements de santé et d’enseignement qui sont directement bénéficiaires des taxes sur l’alcool et du contrôle de son commerce.
Le premier ministre parvient ainsi à faire accepter sa loi de l’assistance publique tant critiquée à la session précédente. La stratégie est sans doute bonne, car elle agace l’opposition au plus haut point. À la séance du 19 décembre, un débat porte sur les réactions de l’épiscopat sur la loi de l’assistance publique et le gouvernement réussit à naviguer adroitement et à éviter les écueils semés par l’opposition. Pendant la campagne électorale, Le Devoir parlera de « Taschereau & Compagnie, marchands de vins » et de « M. Taschereau, grand aumônier »19. L’opposition cherche toujours à faire trébucher le gouvernement sur les questions reliées à l’alcool. À la fin de la session, le 29 décembre, le député conservateur de Westmount, le colonel Smart, cherche à compromettre Jacob Nicol dans une affaire de permis d’alcool à Sherbrooke. Finalement, ce « scandale » s’avérera non fondé. D’autres questions relatives à la Commission des liqueurs sont posées au gouvernement, notamment sur l’administration, le patronage et la vérification des comptes (27 décembre).
L’alcoolisme demeure cependant une plaie sociale répandue et s’y ajoute aussi le problème des drogues et des stupéfiants. À Montréal, le commerce de morphine et de dérivés d’opium prend des proportions inégalées. Les arrestations reliées au trafic des stupéfiants passent de 47, en 1914, à 263, en 1921, ce qui inquiète les autorités. Les journaux parlent de la « progression alarmante [...] du fléau des drogues20 ». En ville, on parle aussi de plus en plus de délinquance juvénile et de criminalité. Le 21 décembre, l’Assemblée étudie le bill 183 concernant la vente des narcotiques.
D’autres questions reliées à la santé sont soulevées au cours de la session. Le problème de l’épidémie de tuberculose n’est pas encore réglé et la maladie fait toujours des ravages, notamment chez les nourrissons. Le député libéral de Wolfe, J.-P.-C. Lemieux, médecin de profession, attire l’attention du gouvernement sur le taux élevé de mortalité infantile au Québec (27 décembre). Sur la question des réclamations des accidentés du travail, le député de Saint-Maurice, Arthur Ricard, soulève un intéressant débat à l’occasion d’une demande de documents à la séance du 20 décembre.
Voirie et véhicules-moteurs
Le premier ministre Taschereau considère fondamentale sa nouvelle loi de la voirie (bill 24) que parraine M. Perrault à la Chambre basse (13 décembre). Il s’en servira même pour justifier les élections hâtives en janvier 1923 et en fera un thème de sa campagne électorale. Les députés étudient aussi une loi sur les véhicules-moteurs (bill 194). On se plaint des automobilistes qui, sur les routes, dépassent la limite de vitesse permise de 20 milles à l’heure (32 km/h) et qui soulèvent des panaches de poussière, lesquels incommodent les habitants des campagnes. Pour épargner les cultivateurs, on demande aussi au gouvernement de ne pas percevoir de droits sur les permis de tracteurs qui remplacent bœufs et chevaux et facilitent les tâches agricoles (22 décembre).
Agriculture et colonisation
Les deux grands partis courtisent le vote rural, surtout à la veille des élections, et les questions agricoles demeurent toujours des thèmes politiques importants. Le 31 octobre, on discute de l’établissement d’un éventuel crédit agricole, un dossier qui animera encore de nombreuses sessions à venir. Le 10 novembre, l’opposition accuse le gouvernement d’abandonner à eux-mêmes les agriculteurs qui souhaitent développer une véritable industrie laitière au Québec; les ministres Caron (Agriculture) et Perrault (Colonisation) réagissent vivement à ces attaques. Une bonne partie de la séance du 13 novembre est occupée par des échanges sur les engrais agricoles.
L’opposition reproche aussi l’inaction du gouvernement face à la désertion des campagnes et à l’émigration des Canadiens français vers les États-Unis. Ce phénomène est en régression et sous contrôle, selon le ministre Perrault (28 décembre). Jusqu’à la fin de la session, Arthur Sauvé attaque le gouvernement sur le front de ses politiques agricoles et des terres. Même au dernier jour de la session (29 décembre), il propose une motion de censure à propos d’allégations de spéculation sur des terres publiques impliquant Louis-Eugène Parrot, ancien député de Témiscouata. Le débat s’étend sur toute la politique de colonisation que l’opposition considère un échec. La réplique du ministre Mercier est rude et le débat prend vite un ton acerbe, ponctué de nombreux rappels à l’ordre.
Un dossier qui touche à la fois les relations fédérales-provinciales, l’économie et les agriculteurs est celui de la loi fédérale des faillites. Les 5, 17 et 18 décembre, la Chambre discute longuement d’une motion d’un député ministériel demandant le rappel de cette loi qui provoque des fraudes et ruine plusieurs citoyens, en particulier des cultivateurs. Le premier ministre Taschereau lui-même dénonce les effets néfastes de cette loi au Québec et souhaite une réforme de cette politique.
Travaux publics et chômage
Pour contrer le problème des ouvriers chômeurs ou des anciens combattants désoeuvrés, le député ouvrier de Montréal Sainte-Marie, Joseph Gauthier, propose que le gouvernement lance des programmes de travaux publics. L’Assemblée discute sa proposition les 18 et 19 décembre et l’adopte, inaugurant une pratique qui sera largement utilisée au cours de la décennie suivante pendant les années de crise économique.
Incendie de la cathédrale
Le 22 décembre, un malheur frappe le Québec avec l’incendie de l’historique cathédrale catholique de Québec. Ce sont d’ailleurs des députés retournant à leur hôtel dans le Vieux-Québec, après l’ajournement du soir, qui remarquèrent de la fumée dans l’église et sonnèrent l’alarme. Symbole des origines religieuses de la Nouvelle-France, le vieux temple occupait une place privilégiée dans le cœur des Québécois. À l’Assemblée, le lendemain, le premier ministre Taschereau exprime le sentiment de deuil national qui accompagne cette perte patrimoniale. Il est suivi de plusieurs députés catholiques et protestants ainsi que par Peter Bercovitch, seul représentant de la communauté juive de la Législature. Les députés francophones évoquent leurs souvenirs et les non catholiques soulignent par leur sympathie fraternelle en cette occasion un esprit de respect interreligieux.
Le cardinal Bégin et la fabrique de Notre-Dame-de-Québec opteront pour une reconstruction à l’identique. La cathédrale sera donc rebâtie dans ses murs d’origine.
Chiquenaudes
Dans un registre moins tragique, au chapitre des boutades qui ont émaillé cette session de 1922, citons quelques répliques du chef de l’opposition. Le premier ministre ayant lancé quelques rimettes parodiant la publicité électorale conservatrice, le chef de l’opposition ramena les rieurs dans son camp en répliquant que les vers que le premier ministre a récités sont moins mauvais que ceux qui rongent son gouvernement.
Une autre boutade d’Arthur Sauvé à la séance du 30 octobre : « Le premier ministre m’a proclamé journaliste-fermier. À coup sûr, avec ce titre, il va m’empêcher de passer sur la Grande-Allée. » On se souvient que M. Taschereau habitait une superbe résidence de cette artère huppée de la haute-ville.
Le 5 décembre, le chef conservateur déclare que l’opposition représente tous ceux qui sont mécontents du gouvernement. « Est-ce pour cela que vous n’êtes que cinq ici? », lui lance le premier ministre.
Assiduité et élections
Les députés ne brillent pas toujours par leur assiduité au cours de cette session. Le 13 novembre, un lundi, les journalistes constatent 60 absences et l’Assemblée ne siège qu’avec un maigre quorum d’une vingtaine de représentants. Fait plutôt rare, les Chambres siègent pendant la période des fêtes n’ajournant que quelques jours pour le congé de Noël, et la session est finalement prorogée le 30 décembre.
Les députés se séparent en se faisant leurs vœux de bonne année. Pourtant, la rumeur parle d’une dissolution prochaine de la Législature et veut que les élections générales soient convoquées hâtivement21. Pendant la session, on a reparlé des élections à date fixe. Arthur Sauvé avait soulevé la question en 1921 et il en parle de nouveau en 1922 comme d’une réforme souhaitable et conforme à la Constitution, selon lui (27 et 30 octobre)22.
Des élections anticipées et, qui plus est, en plein hiver ne favorisent pas l’opposition. Sauvé demande au lieutenant-gouverneur de ne pas dissoudre le Parlement en cette saison, compte tenu des difficultés de tenir des assemblées populaires, de compléter les listes électorales et parce que le mandat légal n’est pas complété23. Il en sera quitte pour sa peine, car la rumeur s’avère fondée : quelques jours après la prorogation, le 10 janvier 1923, Alexandre Taschereau demande au lieutenant-gouverneur la dissolution des Chambres et la convocation d’élections générales pour le 5 février. Les décrets sont signés, députés et candidats iront rencontrer leurs électeurs dans le froid et la neige. Le Québec n’avait pas vu de campagne électorale pendant les mois d’hiver depuis celle de décembre 1900.
Critique des sources
Par Gilles Gallichan
En 1922, la Tribune de la presse compte 15 membres. La présidence revient à Jean-Marie Fortin du Soleil. Les vices présidents sont Robert R. Parsons du Montreal Daily Star et Irénée Masson de L’Action catholique; le secrétaire est Damase Potvin du Soleil. Les autres journalistes connus sont Edmond Chassé de L’Événement, Alonzo Cinq-Mars de La Presse, E. T. Cinq-Mars de La Patrie, John A. Davis du Quebec Chronicle, Ewart E. Donovan du Quebec Telegraph, Louis Dupire du Devoir, Joseph-Amédée Gagnon du Quotidien, Hervé Lapierre du Canada, William R. O’Farrell de la Canadian Press, Jade J. O’Flaherty du Montreal Herald et Abel Vineberg du Montreal Gazette.
En raison de l’affaire Garneau et Roberts, la question de la presse, de son rôle et de sa liberté a été au cœur de cette session de 1922. La comparution et la condamnation de J. H. Roberts par le Parlement soulève le procès de la presse populaire et du journal jaune. Le nouveau style de journalisme venu des États-Unis oblige une réflexion au sein même des entreprises de presse. Le débat entre sensation et information s’amorce autour de l’exemple du journal The Axe et plus globalement sur les limites que la société doit imposer à la liberté de presse24.
Le débat se fait aussi entre journaux directement concernés par cette polémique. Des journaux comme La Presse (Du Tremblay) et La Patrie (Joseph et Eugène Tarte) sont taxés de sensationnalisme par leurs adversaires plus traditionalistes. Ils se défendent en disant que si on renonce à ces procédés et à ce style, les lecteurs canadiens-français se tourneront vers le Herald ou vers les tabloïds américains.
L’affaire elle-même inspire des titres pathétiques dans certains journaux ainsi : « John H. Roberts sera condamné au cachot par la Législature », Le Nouvelliste, 8 novembre 1922; ou « L’éditeur J. H. Roberts expiera son crime en prison », La Tribune, 8 novembre 1922.
Les grands quotidiens et leurs artisans
À La Presse, les éditoriaux son rédigés par Oswald Mayrand, un ami et admirateur de sir Lomer Gouin. Le journal reste donc sympathique aux libéraux tant à Québec qu’à Ottawa. On se permet à l’occasion une critique; par exemple, le journal s’inquiète de la permanence de l’impôt sur le revenu qui avait été présenté comme une mesure temporaire du temps de guerre (14 novembre 1922, p. 1).
La presse gouvernementale se porte bien. Le Canada est dirigé par Fernand Rinfret, député libéral de Saint-Jacques à la Chambre des communes. Au Soleil de Québec, Laurent Beaudry dirige l’organe libéral qui se veut toujours bon défenseur des intérêts politiques, culturels et religieux des Canadiens français. Il se permet aussi à l’occasion quelques critiques envers des ministres libéraux et des fonctionnaires fédéraux. Le procédé agace bien sûr les adversaires. Jean Berthier, du Peuple de Montmagny, écrit à propos du Soleil le 3 novembre 1922 : « On peut être dans la crèche [i.e. dans les faveurs du patronage] jusqu’aux oreilles, tout en ayant les yeux fixés sur le drapeau du Sacré-Cœur et la fleur de lys25. » Pendant la campagne électorale de 1923, les couteaux voleront bas entre Le Soleil et Le Devoir et L’Action catholique à propos des généreux contrats d’impression accordés au premier à titre d’organe du parti ministériel dans la capitale26.
Le Quebec Chronicle s’est déjà mis à dos le premier ministre par des articles parus en octobre et novembre 1921, portant justement sur l’affaire Blanche Garneau. Le jugement est rendu pendant la session et le journal doit se rétracter27.
Le Montreal Star de Hugh Graham, devenu lord Atholstan, demeure fidèle à sa position impérialiste. Pendant la crise anglo-turque des Dardanelles à l’été 1922, le journal se fait le propagandiste ardent d’une participation canadienne à ce conflit. Sur cette même question toutefois, la Montreal Gazette, pourtant très proche des conservateurs fédéraux, adopte une attitude prudente et attentiste.
Un nouvel hebdomadaire politique d’opposition voit le jour à Québec sous le titre L’Homme libre. Ce journal, qui est supposément imprimé par les presses de L’Action sociale ltée, irrite grandement le gouvernement. Son rédacteur, A.-L. Gareau, fera l’objet d’un cinglant débat en Chambre, le 29 décembre28. Le premier ministre Taschereau en vient même à écrire une lettre officielle au cardinal Bégin et il s’adresse directement au directeur de L’Action, Jules Dorion pour menacer de poursuite son journal en libelle et lui demander de baisser le ton. En marge de l’affaire Roberts, la presse était en droit de réagir, ce qui vaudra au premier ministre, en réplique, une défense pro domo de Jules Dorion. (12, 15 janvier 1923) et un appui du Devoir.
Une presse libre?
L’affaire Roberts pose la question de la liberté de la presse, particulièrement en temps d’élections. Georges Pelletier, dans Le Devoir, pose le problème en début de campagne et plaide pour une loi sur la presse semblable à d’autres déjà existantes dans les provinces canadiennes29. Il écrit encore quelques jours plus tard : « chez nous, la presse peut s’attirer toute sortes de poursuites, devant les tribunaux, si elle rapporte exactement les trois-quarts des discours de la période électorale. Et cela complique son travail30. »
La question de la liberté de presse sera reprise en campagne électorale par le chef de l’opposition, lui-même journaliste. Il prévoyait même à terme un « mouvement de révolte contre cette autocratie31 ». À l’Assemblée législative, M. Sauvé rappelle que La Tribune est l’organe du trésorier (M. Jacob) et considère que la Gazette, traditionnellement tory, n’est peut-être pas l’organe du premier ministre, mais est néanmoins devenue un organe ministériel. (25 octobre).
Le Devoir considère que des « journaux d’affaires », tels The Gazette ou The Montreal Star, sont peut-être conservateurs de sympathies mais, par intérêt, « sympathiques à quelque ministère que ce soit ». La Patrie et La Presse sont très proches du pouvoir libéral, mais gardent une courte distance critique pour au moins souhaiter un renforcement de l’opposition conservatrice après les élections32.
Notes de l’introduction historique et de la critique des sources
1. Le salon de l’auto, qui se tient en 1922 au Manège de la rue Craig à Montréal, attire déjà des milliers d’amateurs.
2. Cité par Robert Rumilly, Histoire de la province de Québec, tome XXVI, p. 138.
3. L. Groulx, Mes mémoires, tome 2, 3e volume, Montréal, Fides, 1970, p. 39-71.
4. M. Lemire, « L’Appel de la race », Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, tome 2, Montréal, Fides, 1980, p. 51-59; sur l’évolution des idées et du nationalisme à cette époque, voir : Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées, tome 2 1896-1929, Montréal, Fides, 2004, 323 p.
5. « Syndicats et syndiqués », Le Devoir, 9 février 1923, p. 2.
6. « Le », Le Devoir, 31 août 1922, p. 1.
7. « M. Sauvé et la politique du gouvernement », L’Action catholique, 18
8. « M. Sauvé engage la lutte », L’Action catholique, 2 octobre 1922, p. 1, 3.
9. Les censeurs de L’Action catholique lanceront des anathèmes sur son passage jusqu’à la mi-novembre. On dénoncera en particulier son répertoire des pièces d’Alexandre Dumas et d’Alfred de Musset, associant l’actrice au gouffre des vertus que sont « le cinéma tapageur et immoral, les modes immodestes [et] les romans dévergondés », voir : « Billet de la semaine. Cécile au parlement, c’est mieux que sous la coupole de l’Académie », L’Action catholique, 11 novembre 1922, p. 3.
10. « Une ouverture de session mémorable », Première lecture, vol. 3, no 1, octobre 1993, p. 8-9.
11. R. Bertrand, Qui a tué Blanche Garneau? Montréal, Quinze, 1982. Voir aussi l’introduction historique de la session de 1921.
12. L’honorable Robidoux, ancien député de Châteauguay, avait été ministre dans les cabinets d’Honoré Mercier et de Félix-Gabriel Marchand.
13. Pour peut lire les débats de cette séance du Conseil législatif, voir : Gilles Gallichan, « Thomas Chapais, la liberté de la presse et les pouvoirs du Parlement », Bulletin de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale, vol. 23, no 4, novembre 1994, p. 9-20.
14. La Patrie, 8 novembre 1922, p. 4.
15. Le journal The Axe a poursuivi sa publication jusqu’en 1927.
16. R. Rumilly, Histoire de la province de Québec, tome XXVI, p. 144-145; voir aussi la revue L’Enseignement primaire, journal d’éducation et d’instruction, publiée par le Département de l’Instruction publique.
17 . « La loi David », Le Devoir, 10 janvier 1923, p. 1.
18. Sur cette question, voir : Fernand Harvey, « La politique culturelle d’Athanase David, 1919-1936 », Les Cahiers des Dix, no 57 (2003), p. 31-83.
19. Le Devoir, 29 et 30 janvier 1923, p. 1.
20. La Presse, 4 octobre 1922, p. 1.
21. « Des élections en février », Le Devoir, 28 décembre 1922, p.1.
22 . Il en sera encore question au début de la campagne électorale, voir : « La date des élections », Le Devoir, 11 janvier 1923, p. 1.
23. « Requête de M. Sauvé au lieutenant-gouverneur », Le Devoir, 5 janvier 1923, p. 1.
24. À titre d’exemple, voir : « Relents de jaunisme », L’Action catholique, 4 novembre 1922, p. 4. Un dossier de presse sur l’affaire Roberts est disponible au service des archives, reconstitution des débats et documentation de presse à la Bibliothèque de l’Assemblée nationale.
25. Cité dans Le Devoir, 14 novembre 1922, p. 2.
26. Voir en particulier : Le Devoir, 31 janvier 1923, p. 1.
27. « Retractation… », The Quebec Chronicle, 10 novembre
28. M. Gareau était également l’éditeur d’un autre journal d’opposition, Le Matin, et on l’identifiait comme étant l’auteur anonyme de la brochure La non-vengée, sur l’affaire Blanche Garneau, publication qui avait entretenu les rumeurs d’interventions politiques dans cette enquête criminelle.
29. « Ce que les journaux veulent », Le Devoir, 4 janvier 1923, p. 1.
30. « Les journaux et les élections », 12 janvier 1923, p. 1.
31. « M. Sauvé est l’hôte d’un banquet », Le Devoir, 10 janvier 1923, p. 2.
32. « Il faut une opposition plus forte », Le Devoir, 2 février 1923, p. 1.