Définition
Circonscription électorale établie par l'article 80 de la Loi constitutionnelle de 1867 et dont des limites territoriales sont modifiables seulement en vertu d'une procédure spéciale. Elles sont également désignées par l'expression « comtés protégés ».
Au nombre de 12 à l'origine, ces circonscriptions sont : Argenteuil, Brome, Compton, Huntingdon, Missisquoi, Ottawa, Pontiac, Shefford, Stanstead, Richmond-Wolfe, Mégantic et ville de Sherbrooke.
Leur nombre passe à 21 après plusieurs subdivisions effectuées de 1890 à 1944 mais, pour différentes raisons, seulement 17 ont un statut « protégé » par l'article 80 au moment de leur abolition en 1970.
Historique
En 1866, lors de la Conférence de Londres, les Pères de la Confédération sont sur le point de s'entendre avec le gouvernement britannique pour un projet de loi qui instituerait les bases constitutionnelles du futur Canada fédéré.
L'un des délégués, Alexander T. Galt, principal représentant des anglophones protestants du Québec, obtient l'ajout d'une disposition pour protéger cette minorité et lui assurer une représentation minimale au sein de l'Assemblée législative de la province de Québec.
Galt propose de créer des comtés dont les limites géographiques ne peuvent être modifiées qu'à condition de respecter une procédure particulière. Cette proposition devient l'article 80 de la Loi constitutionnelle de 18671.
La procédure de modification
Les 12 circonscriptions « privilégiées » créées en 1867 sont Argenteuil, Brome, Compton, Huntingdon, Missisquoi, Ottawa, Pontiac, Shefford, Stanstead, Richmond-Wolfe, Mégantic et la ville de Sherbrooke2. Huit d'entre elles ont alors une population majoritairement anglophone3. L'article 80 spécifie que pour modifier leurs limites géographiques, le gouvernement doit faire adopter un projet de loi en :
- Obtenant la majorité absolue des représentants de ces circonscriptions lors de la deuxième et de la troisième lecture de ce projet de loi à l'Assemblée législative4;
- Présentant une adresse au lieutenant-gouverneur déclarant que le projet de loi a été adopté suivant la condition qui précède5.
Ainsi, un comté est considéré « protégé » uniquement parce qu'il faut respecter cette procédure de modification de ses limites territoriales. Rien ne spécifie comment enlever ce statut à une circonscription, ni l'appartenance linguistique de ses représentants.
Les modifications en vertu de l'article 80
Jusqu'en 1970, le Parlement de Québec redécoupe à plusieurs reprises le territoire de ces circonscriptions en respectant généralement les modalités de l'article 80.
La première modification d'ampleur survient en 1890. Le gouvernement d'Honoré Mercier propose entre autres la subdivision des comtés de Richmond-Wolfe et d'Ottawa. Ce dernier cas suscite l'opposition en Chambre d'une majorité d'élus des comtés protégés. Or, Mercier précise que leur droit se limite à s'exprimer sur le principe même du changement proposé des limites, et non d'avoir un droit de veto. De là, c'est ensuite à la majorité à adopter ou non les délimitations territoriales des nouvelles circonscriptions6. Cette fois, l'absence de consentement en deuxième et troisième lectures pour modifier Ottawa permet seulement d'aller de l'avant avec la création de Wolfe et de Richmond. La loi spécifie par ailleurs que ces nouvelles circonscriptions entrent sous l'égide de l'article 807.
La division d'Ottawa survient finalement en 1912 pour créer Labelle. La même loi fait naître Frontenac et Témiscamingue à partir de Compton et de Pontiac respectivement, et protège l'ensemble en vertu de l'article 80. Même situation en 1922 quand Labelle est divisée pour former Papineau, et que Témiscamingue crée Abitibi8.
Ce phénomène suscite certaines questions du greffier de l'Assemblée législative, Louis-Philippe Geoffrion. Dans son traité de procédure parlementaire, il estime que l'ajout de nouvelles circonscriptions protégées dénature le principe de majorité absolue de l'article 80. Si la Chambre créée par vote de nouvelles circonscriptions, leur poids et le fait qu'elles soient majoritairement francophones diminuent en réalité celui des 12 circonscriptions d'origine, ce qui contrevient à l'esprit de protection de l'article 80 pour l'élément anglo-protestant. Pour y remédier, Geoffrion propose d'accorder 2 votes à chaque représentant des 12 comtés originaux, contre un seul pour ceux des nouvelles circonscriptions, afin de rétablir le principe de la majorité absolue d'origine9. La Chambre ne retient pas l'idée lors des découpages subséquents de la carte électorale.
Les changements de 1922 cités plus haut représentent la dernière fois que sont créées de nouvelles circonscriptions privilégiées. En 1930, pour la première fois, il y a subdivision d'une circonscription privilégiée (Hull) sans transmission de ce statut à celle qui en naît (Gatineau). Autre nouveauté, les parlementaires ne respectent pas à la lettre comme auparavant le processus de modification de l'article 80 pourtant inscrit dans la Constitution.
Personne d'ailleurs ne semble s'en préoccuper tout au long du processus législatif. Les délégations de Hull venues s'exprimer devant le comité parlementaire se concentrent sur les futures limites territoriales de Gatineau10. La transmission du statut « protégé » n'est jamais mentionnée en Chambre, durant l'étude de la mesure, ou dans le texte de loi adopté11. Aucune adresse n'est non plus envoyée au lieutenant-gouverneur, et nulle mention au Procès-verbal que la majorité des représentants des circonscriptions privilégiées ont accepté de procéder à la modification. Cet appui semble en fait implicite, puisque la loi est adoptée à l'unanimité. Le député de Hull, Aimé Guertin, consent d'ailleurs au changement12.
On peut donc situer à 1930 la première entorse de la Chambre à la procédure spécifiée dans l'article 80. L'Assemblée la respecte pourtant de nouveau en 1943, quand le Procès-verbal mentionne que 13 des 18 députés touchés par la mesure sont consultés pour leur assentiment en deuxième et troisième lectures de la Loi relative à la division territoriale, et qu'une adresse en bonne et due forme est envoyée au lieutenant-gouverneur13.
C'est en 1944 qu'on lieu les dernières modifications majeures touchant les « comtés protégés ». De Témiscamingue est détachée Rouyn-Noranda, tandis qu'Abitibi se divise en Abitibi-Est et Abitibi-Ouest. Ces trois nouvelles circonscriptions ne sont pas protégées tandis qu'Abitibi disparaît en emportant son statut privilégié. Le législateur n'aborde pas cet aspect et n'envoie pas d'adresse au lieutenant-gouverneur14.
La remise en question
C'est à partir de 1960 que des voix s'élèvent contre la pertinence des circonscriptions protégées qui posent des problèmes d'équité dans la représentation électorale, contribuent aux distorsions de la carte électorale et représentent un obstacle aux réformes en raison de la rigidité du mécanisme prévu dans l'article 80 pour modifier leurs limites et leur statut.
Fin 1961, un comité présidé par le géographe Fernand Grenier et formé d'experts non parlementaires est mandaté par le gouvernement de Jean Lesage pour effectuer une étude préliminaire à la révision de la carte électorale. Son rapport insiste fortement sur l'égalité des circonscriptions électorales du point de vue de la population :
C'est le corollaire évident du principe « un homme, un vote », principe qui implique que tous les votes doivent avoir effectivement le même poids. Aussi longtemps que ce principe ne sera pas appliqué rigoureusement, il restera toujours des classes plus ou moins privilégiées d'électeurs. Le comité, par conséquent, estime que l'application de la norme démographique est primordiale dans un régime démocratique où tous les citoyens sont égaux15.
Bien qu'il insiste fortement sur ces principes, le comité ne mentionne jamais l'enjeu des circonscriptions privilégiées dans son rapport. Seul un tableau en appendice permet de constater, au travers de l'ensemble des circonscriptions, que le nombre moyen d'électeurs inscrits dans 15 des 17 comtés protégés à l'élection de 1956 est en-deçà de la moyenne de l'ensemble des circonscriptions du Québec. Sur ces 15 districts, 7 comptent même deux fois moins d'électeurs que cette moyenne16.
La balle étant dans le camp du gouvernement, plusieurs experts n'hésitent pas à cibler de l'article 80 comme un obstacle vers l'atteinte d'une représentation électorale plus équilibrée. Parmi eux, le juriste Jean-Charles Bonenfant, conseiller respecté des législateurs dans la réforme des institutions parlementaires québécoises - et membre du « Comité Grenier » -, estime « évident que pour que soient vraiment appliqués ces principes, les comtés privilégiés doivent disparaître »17.
C'est en 1965 que l'étude de la question au Parlement mène à l'adoption d'une nouvelle carte électorale18. C'est la première fois de l'histoire qu'un tel redécoupage découle du travail d'une commission indépendante de l'Assemblée législative. Le gouvernement Lesage choisit toutefois de ne pas abolir les circonscriptions privilégiées, préférant ajouter 12 circonscriptions urbaines supplémentaires pour corriger la surreprésentation traditionnelle des comtés ruraux. En définitive, estime-t-on, ce statu quo contribue à réduire la portée de la réforme de 1965, qui s'avère en réalité « tronquée »19.
Les résultats de l'élection générale 1966 mettent de nouveau en lumière la distorsion de la nouvelle carte électorale. L'Union nationale l'emporte avec un total de 56 sièges et 40,9 % du vote devant le Parti libéral qui, lui, obtient 50 sièges avec 47,2 % des voix. Pour expliquer sa défaite, Jean Lesage estime entre autres que son gouvernement a été « victime de l'impossibilité de modifier les circonscriptions électorales protégées par l'article 80 » et y impute une part de responsabilité.
Aux spécialistes qui contestent son affirmation, l'ex-premier ministre plaide que les conseillers juridiques du gouvernement ont mené « une étude en profondeur » et conclu « qu'aucune interprétation soutenable ne nous permettait de toucher aux circonscriptions protégées en respectant les exigences de l'article 80 ». De plus, cette réforme aurait fort probablement été bloquée par le Conseil législatif, alors majoritairement unioniste. Voilà pourquoi il était préférable, selon l'ex-premier ministre, d'abolir d'abord le Conseil législatif pour ensuite réformer en profondeur la carte électorale20.
Après plusieurs années de réflexion supplémentaire, le débat sur la manière d'abolir ces circonscriptions connaît son terme quand il devient admis que, pour faire disparaître la protection de l'article 80, il n'y a qu'à suivre une dernière fois la procédure de cet article, et qu'une majorité de députés de ces comtés en acceptent l'abolition. La chose est possible en vertu du pouvoir du Québec d'amender les articles de la Loi constitutionnelle de 1867 qui concernent sa constitution interne21.
Lesquelles exactement doivent être abolies? Quel est le nombre exact de circonscriptions privilégiées découlant de l'ensemble des modifications de la carte électorale depuis 186722? On l'établit finalement à 17, soit celles mentionnées dans la Loi constitutionnelle de 1867 qui existent encore, et celles toujours en place dont le statut est expressément mentionné dans leurs lois constitutives : Argenteuil, Brome, Compton, Frontenac, Hull, Huntingdon, Labelle, Mégantic, Missisquoi, Papineau, Pontiac, Richmond, Shefford, Sherbrooke, Stanstead, Témiscamingue et Wolfe.
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L'abolition d'un privilège
Selon plusieurs observateurs, les résultats de l'élection générale de 1970 font apparaître d'autres distorsions de la carte électorale et le mode de scrutin. Le nouveau premier ministre, Robert Bourassa, promet alors qu'une réforme du système électoral sera réalisée prochainement. En septembre, il confie à la Commission permanente de l'Assemblée nationale d'étudier l'abolition de l'article 8023.
Cette fois, le gouvernement compte dans ses rangs une majorité de parlementaires (10) dans les 17 comtés protégés. Plusieurs d'entre eux demandent tout de même un délai pour consulter leurs électeurs avant de prendre une décision24. Le premier ministre et le leader parlementaire, Pierre Laporte, refusent et préfèrent l'abolition immédiate. De son côté, le Parti québécois présente à la Commission permanente son propre plan d'abolition de ces circonscriptions et d'une réforme de tous les mécanismes électoraux25.
Sur un autre plan, la composition ethnolinguistique des 12 circonscriptions d'origine a beaucoup changé en un siècle. Si huit d'entre elles sont majoritairement anglophones et protestantes en 1861, elles ne sont plus que cinq en 1901, puis trois 60 ans plus tard : Pontiac, Huntingdon et Brome26. Signe des temps, la quasi-totalité d'entre elles est alors représentée par des députés francophones (tableau 2), alors que l'objectif initial de l'article 80 était de garantir une représentation anglophone.
Le 15 décembre 1970, Bourassa dépose le projet de loi no 65 - Loi concernant les districts électoraux27, visant à abroger l'article 80 et permettant ainsi d'« enlever une des principales pierres d'achoppement à toute réforme électorale ». La première lecture de ce projet de loi est mouvementée. Jean-Jacques Bertrand, chef de l'opposition officielle, soulève une question de privilège car, selon lui, le député des Iles-de-la-Madeleine, Louis-Philippe Lacroix, aurait dévoilé l'essence du projet de loi aux médias la veille de sa présentation. Jean-Noël Tremblay, député de Chicoutimi, soulève à son tour une question de privilège, alléguant que le gouvernement n'a pas laissé la commission terminer son travail et tenir tel que prévu une réunion avec les députés des comtés protégés. Mais, pour Bourassa, tous veulent une réforme électorale, et l'on ne doit pas s'empêtrer dans la procédure28.
Le projet de loi no 65, ne comportant que trois articles, traverse les étapes d'adoption avec célérité. En commission parlementaire, les créditistes Bernard Dumont (Mégantic) et Yvon Brochu (Richmond) demandent de repousser l'adoption après les Fêtes. Les libéraux Glendon Brown (Brome) et Kenneth Fraser (Huntingdon) expriment également leur désaccord, en vain29. Camille Laurin expose bien quant à lui l'ampleur du déséquilibre causé par ces circonscriptions :
Il est bien certain que les habitants des comtés protégés doivent être en faveur de leur statut anormal, puisqu'il ne leur apporte que des avantages. En effet, il est sans doute agréable pour un électeur de Brome de s'apercevoir que son vote a cinq fois plus de poids sur la composition de l'Assemblée nationale que celui d'un électeur de Bourget. L'électeur de Huntingdon ne désire sans doute pas mettre fin à une situation qui fait qu'il faut plus de huit votes d'un électeur de Terrebonne pour équilibrer son propre vote. C'est normal qu'ils en soient heureux, même si la démocratie en souffre gravement30.
Le projet de loi no 65 est voté à l'unanimité à chacune de ses étapes. Au total, 11 représentants de districts protégés l'appuient. Une adresse est ensuite présentée au lieutenant-gouverneur confirmant que la procédure d'abolition a été respectée, et la loi entre en vigueur le 19 décembre 1970.
Pour citer cet article
« Circonscription privilégiée », Encyclopédie du parlementarisme québécois, Assemblée nationale du Québec, 4 février 2025.