Définition
Expression employée pour désigner une convention constitutionnelle selon laquelle les membres du gouvernement, dans un système parlementaire d'origine britannique, doivent aussi être membres du Parlement, ou le devenir, et doivent jouir de la confiance de la majorité de ses membres élus1.
Cette expression est une traduction de « responsible government » employée par les Britanniques au XIXe siècle pour décrire les revendications des colonies nord-américaines2. Ce terme décrit le même concept que le principe de la responsabilité ministérielle.
En Grande-Bretagne (1688-1841)
La responsabilité ministérielle s'établit progressivement en Angleterre entre la fin du XVIIe siècle et le milieu du XIXe siècle. En prémisse, il a d'abord fallu la Glorieuse Révolution (1688-1689) pour imposer définitivement la formule du « Roi en son Parlement », c'est-à-dire le partage du pouvoir en trois états : le roi, la Chambre des lords et les Communes3.
Du couronnement de Guillaume III (1689) jusqu'au début du règne de Victoria (1837), c'est le roi qui dirige l'action de l'État. Le pouvoir exécutif est incarné en la seule personne du roi tandis que les deux Chambres du Parlement se partagent le pouvoir législatif. En somme, dans le royaume, il se trouve un organe individuel (le roi) et deux organes collectifs (les Chambres) et, enfin, la loi qui ,« pour être parfaite », doit obtenir l'assentiment des trois organes souverains4. L'ultime veto que peut exercer le monarque sur la conduite des affaires de l'État demeure la sanction royale.
Déjà à l'époque, la réunion de la totalité du pouvoir exécutif dans la personne du roi n'est qu'une fiction. La tendance qui se dessine est que le roi intervient de moins en moins dans les affaires gouvernementales. L'exercice de la puissance exécutive est plutôt le fait de ses « serviteurs » : les ministres. Ce principe d'unité exécutive, pour désigner la collectivité ministérielle, est dès lors désigné par le vocable de « Couronne ». À noter toutefois que dans la Déclaration des droits (Bill of Rights, 1689), il n'est aucunement fait mention du Conseil privé ou d'un quelconque organe exécutif. Rien ne l'interdit non plus. Le Conseil exécutif est une sphère à part en définitive5.
Seul le roi a la prérogative de nommer les ministres. Jusque dans les années 1760, il fait appel aux conseillers de son choix, soit des membres de la famille royale, soit des parlementaires. C'est seulement sous le règne de George III (1760-1820) que le Cabinet est exclusivement formé de parlementaires. Ce cabinet devient le seul organe exécutif de plein exercice et, plus encore, les réunions du Cabinet ont lieu sans la présence du roi6.
Très tôt, le roi comprend l'intérêt qu'il a de former son administration dans un groupe de parlementaires relativement unis. Encore au XVIIIe siècle, cependant, le faible avancement de la structure partisane et des coalitions parlementaires au Parlement a pour corollaire que le Cabinet est composé d'hommes venant de divers horizons politiques. Cet état de fait empêche longtemps l'expression d'une solidarité ministérielle d'ailleurs7. Et c'est dans ce même contexte qu'apparaît la fonction de premier ministre - avec sir Robert Walpole en 17218-, justement pour tenter de donner une direction uniforme à une collectivité ministérielle qui manquait parfois d'homogénéité9.
Après 1782, le cabinet ministériel - étant désormais maître de son ordre du jour10 - devient un acteur de premier plan dans l'élaboration du programme gouvernemental. En retour, l'exécutif reste dépendant du Parlement pour l'adoption des lois et des crédits. Le concept de majorité parlementaire (la confiance) se dessine alors comme indicateur de la viabilité des cabinets. Dès que l'exécutif constate qu'il n'a pas l'appui des Chambres, il se retire parce que cette collaboration du Parlement est nécessaire à la réalisation des projets du gouvernement.
Les Chambres perfectionnent, de leur côté, des instruments de contrôle de l'action exécutive. Depuis le Moyen Âge, le Parlement disposait de la procédure de haute trahison (impeachment) pour sanctionner le comportement d'un ou de plusieurs ministres. À l'époque hanovrienne, cette procédure criminelle se modernise pour devenir strictement une mesure de contrôle parlementaire : en clair, la censure découlant de la perte de confiance envers les élus remplace désormais la procédure juridique formelle. Aucun crime n'est requis, « l'opprobre public » étant maintenant suffisant : dorénavant, « la responsabilité ministérielle est libérée de toute nécessité d'imputer aux ministres des faits quelconques11 ».
Le vote des crédits demeure un autre moyen sur lequel repose la survie des gouvernements. Dans le courant du XIXe siècle, d'un côté, si les débats financiers sont de plus en plus politisés, d'un autre côté, les parlementaires ont peu d'informations sur la perception des recettes et sur les dépenses engagées par le gouvernement. Ce n'est que lorsque l'audit financier est réformé en 1834 que le Parlement disposera de toutes les données dont il dépend pour exercer son contrôle sur les finances du royaume12. En revanche, comme le note Lord John George Lambton, 1er comte de Durham, dans son fameux rapport de 1839, en Grande-Bretagne :
Les vieux remèdes constitutionnels, par exemple la mise en accusation et le refus des subsides, n'ont jamais été employés pour écarter un ministère depuis le règne de Guillaume III. On ne s'en est jamais servi, parce que, de fait, ç'a été l'habitude des ministres de prévenir un vote d'hostilité absolue ou de démissionner quand une minorité trop faible ou incertaine les appuyait13.
Avant les années 1830, il est rare cependant que les cabinets tombent d'un seul bloc; le plus souvent, ils se composent et se décomposent de manière graduelle14. La décennie 1830 correspond aussi à la consolidation des partis politiques qui, en parallèle, permet le développement de la responsabilité politique. En effet, la coalition parlementaire partisane devient l'expression de la majorité parlementaire et le roi, dans sa prérogative de nommer les ministres, tient maintenant compte de la nature du système bipartite15.
À la même époque, les députés cherchent à redéfinir leur légitimité propre en révisant les pouvoirs de la Chambre des lords. En particulier, les élus entendent que la confiance envers le gouvernement émane exclusivement de la Chambre des communes. L'historiographie considère souvent l'adoption du Reform Act de 1832 comme une date charnière puisque, les années suivantes, la Chambre des lords perd son droit de censure16. Une chose est acquise dorénavant : pour se maintenir, le gouvernement doit s'appuyer sur la confiance de la majorité des députés de la Chambre des communes.
Somme toute, il y a trois événements politiques importants dans l'histoire de la responsabilité politique en Grande-Bretagne : 1) en 1742, démission du premier ministre Robert Walpole après avoir fait l'objet d'une censure individuelle; 2) en 1782, date de la première véritable démission collective, celle du ministère de Lord Frederick North; 3) en 1841, la chute du ministère de William Lamb Melbourne à la suite d'élections générales lui étant défavorable17.
L'élaboration du principe de la responsabilité ministérielle en Grande-Bretagne s'inscrit donc dans la longue durée. Et, fait à noter, la terminologie même de « gouvernement responsable » est davantage employée par les Britanniques, au XIXe siècle, pour décrire les revendications des colonies nord-américaines18 .
Au Bas-Canada (1792-1837)
Les historiens qualifient de old representative system le régime parlementaire des colonies britanniques avant la mise en place du gouvernement responsable. Comparativement au modèle de Westminster, qui se développe après la Glorieuse Révolution, le système parlementaire colonial apparaît comme inachevé. Sur le plan administratif, le Bas-Canada demeure une colonie royale (crown colony), c'est-à-dire une province dirigée par un gouverneur, nommé par la Couronne, et rattaché au service du secrétaire d'État responsable des colonies.
Le régime parlementaire établi en 1792 s'inspire tout de même du schéma constitutionnel britannique. L'Acte constitutionnel de 1791 a modifié l'Acte de Québec de 1774 de façon à ce que le pouvoir de légiférer soit partagé entre deux organes législatifs : la Chambre d'assemblée et le Conseil législatif. L'avènement d'une assemblée représentative au Bas-Canada, formée de députés élus, est une avancée politique majeure. Elle permet, comme l'affirme le constitutionnaliste Henri Brun, « à la collectivité locale de contribuer à la fonction législative d'une façon infiniment plus autonome qu'auparavant19 ».
Le Parlement du Bas-Canada est donc composé du gouverneur, d'une assemblée et d'un conseil. Le gouverneur personnifie le pouvoir exécutif, bien que ce pouvoir appartienne de facto à la Couronne de la Grande-Bretagne. Le véritable pouvoir exécutif est à Londres :
The executive power in England over the greater part of her transmarine possessions, embracing all the settlements not sending representatives to the Imperial Parliament, is vested in the Colonial Office, Downing-street, which is under the management of one of the principal secretaries of states, an under-secretary, who changes with the administration, and another under-secretary, who is permanent20.
Le système ministériel bas-canadien est plus qu'embryonnaire. Malgré la constitution d'un Conseil exécutif au Bas-Canada, il ne s'agit pas d'un appareil consensuel. Il n'est pas non plus titulaire de l'ensemble des pouvoirs exécutifs : ses membres ne se voient pas confier de charges exécutives spécifiques ni pour la direction du gouvernement, ni pour la mise en œuvre des lois. Il s'agit d'un organe consultatif plutôt que d'un organe décisionnel. De même, de 1792 à 1837, seuls quelques rares députés seront appelés à faire partie du Conseil exécutif21.
Les leaders canadiens prennent conscience des limites de leur institution représentative au sein de l'État colonial. Le début du XIXe siècle correspond d'ailleurs à la naissance d'un mouvement réformiste au Bas-Canada22. En premier lieu, les députés canadiens, formant la majorité à la Chambre d'assemblée, déplorent la sous-représentation de la nation canadienne aux postes clés de la fonction publique. Cette question va être à la source d'un grave conflit entre la majorité canadienne et la « clique du Château », l'oligarchie locale subordonnée aux vues du gouverneur.
Le député Pierre-Stanislas Bédard, chef du Parti canadien, plaide la suprématie du législatif. Imprégné par les grands penseurs de la Constitution britannique des XVIIe et XVIIIe siècles - Locke (1632-1704), Montesquieu (1689-1755), Blackstone (1723-1780) et DeLolme (1740-1806) -, Bédard entend à ce que les Canadiens profitent eux aussi des libertés dont jouissent les Britanniques par l'équilibre de l'exercice du pouvoir entre le roi, la noblesse et le peuple23. À titre d'exemple, la théorie de Locke - défenseur du libéralisme, du pacte social et des droits naturels des individus - voulant qu'il n'y ait « qu'un pouvoir suprême, qui est le pouvoir législatif, auquel tous les autres doivent être subordonnés24 » est de nature à convaincre Bédard que le gouvernement prive la population des principes émanant de la Constitution de 179125.
Une première crise parlementaire survient sur la question de l'éligibilité des juges. En 1810, Bédard, d'autres ténors de la majorité parlementaire et des collaborateurs du journal d'opposition Le Canadien sont emprisonnés, sans procès, par le gouverneur James Craig. L'impasse est dénouée, 13 mois plus tard, avec la libération de Bédard et avec la venue du gouverneur George Prevost, en 1812, plus conciliant avec les Canadiens dans un contexte où la Grande-Bretagne et les États-Unis sont en guerre.
Il demeure que cet affrontement entre les pouvoirs législatif et exécutif contribue à l'émergence d'une pensée démocratique et d'une action politique concertée au sein de la majorité parlementaire bas-canadienne. Il suscite de profondes réflexions quant à l'exercice de la fonction législative et quant à la nature même de la majorité parlementaire. Un constat se dégage. Non seulement le gouvernement du Bas-Canada n'est pas responsable devant une simple assemblée délibérante, mais il est de plus l'expression perpétuelle de la minorité.
À dessein de modifier l'ordre des choses, en 1814, la Chambre d'assemblée vote une Adresse à Son Altesse Royale le Prince régent sur l'État de la province. Joint à cette adresse, un mémoire qui, « par la recherche théorique du soutien de l'exécutif par la majorité de la population », aborde les fondements de la responsabilité ministérielle26 :
Depuis la Constitution, [...] les anciens sujets ont continué d'être en possession des places [de fonctionnaires] et sont devenus le parti du Gouvernement27; [...] la majorité de la Chambre d'assemblée s'est trouvée composée de Canadiens, et les Anglais avec quelques Canadiens dévoués ont formé la minorité, et comme les Canadiens de la majorité, librement élus par le peuple, ne se trouvaient pas avoir le dévouement nécessaire, ils n'ont pu avoir part aux places. Les membres qui ont été faits conseillers exécutifs ont été pris dans la minorité; le parti du gouvernement s'est trouvé lié avec la minorité de la Chambre d'assemblée, et la majorité, c'est-à-dire la Chambre d'assemblée elle-même, à laquelle est attachée la masse du peuple, [...] a été laissée dans l'opposition. [...]
Les plans et projets du Gouvernement sont préparés par les conseillers de la minorité [...], sans la participation des membres de la majorité; et la majorité n'a alors d'autre alternative que de les passer ou de se trouver en opposition avec la minorité, c'est-à-dire avec le gouvernement, et d'être traités comme on traiterait des rebelles du gouvernement. [...]
Si le gouverneur avait le pouvoir d'appeler au conseil les principaux membres de la majorité de la Chambre d'assemblée, il aurait par là un moyen d'entendre les deux partis [...]. Il ne serait pas exposé à se trouver si souvent en opposition avec la Chambre d'assemblée. [...]
S'il était possible qu'un nombre de places de conseillers ou d'autres places d'honneur et de profit fût accordé à ceux qui ont le plus d'influence sur la majorité de la Chambre d'assemblée, qu'elles dépendissent entièrement de leur succès à s'y maintenir, il y a lieu de présumer que les deux partis se réuniraient bien vite dans la Chambre d'assemblée, que cette division nationale si contraire au but du gouvernement disparaîtrait tant dans l'Assemblée qu'au dehors [...]28 .
Cette formulation de la responsabilité ministérielle n'est pas à sa pleine maturité, certes. On souhaite avant tout l'adoption d'une meilleure « communication » entre les pouvoirs législatif et exécutif de la colonie29.
Au demeurant, les députés cherchent à contrôler les actions du gouvernement par l'entremise de l'examen des comptes publics. Depuis 1793, la Chambre étudie les comptes publics en comité plénier; après 1812, un comité spécial est formé pour ce faire. Mais la chose n'est pas simple puisque l'exécutif est seul à administrer les revenus de la Couronne tandis que la Chambre ne dispose que du produit des taxes. Il n'y a pas de fonds consolidés à l'époque.
Or, voici qu'à partir de 1818, les revenus de la Couronne sont insuffisants pour couvrir les dépenses ordinaires de l'Administration. En conséquence, le gouverneur demande des subsides (crédits) à la Chambre d'assemblée, notamment pour couvrir les dépenses liées à la liste civile (le salaire des fonctionnaires). Dorénavant, un budget des dépenses est présenté en Chambre et étudié par le comité spécial, mais les députés ne peuvent que formuler des critiques et approuver, ou encore rejeter, le tout en bloc30.
La situation évolue radicalement avec l'adoption du Canadian Revenue Control Act à Londres, le 22 septembre 183131. En vertu de cette loi, tous les revenus de la Couronne sont concédés à l'Assemblée du Bas-Canada32. Malgré cette concession majeure, à la session de 1832-1833, la majorité canadienne, par l'intermédiaire du comité des comptes publics, conclut que la Chambre « n'a aucun contrôle, et [...] n'a aucun moyen de s'assurer [...] de l'exactitude du montant des deniers publics entre les mains du Receveur général33 ». Bref, après avoir obtenu le contrôle exclusif de statuer sur l'emploi des deniers publics, l'Assemblée refuse d'adopter une liste civile permanente de même que les crédits (le bill des subsides)34. Cela aura pour effet de paralyser l'Administration qui, faute de moyens suffisants, devra puiser à même les fonds destinés, par la Grande-Bretagne, à la défense et aux fortifications35.
En rétrospective, dans le crown colony system, l'idée de l'autonomie coloniale ne correspond pas encore au principe inhérent du self-government. Pour la Grande-Bretagne, une colonie atteint son ultime degré de liberté politique du moment où tous les revenus de la Couronne sont concédés à la législature coloniale, et ce, en échange de l'adoption d'une liste civile permanente36. En 1837, Robert Montgomery Martin, l'auteur de The History of the British Colonies, corrobore que « The assembly claims, and if an adequate civil list were granted, the Imperial Government would be disposed to concede, a sole control over the finances of the colony, both as to the extent and mode of levying the taxes and the distribution of the same.37 » C'est dire que le contrôle exclusif des affaires coloniales se résume à l'administration complète de ses deniers publics, sauf exception de la liste civile.
Avec la crise des subsides se précise davantage la notion de gouvernement responsable. Le Parti patriote et Louis-Joseph Papineau ont maintenant une idée plus claire de la responsabilité ministérielle. Le député Étienne Parent, l'un des chefs patriotes à Québec, définit ce concept ainsi :
On demande maintenant que le Conseil Exécutif soit assimilé autant que possible au Conseil des ministres en Angleterre. Les affaires de la colonie ont acquis un degré de magnitude, qui demande une nouvelle organisation du département administratif du gouvernement. Ainsi, au lieu d'appeler les membres influents de l'une et de l'autre Chambre pour en faire de simples conseillers politiques, on voudrait maintenant qu'on en fît des chefs de départements responsables solidairement aux Chambres38.
En Grande-Bretagne, cet avis n'est pas encore partagé :
Another proposition by a party in Lower Canada is, that the executive council should be under the control of the house of assembly, in order, as it is supposed, to assimilate the colonial government to that of England; but the propounders of these changes quite forget the necessarily subordinate position of a colony : and they overlook the fact, that the executive council in a colony is not similar to the ministerial body at home, but analogous rather to the privy council, the members of which are appointed for life39.
L'opinion métropolitaine ne considère pas pour autant les assemblées législatives et les conseils législatifs des colonies comme étant des irresponsible bodies. Sauf que leur « responsibility is not confined to their fellow-citizens in the island or settlement, but extends to the mother country, where it is but natural they should desire to maintain themselves high in the esteem of their Sovereign40 ». La relation hiérarchique entre la métropole et la colonie est alors comparée à celle entre une mère et son enfant. Tout bien pesé, il n'y a que lorsqu'une province cesse d'être une colonie qu'elle devient, à l'exemple des États-Unis, « free to choose its own government41 ».
C'est donc avec des accents de plus en plus républicains que Papineau cherche à contrôler l'exécutif et la fonction publique - celle-ci étant peuplée d'opposants farouches au Parti patriote. Comme il est convaincu que le pouvoir exécutif est corrompu, l'encadrement des conseillers du gouverneur par la « responsabilité ministérielle » ne paraît pas suffisant pour régler le problème42. Les patriotes considèrent le pouvoir législatif comme le véritable siège du pouvoir et, suivant cette ligne de pensée après 1831, entendent surtout rendre le Conseil législatif électif43. Autour de Papineau, d'autres patriotes influents discutent quand même des principes essentiels d'un gouvernement responsable, mais cette idée ne figurera jamais au premier plan de leur projet de réformes constitutionnelles44. Le modèle américain, plutôt que le britannique, leur semble garant de plus grandes libertés démocratiques pour la nation canadienne.
Dans ce contexte, le 21 février 1834, la Chambre d'assemblée du Bas-Canada adopte les Quatre-vingt-douze Résolutions. Il s'agit d'un manifeste contenant les revendications, les réformes, les griefs et les doléances du Parti patriote. On insiste sur la réforme du Conseil législatif, mais on dénonce du même souffle l'« impunité pour les gouvernants », le « régime d'irresponsabilité en faveur des fonctionnaires publics » et le comportement de l'exécutif sur lequel la Chambre « n'a aucune influence ». On revendique également « l'influence salutaire que le peuple a droit d'exercer, d'après la constitution, sur la branche administrative du gouvernement, et sur l'ensemble et la tendance de ses mesures »; en retour, on s'insurge contre la « composition vicieuse et irresponsable du Conseil exécutif ». Il demeure que ces résolutions ne prônent pas clairement, tel que l'affirme l'historien Michel Ducharme, « la mise en place d'un mécanisme constitutionnel permettant d'harmoniser les relations entre les pouvoirs exécutif et législatif45 ». Le document est envoyé à Londres.
Le climat politique se dégrade. L'impasse en matière des subsides se poursuit et conduit à la grève parlementaire en 1836, suivie par le boycottage des produits commerciaux britanniques. En 1837, le Parlement de Westminster répond par les Dix Résolutions de John Russell, ministre britannique de l'Intérieur. Ces résolutions opposent une fin de non-recevoir aux Quatre-vingt-douze Résolutions et, notamment, au principe du gouvernement responsable46. Pire, le gouvernement colonial est autorisé à puiser 142 160,14 livres dans le trésor public, sans le consentement de la Chambre d'assemblée, pour éponger les arrérages. L'indignation est profonde chez les patriotes. Le climat tendu culmine avec les Rébellions de 1837 et de 1838, qui seront écrasées par l'armée britannique.
La notion de gouvernement responsable dans le rapport de Lord Durham (1839)
Au Parlement de Londres, le 11 février 1839, Lord John George Lambton, 1er comte de Durham, dépose son rapport intitulé Rapport de Lord Durham, Haut-commissaire de Sa Majesté, &c. sur les affaires de l'Amérique septentrionale britannique47. Sans équivoque, il recommande l'instauration d'un gouvernement responsable dans les colonies.
En ce qui a trait à l'administration des affaires internes du Bas-Canada, Durham fait d'abord le constat qu'il y a « absence totale de rouages dans le Gouvernement exécutif de la province48 ». À tel point qu'il écrit que les habitants de la colonie constituent « un peuple [qui] n'a jamais su que très imparfaitement ce que c'était d'avoir un Gouvernement49 ». En cela, il affirme que la colonie n'a jamais eu ni d'autonomie gouvernementale ni de ministères locaux, le véritable pouvoir exécutif ayant toujours été exercé depuis la métropole.
Selon Durham, une réforme s'impose dans la constitution même du Conseil exécutif de la colonie. Il recommande premièrement au gouverneur de consulter « le désir du peuple dans le choix de ses serviteurs50 ». Il promeut l'instauration d'un véritable gouvernement colonial, lequel serait divisé en différents départements, à la tête desquels seraient placés des ministres responsables. Comme en Grande-Bretagne, il souhaite aussi « donner aux chefs de la majorité parlementaire la direction de la politique nationale et la distribution du patronage51 ».
Dans ce nouveau système, les conseillers exécutifs seraient responsables de leurs actions. Pour Durham, comme il n'existe, pour l'heure, « pas de divisions en bureaux dans le Conseil, il n'y a aucune responsabilité personnelle ni aucune autorité individuelle. [...] Le huis clos des procédures ajoute à l'irresponsabilité du corps », précise-t-il52.
En conclusion de son rapport, Durham suggère de calquer l'administration coloniale selon les principes de la Constitution britannique. Quant au gouvernement responsable, il y va de ces recommandations :
[L]a Couronne doit se soumettre aux conséquences nécessaires des institutions représentatives; et si elle doit faire fonctionner le Gouvernement de concert avec un corps représentatif, il faut qu'elle y consente par l'intermédiaire de ceux en qui ce corps représentatif a confiance53. [...]
Chaque manifestation du peuple pour dominer la politique, peut combiner avec le droit, laissé à la Couronne, de choisir ses conseillers. Il faudrait que le gouverneur reçût instructions de s'assurer de la collaboration de l'Assemblée, en confiant son administration à des hommes qui commanderaient la majorité54. [...]
On devrait assurer par tous les moyens connus de la Constitution britannique la responsabilité de tous les officiers [les ministres] du Gouvernement vis-à-vis de l'Assemblée, à l'exception du gouverneur et de son secrétaire. On devra donner instructions au gouverneur, en tant que représentant de la Couronne, de diriger son Gouvernement par l'intermédiaire de chefs de service qui devront posséder la confiance de la Chambre unie; et ils ne doivent attendre aucun appui de la métropole en cas de contestation avec la Chambre, sauf sur les points qui touchent les intérêts stricts de l'Empire55.
En contrepartie à l'instauration du principe de la responsabilité ministérielle, Durham exhorte le Parlement britannique à réunir les provinces du Haut et du Bas-Canada. Cette union législative et financière a pour dessein de réduire la nation canadienne-française en un état de minorité au sein du nouveau Parlement. En cela, son opinion est tranchée : « Le Bas-Canada, maintenant et toujours, doit être gouverné par la population anglaise56. »
Au Haut-Canada (1839-1840)
C'est d'abord dans la province du Haut-Canada que s'effectue progressivement la transition vers le principe de la responsabilité ministérielle57. Plus exactement, Londres accorde au Haut-Canada une autonomie accrue pour la gestion de ses affaires internes; dès 1839, Russell insiste en effet sur « le désir du Gouvernement de Sa Majesté de déférer aux représentants du Peuple du Haut-Canada, dans toutes les matières qui se rattachent au gouvernement intérieur de cette province [...]58 ».
Dans une première dépêche, datée du 7 septembre 1839 et délivrée au gouverneur du Haut et du Bas-Canada Charles Poulett Thomson, John Russell, devenu secrétaire d'État à la Guerre et aux Colonies, aborde implicitement la question du gouvernement responsable59.
En clair, Russell explique à Thomson que le Parlement de Westminster est à préparer le projet de loi relatif à l'union du Haut et du Bas-Canada qui, dans sa teneur, sera « le résultat de délibérations réfléchies sur les diverses suggestions contenues dans le rapport du Lord de Durham ». Le ministre des Colonies indique au gouverneur que le principe du gouvernement responsable sera probablement mis en place. S'il précise que la responsabilité ministérielle est une « question sur laquelle le projet de loi [...] garde nécessairement le silence », c'est que ni l'Acte d'Union ni les instructions royales qui s'ensuivront ne pourront explicitement faire mention de ce principe. Pour Russell, « il est évidemment impossible de donner la forme d'un acte positif à un principe constitutionnel de cette nature ». Autrement dit, puisqu'en Grande-Bretagne il n'y a rien qui fait référence à cette convention constitutionnelle, il en serait de même dans les colonies60.
Dans une seconde dépêche, datée du 14 octobre 1839, Russell montre quand même quelques réserves quant à la faisabilité d'appliquer les règles non écrites du gouvernement responsable. Le concept de responsabilité ministériel étant incompatible avec le statut colonial. Selon lui :
But if we seek to apply such a practice to a colony, we shall at once find ourselves at fault. The power for which a minister is responsible in England, is not his own power, but the power of the Crown, of which he is for the time the organ. It is obvious that the executive councillor of a colony is in a situation totally different. The Governor under whom he serves, received his orders from the Crown of England. But can the colonial council be the advisers of the Crown of England? Evidently not, for the Crown has other advisers, for the same function, and with superior authority.
It may happen, therefore, that the Governor receives at one and the same time instructions from the Queen, and advice from his executive council, totally at variance with each other. If he is to obey his instructions from England, the parallel of constitutional responsibility entirely fails; if, on the other hand, he is to follow the advice of his council, he is no longer a subordinate officer, but an independent sovereign61.
Russell presse à tout le moins Thomson de maintenir l'harmonie dans les relations du Conseil exécutif avec la Chambre d'assemblée62. À cette fin, une troisième dépêche datée du 16 octobre 1839 donne l'autorité au gouverneur de démettre et de choisir les officiers civils pour remplir les fonctions de secrétaire de la province, de trésorier, de solliciteur général, de procureur général, etc.63.
Il s'agit d'une réforme majeure qui, dans la pratique, constitue la base du gouvernement responsable : auparavant les hauts fonctionnaires et les conseillers exécutifs conservaient leurs fonctions « durant bon plaisir » - c'est-à-dire qu'ils étaient inamovibles, et ce, depuis l'instauration d'un gouvernement civil en 1764. Désormais, les conseillers exécutifs et les fonctionnaires occupant des postes départementaux seront choisis et révoqués pour des raisons politiques64. Dans ce contexte, en 1840, le gouverneur Thomson convainc le chef de la majorité parlementaire, le réformiste Robert Baldwin, d'accepter le poste de solliciteur général. Celui-ci refuse par contre de siéger au Conseil exécutif.
Durant cette dernière session du Parlement haut-canadien, les députés demandent plus de détails concernant cette fameuse dépêche du 16 octobre 1839. Le 13 décembre suivant, l'orateur Allan MacNab fait parvenir une adresse au gouverneur lui demandant « to inform this House whether any communications have been received from Her Majesty's Principal Secretary of State for the Colonies, on the subject of Responsible Government, as recommended in the Report of the Earl of Durham [...]65 ».
Le 18 décembre suivant, les députés proposent l'adoption d'une seconde adresse, cette fois pour remercier Russell et lui exprimant les « sentiments which this House has no reason to doubt will be fully carried out, and which will enable the people of this loyal, but distracted Colony, hereafter to enjoy the practical benefits and blessings of that Constitutional Responsibility enjoyed by our fellow subject in Great Britain [...]66 ». Par contre, le libellé de cette motion n'est pas adopté par la majorité.
Finalement, le 14 janvier 1840 est enregistrée dans le Journal la réponse du gouverneur Thomson indiquant qu'il regrette de ne pouvoir communiquer à la Chambre la correspondance relative au gouvernement responsable67. À mot couvert, il ajoute que
The Governor General has received Her Majesty's commands to administer the Government of these Provinces in accordance with the well understood wishes and interests of the people, and to pay to their feelings, as expresses through their Representatives, the deference that is justly due to them.
These are the commands of Her Majesty, and these are the views with which Her Majesty's Government desire that the administration of these Provinces should be conducted; and it will be the earnest and anxious desire of the Governor General to discharge the trust committed to him, in accordance with these principles68.
Il semble néanmoins que, durant les travaux de la 5e session de la 13e législature de la province du Haut-Canada (1839-1840), le gouverneur s'est « rendu aussi loin, dans la reconnaissance du principe de la responsabilité, que les réformistes modérés l'avaient jamais réclamé69 ». Selon l'avis de Thomas William Clinton Murdoch, secrétaire civil de Thomson, on voyait « pour la première fois au Canada une majorité gouvernementale agir suivant les principes qui régissaient les affaires parlementaires dans la mère patrie70 ». Il y a place à la nuance, mais le chemin menant vers la formation d'un gouvernement responsable était tracé dans ses grandes lignes. Or, ce n'est qu'après la proclamation de l'Acte d'Union que le gouverneur achève le processus de transformation du Conseil exécutif en un cabinet de ministres qui pourraient être licenciés s'ils étaient incapables d'obtenir le soutien de la législature71.
Enfin, selon la thèse de Phillip Buckner, rien n'indique clairement qu'il y ait un lien de causalité entre la libéralisation des politiques protectionnistes (abolition de ses tarifs préférentiels pour ses colonies) et le fait que la Grande-Bretagne consente à une dévolution accrue de pouvoirs aux provinces pour l'administration de leurs affaires internes. Par contre, il est clair que, sans modifier les constitutions des provinces britanniques de l'Amérique du Nord, Londres a accepté la convention relative au gouvernement responsable dans la décennie de 184072. Selon l'opinion générale des auteurs canadiens du XIXe siècle, théoriquement, le principe de la responsabilité ministérielle est considéré comme acquis en date du 16 octobre 183973.
La Province du Canada (1840-1867)
Après la sanction de l'Acte d'Union, le gouverneur Thomson demeure à la tête de l'exécutif de la province du Canada, et est élevé au rang de baron de Sydenham. Les nouvelles instructions royales adressées à Sydenham font état de changements constitutionnels à propos de la formation du Conseil exécutif. Si, depuis 1791, ces instructions indiquaient nommément les personnes « désignées pour former le Conseil exécutif74 », il en serait autrement désormais :
Nous déclarons qu'un Conseil exécutif sera constitué pour l'administration des affaires de Notre dite province du Canada, Nous vous enjoignons [...] de Nous transmettre immédiatement les noms des personnes que vous croirez les plus dignes d'être appelées à faire partie de Notre Conseil exécutif.
Afin qu'il n'en résulte pas d'inconvénients pour le service public, Nous vous autorisons par les présentes à nommer de temps en temps, les personnes dont la présence vous sera nécessaire dans ledit conseil, à condition toutefois que votre choix soit ratifié par Nous, et vous ferez prêter à chacune de ces personnes les serments que prescrit Notre commission.
Nous vous autorisons en outre, lorsque vous le croirez nécessaire de renvoyer ou de suspendre de leurs fonctions Nos dits conseillers exécutifs, qu'ils soient nommés provisoirement par vous ou par arrêté sous Notre sceau et Notre seing. En ce cas, vous Nous ferez connaître immédiatement, par l'un de Nos principaux secrétaires d'État, les causes de ce renvoi ou de cette suspension75.
Le 13 février 1841, Sydenham forme le premier Conseil exécutif de la province du Canada sous la forme véritable d'un cabinet ministériel : le ministère Draper-Ogden76. Les conseillers exécutifs se voient attribuer la responsabilité de « départements » particuliers : procureur général, secrétaire provincial, solliciteur général, membre du Bureau des travaux publics, etc. Dans le Cabinet, on compte deux procureurs généraux, un pour le Bas-Canada (Canada-Est), un pour le Haut-Canada (Canada-Ouest), que l'on finira par désigner comme copremiers ministres, bien que ce soit « ordinairement à l'un d'eux qu'est confié le soin de former l'administration77 ».
Ce cabinet ministériel est formé avant la tenue des premières élections. Ces ministres parviennent ensuite à se faire élire députés ou sont nommés au Conseil législatif, de sorte qu'ils sont membres du Parlement à l'ouverture de la première législature. Ce cabinet « bigarré d'anglophones venus d'horizons politiques divers78 », ne sera pas non plus, malgré une campagne électorale bien orchestrée par le gouverneur, appuyé par une forte majorité parlementaire. Le gouvernement conservateur parvient cependant à se maintenir au pouvoir grâce au soutien de députés indépendants; Sydenham se convainc plutôt que le ministère Draper-Ogden s'appuie sur « une majorité manifeste et reconnue79 ».
Robert Baldwin, quant à lui, demande en vain au gouverneur que la composition du Conseil exécutif reflète la force relative des partis en Chambre80. Toujours est-il cependant que la nouvelle législature, qui entame sa première session le 14 juin 1841, ne renverse pas le gouvernement. L'appui du Parlement aux politiques de Sydenham connaît diverses fluctuations et, certes, la position du gouvernement demeure toujours bien précaire. En retour, sans aucune équivoque, les ministres se collent au principe de la responsabilité ministérielle, affirmant à l'Assemblée qu'ils démissionneraient si la Chambre leur retirait sa confiance81.
Durant la session, l'opposition réformiste du Haut-Canada s'allie à celle du Bas-Canada. Une nouvelle majorité parlementaire se dessine. En face, le cabinet de Sydenham est, dès la fin de la première session, au bord de la désintégration82.
Afin de conserver la confiance de l'Assemblée, le nouveau gouverneur Charles Bagot transforme le Cabinet en y faisant entrer de nouveaux parlementaires. Mais ce n'est qu'avec la formation du nouveau ministère Baldwin-LaFontaine, le 16 septembre 1842, que le gouverneur s'assure de l'appui de l'Assemblée83. Ce nouvel exécutif n'est toujours pas constitué exclusivement de membres d'un seul parti. On y compte des réformistes, des tories et des indépendants. Toutefois, comme Bagot agonise, le cabinet Baldwin-LaFontaine peut jouer un rôle de premier plan dans la gouvernance des affaires publiques84.
Bagot meurt en fonction. En 1843, le gouverneur suivant, Charles Metcalfe, fait un bond en arrière en refusant de s'effacer derrière « un gouvernement de parti ». Il y préfère un gouvernement formé de parlementaires ne se réclamant d'aucune formation politique. Le gouverneur tient surtout à ne pas avoir les mains liées sur la question du patronage. Plusieurs fois, sans consulter le Conseil exécutif, il procède à des nominations dans la fonction publique85. Plus encore, pour lui, « the Governor is the responsible Government; [...] his subordinate executive officers are responsible to him, not to the Legislative Assembly86 ».
Dans ce contexte, les réformistes Baldwin, LaFontaine et tous les autres conseillers exécutifs, sauf un, démissionnent du Cabinet en novembre 1843 et continuent de militer pour une véritable application du principe du gouvernement responsable87. Ils veulent que les membres du Conseil exécutif soient normalement choisis parmi les parlementaires du parti majoritaire en Chambre. Pour eux, la force de cohésion du système ministériel repose sur la solidarité partisane des ministres. Ils tiennent aussi à ce que le parti au pouvoir soit le seul à s'occuper du patronage88. Les affaires du patronage sont perçues alors comme le ciment qui permettrait aux réformistes de tenir ensemble en quelque sorte.
À tout événement, le nouveau Conseil exécutif « non partisan » ne sera pas soumis à la sanction de l'Assemblée, puisqu'aux élections générales de 1844 Metcalfe gagnera l'appui d'une mince majorité de députés tories, réformistes modérés et canadiens. C'est ainsi que le 3e ministère Draper-Viger, le 4e ministère Draper-Papineau, le 5e ministère Sherwood-Papineau et le 6e ministère Sherwood se maintiennent au pouvoir de 1843 à 1848.
Aux élections générales de 1847, les réformistes sortent grands vainqueurs, mais le gouvernement conservateur de Henry Sherwood reste au pouvoir. À l'ouverture de la nouvelle session de 1848, il est clair cependant que le gouvernement ne dispose pas de la confiance de la Chambre. D'abord, un orateur réformiste est élu par ses pairs. Puis, le 3 mars 1848, le gouvernement perd la confiance de la Chambre. Il est défait par un vote de 53 contre 22 sur une motion d'amendement de l'opposition sur le libellé de l'adresse en réponse au discours du trône89. Cette nouvelle adresse, proposée par Baldwin et secondée par LaFontaine, se termine par une motion de non-confiance disant :
qu'il est de notre devoir de soumettre humblement à Votre Excellence, qu'il est essentiel, dans le but de donner un résultat satisfaisant à nos délibérations sur les matières importantes sur lesquelles il a gracieusement plu à Votre Excellence d'appeler à notre attention, ainsi que sur d'autres objets d'un intérêt public, que l'Administration Provinciale de Sa Majesté possède la confiance de cette Chambre et du pays, et d'exposer respectueusement à Votre excellence que les conseillers actuels de Votre Excellence ne possèdent pas cette confiance90.
Le lendemain, le gouverneur James Bruce, Lord Elgin, qui respecte le principe de la responsabilité ministérielle, annonce qu'il prendra les mesures pour « former un nouveau Conseil exécutif91 ». Le ministère LaFontaine-Baldwin, assermenté le 11 mars 1848, est considéré comme le premier véritable gouvernement responsable de la colonie. Le précédent de 1848 est donc un cas de figure limpide où un gouvernement est renversé en Chambre.
La consécration du gouvernement responsable en 1848 clarifie pour de bon la question du patronage. Depuis lors, les nominations aux plus hautes charges publiques sont l'apanage du parti au pouvoir92. Le gouverneur n'a plus voix au chapitre93 .
L'application de la responsabilité ministérielle a une autre particularité sous l'Union puisqu'elle s'appuie sur le principe de la double ou de la simple majorité. Ce principe est laissé au choix de l'exécutif. Selon les circonstances, pour se maintenir au pouvoir, le gouvernement considère devoir conserver à la fois la confiance de la majorité des députés du Bas-Canada et de ceux du Haut-Canada. À d'autres occasions, il lui suffit d'avoir la confiance d'une majorité absolue des députés de l'Assemblée législative. Aussi, lors d'un vote de confiance, les membres du Cabinet d'une section des deux Canadas peuvent être amenés à démissionner, tandis que ceux de l'autre section demeurent en place, comme cela s'est produit en 1856.
Après 1856, les gouvernements éprouvent beaucoup de difficultés à rallier les majorités respectives des deux Canadas. Le caractère instable des gouvernements caractérise le régime parlementaire en vigueur sous l'Union. Jusqu'en 1867, les bases parlementaires sont fragiles et nombre de gouvernements démissionnent à la suite d'une défaite en Chambre sur de grandes questions politiques.
Le Parlement du Québec (1867-2009)
Au moment de la Confédération de 1867, le principe de la responsabilité ministérielle demeure naturellement ancré dans les usages parlementaires94. Ainsi, dans la province de Québec, deux gouvernements sont renversés en Chambre au XIXe siècle. Celui de Henry-Gustave Joly de Lotbinière, le 30 octobre 1879 (2e session, 4e législature), et celui de Louis-Olivier Taillon, le 28 janvier 1887 (1re session, 6e législature).
Aux élections générales de 1878, le Parti libéral de Joly de Lotbinière fait élire 31 députés contre 32 pour le Parti conservateur, auxquels s'ajoutent deux conservateurs indépendants. Le chef libéral parvient à former un gouvernement en gagnant l'appui de ces deux conservateurs indépendants. L'un d'eux, Arthur Turcotte, accepte la proposition de Joly de Lotbinière de devenir président de l'Assemblée et se fait élire par un vote de 33 contre 32. Turcotte se trouve donc au point d'équilibre entre deux blocs de 32 députés. Le vote de la présidence assurera le maintien du gouvernement de Joly, et ce, jusqu'à ce que le transfuge de cinq députés libéraux - surnommés les « cinq veaux » - lui fasse perdre sa majorité.
Aux élections générales de 1886, les conservateurs de John Jones Ross obtiennent 26 sièges contre 33 pour les libéraux d'Honoré Mercier; trois conservateurs indépendants et trois députés nationalistes se font aussi élire. Le 28 octobre 1886, dans une déclaration publiée dans un quotidien, 35 députés signifient leur hostilité envers le gouvernement Ross sortant. Incertain de ses appuis en Chambre, Ross retarde la convocation du Parlement, puis cède sa place et laisse à Louis-Olivier Taillon le soin de former un cabinet. La session s'ouvre le 27 janvier 1887. Le gouvernement constate rapidement qu'il n'a pas la confiance de la majorité. Taillon voit son candidat à la présidence battu par celui de l'opposition; il est ensuite défait sur une simple motion d'ajournement. Mercier confirme ainsi qu'il détient la majorité et Taillon, en fonction depuis trois jours seulement, doit lui céder sa place.
Depuis, aucun gouvernement ne sera renversé en Chambre au Québec. Au XIXe siècle, les défaites du gouvernement sur des motions sont néanmoins courantes; il ne s'agit toutefois pas de votes de confiance ayant pour conséquence d'entraîner la démission du gouvernement. Bien au contraire. Et quoique, au début du XXe siècle, la plupart des votes enregistrés à l'Assemblée législative soient remportés par les ministériels, ce n'est pas systématiquement le cas. De toute façon, seul le premier ministre est à même de juger si un vote en est un de confiance ou non.
Il est important de signaler que le principe de la responsabilité ministérielle n'est alors codifié nulle part. Avant 2009, le Règlement de l'Assemblée ne faisait aucune mention des circonstances où le gouvernement était « obligé » de démissionner à la suite d'une défaite en Chambre.
Pour citer cet article
« Gouvernement responsable », Encyclopédie du parlementarisme québécois, Assemblée nationale du Québec, 5 juin 2017.