Définition
Jusqu'aux années 1940, à la fin de la session parlementaire, la salle de l'Assemblée législative est le théâtre d'une manifestation particulière : la bataille de papier entre députés et journalistes. Cette tradition d'origine britannique consiste à se lancer tout ce que l'on peut trouver à portée de main : livres, feuilletons, procès-verbaux, rapports des ministères et journaux1.
Historique
Ces débordements surviennent lors de la dernière séance de la session. Bien que l'Assemblée législative ait terminé l'étude des derniers projets de loi, les députés siègent toujours, devant attendre que le Conseil législatif adopte à son tour ces projets de loi.
Pour meubler ce temps mort, il arrive que parlementaires et journalistes de la Tribune de la presse se livrent à une véritable bataille rangée. Les journaux comparent cette tradition à une récréation durant laquelle ces hommes adultes agissent tels des « écoliers en vacances » et célèbrent à leur façon la fin des travaux parlementaires2.
Ces comportements s'expliqueraient par la pression due au rythme effréné qu'impose l'approche de la fin de la session. Le gouvernement veut faire adopter ses projets de loi les plus importants, forçant souvent la prolongation des débats jusque tard dans la nuit ou même jusqu'au samedi.
Les batailles de papier se terminent généralement lorsque le gentilhomme huissier de la verge noire revient en Chambre pour requérir la présence immédiate des députés au Conseil législatif afin qu'ils assistent à la cérémonie de la prorogation. Certains demeurent néanmoins sur place et poursuivent les hostilités avec des effectifs réduits.
Les origines
La première bataille de papier est recensée dans les journaux en 1908, alors que L'Événement mentionne qu'à « minuit et demi, pendant que l'on discute le budget sur l'agriculture, presque tous les députés ministériels se content des histoires ou se lancent des morceaux de papier3 ».
Cette pratique est pour une deuxième fois rapportée en 1910, alors que Le Devoir note que les députés écoutent distraitement les derniers discours : « il y a absence de plus en plus grande de cérémonial parlementaire. Sur le parquet, des députés jouent à la "petite guerre" et se lancent des javelots de papier : l'un tire même des pois tout comme un marmot de dix ans ». On chante l'Ô Canada en chœur et quelques autres refrains connus. Après la cérémonie de prorogation, les membres de la Tribune de la presse, eux aussi heureux de la fin des travaux parlementaires, « ont éparpillé du coup tous les feuillets de leur dernière chronique parlementaire4 ».
De véritables batailles rangées
Les journalistes publient des comptes rendus hauts en couleur de ces affrontements épiques. Généralement, la bataille se déroule sans débordement, mais, en 1915, elle se fait plus intense :
Trois ou quatre projectiles lancés de part et d'autre coupèrent vite le programme. Et ce fut, en un clin d'oeil, une mêlée générale. Tout ce que les pupitres des députés gardaient de paperasses et de documents publics y passa. Il y eut des blessés, entre autres, M. Delisle, [...] fort peu habile à parer les coups, qui reçut un volume de biais sur la tempe et s'en alla endormir sa douleur au Conseil législatif où le greffier de la couronne en chancellerie n'achevait plus de lire les titres de projets de loi votés durant la session.
Quelques-uns des courriéristes parlementaires entraînés par l'exemple, que chacun qualifiera suivant ses goûts, montèrent à leur tribune dégringoler une tour de banquette dont la chute fit un fracas de tonnerre. Redoublement du vacarme en bas. Assaut de la tribune à coups de volumes, défense de celle-ci de même façon.
Le sergent d'armes qui annonce l'huissier de la verge noire a peine à se faire entendre. Il entre et salue aux accords des couverts de pupitres dont le bruit fait l'effet de détonations répétées. Même jeu lorsque le messager du lieutenant-gouverneur se retire. Par quel tour de force M. Saint-Jacques [l'huissier de la verge noire] réussit-il à garder son sérieux, c'est ce que tout le monde se demande.
On se rend au Conseil où M. Leblanc [le lieutenant-gouverneur Pierre-Évariste Leblanc], vêtu en civil, a pris place au trône, mais un bon nombre revient aussitôt à l'Assemblée reprendre le chahut de tout à l'heure. Cette fois, on assommerait M. Caron de Matane, abasourdi de ce qui se passe, si deux pages ne le protégeaient d'oreillers. Lorsque le président de l'Assemblée revient du Conseil où tout s'est fait suivant les antiques et traditionnelles formules, le contraste lui donne le fou rire. Et la session est close5.
La même situation se reproduit en 1924 :
Il ne restait plus rien sur le tapis, mais des députés et des journalistes se chargèrent d'y remettre quelque chose! En effet, à peine le président avait-il quitté son trône que le bombardement traditionnel commença mais cette année avec plus de fureur que jamais. Autrefois, on se contentait de lancer des vieux papiers, comme des écoliers qui jettent leurs livres en l'air quand l'heure des vacances a sonné.
Samedi, ce fut une véritable orgie. On se tira d'abord des paperasses, puis de gros volumes, puis des bouteilles d'encre! Un journaliste fut atteint en pleine figure; des globes qui couvrent les becs de gaz volèrent en éclats. À ce bruit, le sergent d'armes faillit sortir son épée! La scène dura bien un quart d'heure, et ces quinze minutes suffirent pour donner à l'Assemblée législative l'aspect qu'elle aura si jamais des révolutionnaires viennent s'en emparer et mettre fin à tout le cérémonial qui s'est déroulé samedi selon le protocole6.
En 1932, la bataille de papier cause même des dommages :
L'orateur est à peine descendu de son siège qu'un combat homérique s'engage entre les députés et les courriéristes qui, du haut de leur galerie, lancent les projectiles les plus divers sur la tête des députés.
Les pacifiques jettent un regard atterré vers les journalistes, cependant que les plus anciens réalisent de suite que la tradition sera suivie encore cette année. Alors c'est un échange de procès verbaux, de rapports de tous les départements. Des centaines de bills sont lancés à la fois et vont s'étaler majestueusement sur le vert parquet qui disparaît bientôt sous l'avalanche des projectiles.
Par trois fois, les journalistes forcent l'armée législative à reculer et par trois fois, les vaillants députés reprennent les hostilités... qui n'ont d'ailleurs pas cessé; car, plus les adversaires s'éloignent, plus les courriéristes y mettent d'adresse et de force. Les rapports les plus épais, même ceux de 400 pages, partent de la galerie comme autant d'obus, si bien que les ministres doivent se retrancher tout près du siège de l'orateur pour ne pas être blessés.
Fatigués de tant de valeureux succès, les journalistes semblent vouloir diminuer le feu quand les « Statistiques provinciales » lancées par une main malhabile, vont abattre deux lampes et deux becs de gaz.
Une voix lance : Les gaz asphyxiants maintenant!
Bientôt en effet, une odeur caractéristique se répand en Chambre et l'on doit appeler un plombier. Afin de permettre à cet homme de réparer la « fuite », on accorde une trêve. À peine son travail est-il terminé, que trois messagers arrivent à la galerie avec des brassées de rapports et bills.
Toujours encouragés par le rire (aux larmes) de M. Taschereau [le premier ministre] et de ses collègues (son fils est d'ailleurs l'un des plus agressifs chez l'adversaire), les combattants redoublent d'efforts pour faire reculer de nouveau l'armée législative. On est au plus fort du combat et l'on chuchote même qu'un confrère est blessé, quand un formidable « À l'ordre » désarme les deux camps7.
Il est difficile de déterminer si les batailles de papier ont lieu annuellement, car les courriéristes parlementaires ne les rapportent pas systématiquement. Par exemple, en 1937, Gérard Ouellette, de L'Action catholique, affirme que la bataille dont il est témoin relance une coutume abolie depuis quatre ou cinq ans. Un échange de projectiles a pourtant été signalé en 1934.
Les derniers affrontements
Les journaux rapportent une bataille de papier pour la dernière fois en 1942. Contrairement à la coutume, elle survient cette fois vers la fin de la séance tenue la veille de la prorogation. Certains députés ministériels commencent par s'amuser à lancer des boulettes de papier. La situation s'aggrave et un député est blessé au dos après avoir été atteint par un projectile jugé peu orthodoxe. Le lendemain, le chef de l'opposition, Maurice Duplessis, s'en plaint à ses pairs :
Je tiens à protester contre les désordres qui se sont produits, hier soir, en Chambre, dans le cours de la séance. On a lancé en pleine Chambre un crachoir enveloppé de papier qui a atteint un député. On a aussi lancé, du côté de la droite vers la gauche, de grosses boules de papier. De pareils actes commis du côté de la droite sont une violation aux règlements et à l'ordre qui doit régner dans cette Chambre, et je proteste énergiquement8.
Aucune bataille n'est mentionnée au cours des années suivantes. À l'occasion, les parlementaires soulignent la fin de session en entonnant des chansons en chœur. En 1963, Le Soleil revient sur la tradition avec les témoignages de ses derniers témoins encore en fonction. Une fois, le sergent d'armes Charles-Eugène Thériault se rappelle, après une bataille, « avoir vu tellement de papiers que deux gardiens furent placés en devoir durant tout une nuit afin d'assurer une meilleure protection de la Chambre contre les dangers d'incendie ». Antonio Élie, député de Yamaska et en poste depuis 1931, se rappelle quant à lui avoir « reçu une bouteille d'encre par la tête » alors qu'un de ses collègues « a été assommé avec le cahier de lois adoptées »9.
L'arrivée de la télédiffusion des débats en 1978 nous révèle une variante de la tradition. Lors des prorogations du 20 février 1979 et du 18 juin 1980, les courriéristes parlementaires lancent quantité de papier déchiqueté du haut de la tribune de la presse, située à l'arrière de la Chambre.
Les batailles de papier ailleurs au Canada
Si les batailles de papier cessent au Québec, il n'en est pas de même ailleurs au Canada. D'abord, en Saskatchewan, la bataille de papier de 1970 cause des bris de microphones, signe de l'intensité des échanges10.
Au Manitoba, la prorogation de la plus longue session de la législature, le 30 juillet 1980, voit dégénérer la traditionnelle bataille, habituellement calme et inoffensive. De lourds documents gouvernementaux et des papiers enroulés remplacent les simples papiers déchirés. Une journaliste de la CBC est atteinte au front par un projectile, et neuf microphones sont brisés. Deux ans auparavant, deux députés ont également subi des blessures. Préoccupé, le président de la Chambre, Harry Graham, estime alors que si les élus ne se disciplinent pas, cette pratique sera encadrée ou même abolie pour éviter des blessures plus graves11.
En Ontario, le 3 mars 2010 marque la fin de la plus longue session parlementaire de l'histoire de la province. Les journalistes parlementaires lancent des papiers à partir de la galerie de la presse sur le parquet de la Chambre. Par prudence, même les agrafes ont été préalablement retirées des documents entassés dans des boîtes en prévision de la bataille. Les journalistes sont cependant seuls à se lancer à l'attaque. Le président de la Chambre, Steve Peters, porte quant à lui un casque protecteur, et la distance appréciable entre la galerie de la presse et la majorité des sièges des parlementaires permet d'éviter toute conséquence fâcheuse12.
Pour citer cet article
« Bataille de papier », Encyclopédie du parlementarisme québécois, Assemblée nationale du Québec, 9 janvier 2024.
1
« La session est finie - La loi des tribunaux est adoptée », Le Canada, 28 mai 1937; « La prorogation à Québec, à midi », La Patrie, 21 mars 1922; « Prorogation des chambres provinciales », La Presse, 21 mars 1922.