Définition
Expression désignant cinq transfuges libéraux (Edmund James Flynn, Alexandre Chauveau, Louis-Napoléon Fortin, Étienne-Théodore Pâquet et Ernest Racicot) qui ont contribué au renversement du gouvernement d'Henry-Gustave Joly de Lotbinière en octobre 1879.
Les élections de 1878
Quinze jours après le coup d'État de mars 1878, le gouvernement minoritaire du chef libéral Joly1 obtient la dissolution de la 3e législature. Les élections générales de mai 1878 accordent à 32 députés conservateurs, 31 députés libéraux et 2 députés conservateurs indépendants de siéger à l'Assemblée législative.
Pour conserver la majorité des appuis en Chambre, Joly propose à l'un des conservateurs indépendants, Arthur Turcotte, de devenir orateur. Il est élu à ce poste par une seule voix de majorité : la sienne. Ainsi Turcotte, qui tranche en cas d'égalité des votes en Chambre, permet au premier ministre Joly de conserver la confiance de la majorité parlementaire et de gouverner la province2.
Pendant l'été 1879, Joly renforce sa position grâce à quatre victoires successives lors d'élections partielles, dont deux dans des circonscriptions préalablement conservatrices3. Il met ensuite en œuvre une priorité plus controversée de son programme, soit la réduction des dépenses de l'État dans un contexte où les investissements pour le développement ferroviaire occupent une large part du budget du gouvernement. Cet engagement difficile l'amène à réduire le salaire des députés, des ministres et les dépenses des ministères.
Puis, coup de théâtre, malgré le vote majoritaire de l'Assemblée législative en faveur de ce budget, le Conseil législatif, composé presque uniquement de conservateurs, refuse de le voter à son tour. La pression s'accentue quand le nouveau lieutenant-gouverneur, Théodore Robitaille, nommé par le gouvernement conservateur de John A. Macdonald pour remplacer Luc Letellier de Saint-Just, un allié de Joly, presse ce dernier de lui « expliquer » la situation4.
Le gouvernement renversé
En parallèle, Joseph-Adolphe Chapleau, chef de l'opposition conservatrice, travaille activement depuis des mois à inciter certains députés libéraux à quitter les rangs du gouvernement. Plusieurs rumeurs de défection circulent d'ailleurs sur Ernest Racicot et Louis-Napoléon Fortin5.
Ces efforts portent leurs fruits quand, le 2 septembre, Étienne-Théodore Pâquet vote avec l'opposition contre une motion d'ajournement du gouvernement et se joint ensuite aux conservateurs6. Le 12, Chapleau convainc Alexandre Chauveau de démissionner de son poste de solliciteur général. Le lendemain, Joly offre à Edmund James Flynn le poste de secrétaire et de registraire, mais, après diverses tractations, ce dernier refuse et réaffirme sa liberté d'action en tant que député7.
Le 28 octobre, Joly propose une motion visant à protester contre le refus du Conseil législatif de voter les subsides, qu'il dénonce comme un empiétement sur les droits et privilèges de l'Assemblée. Le député conservateur William Warren Lynch dépose un amendement réclamant un gouvernement de coalition, ce qui constitue l'équivalent d'une motion de censure. Le libéral Flynn appuie cet amendement et, le lendemain, la motion Lynch-Flynn est adoptée par 35 voix contre 29, alors que les libéraux Chauveau, Fortin, Pâquet et Racicot se joignent aussi aux conservateurs8.
En réponse, Joly demande sans succès au lieutenant-gouverneur Robitaille la dissolution de l'Assemblée législative. Ce dernier justifie son refus en soulignant que le premier ministre a déjà obtenu une dissolution l'année précédente dans des conditions favorables à son parti. Joly remet alors sa démission. Puis, le lieutenant-gouverneur demande à Chapleau de former un gouvernement et, dès le lendemain, un nouveau cabinet conservateur est présenté à l'Assemblée9.
Les cinq veaux
La défection des cinq libéraux fait grand bruit. La Patrie, journal libéral, publie le 30 octobre la liste des « traitres », suivie le lendemain de suppositions sur le poste qui leur a été promis en échange de leur changement d'allégeance10. En Chambre, l'ex-ministre libéral Honoré Mercier déclare : « Je préfère mon fauteuil de ce côté-ci de la Chambre aux champs malodorants où sont allés paître nos cinq veaux11 ».
Le sobriquet est repris dans une chanson politique intitulée « Les veaux », publiée par La Patrie en novembre 1879, et dont les paroles dénoncent « les vendus » : « Chapleau - C'est là sa manière -/Par les mains d'ses caporaux,/Pour former son ministère/Les achète par numéros./Les veaux, les veaux/Ça n'est pas nouveau ?/Ça s'vend c'que ça vaut,/Vive les veaux!12. »
Dans les années suivantes, l'expression est utilisée couramment pour désigner ces cinq transfuges.
Pour citer cet article
« Cinq veaux », Encyclopédie du parlementarisme québécois, Assemblée nationale du Québec, 9 février 2024.
1
Joly ajoute en 1888 « de Lotbinière » à son patronyme.
2
Lucie Desrochers, Sir Henri-Gustave Joly de Lotbinière : Un premier ministre improbable, Québec, Septentrion, 2021, p. 178-180.
3
Jack I. Little, Patrician Liberal. The Public and Private Life of Sir Henri-Gustave Joly de Lotbinière 1829-1908, Toronto, University of Toronto Press, 2013, p. 133.
4
Jacques Lamarche, Sir H.-G. Joly de Lotbinière, Montréal, LIDEC, 1997, p. 40.
5
L. Desrochers, op. cit., p. 227.
6
Kenneth J. Munro, The Political Career of Sir Adolphe Chapleau, Premier of Quebec, 1879-1882, Lewiston, The Edwin Mellen Press, 1992, p. 64.
7
L. Desrochers, op. cit., p. 226.
9
L. Desrochers, op. cit., p. 230-231.
10
« Les traitres! Les vendus ! », La Patrie, 30 octobre 1879, p. 2; « Les traitres et les prix de leur trahison », La Patrie, 31 octobre 1879, p. 2.
11
J. Lamarche, op. cit., p. 43.
12
« Les veaux », La Patrie, 15 novembre 1879, p. 3.