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Introduction historique-en

24th Legislature, 3rd Session
(November 17, 1954 au February 22, 1955)

Par Frédéric Lemieux

Le contexte

La session parlementaire de 1954-1955 met en scène un Maurice Duplessis qui domine toujours la scène politique provinciale. Même si les élections de 1952 lui ont fait perdre une dizaine de sièges aux mains des libéraux, l’Union nationale incarne la stabilité et la continuité et jouit d’une confortable majorité de plus de 40 députés en Chambre. Aucune nouvelle grève majeure n’a troublé les relations de travail depuis la session de 1953-1954, marquée par le tumulte des bills 19 et 20 jugés antisyndicaux.

 

Les forces en présence en Chambre

Bien que le Cabinet et la députation unioniste obéissent au doigt et à l’œil à Duplessis, quelques rumeurs de dissension circulent au sujet de Joseph-Damase Bégin, l’organisateur en chef de l’Union nationale, qui convoiterait depuis longtemps un poste au Conseil législatif. Le décès récent du conseiller Joseph-Théophile Larochelle alimente la rumeur et Bégin aurait remis à Duplessis sa démission – sitôt refusée – lors d’une séance secrète du Cabinet tenue le 10 novembre 1954. Très souvent, les libéraux taquineront le ministre qui, lui, niera tout désir de quitter ses fonctions. Finalement, ce sera Albert Bouchard, le président de l’Office de l’électrification rurale, qui sera nommé conseiller.

Du côté de l’opposition, Georges-Émile Lapalme n’est chef que depuis deux ans et doit maintenant siéger sans son bras droit George Marler, qui a démissionné le 30 juin 1954 pour se faire élire au Parlement fédéral et devenir membre du Cabinet de Louis Saint-Laurent. Malgré cette perte, l’opposition libérale fait vite preuve d’une vigueur remarquée par les courriéristes parlementaires. La Patrie mentionne que « les jeunes tout particulièrement se montrent plus agressifs » et croit qu’ils préparent déjà la prochaine élection1. Le Devoir attribue ce « dégel » au départ du froid et pondéré Marler, avec qui les débats se limitaient à une ou deux interventions ou à la discussion en bloc des projets de loi. Il faut dire que de 1948 à 1952, Marler ne comptait que sept députés à ses côtés pour affronter 82 unionistes. Avec un tel déséquilibre, le Parti libéral « n’avait pas intérêt à susciter des querelles, car il ne pouvait en sortir que vaincu ». Duplessis avait la voie libre, selon Le Devoir, pour faire voter sans coup férir ses lois et se livrer à ses accrocs à la procédure. Fin 1954, les libéraux ont « cessé d’être trop faibles »: les escarmouches se multiplient, les points d’ordre sont fréquents et les décisions du président sont portées en appel avec beaucoup plus de vigueur qu’auparavant2.

 

Faits saillants de la session : l’impôt provincial

Hormis la question de l’impôt provincial, certains journaux affirment que le menu législatif n’est pas des plus novateurs3. Le dénouement du litige fiscal Québec-Ottawa, qui se discute en dehors de la Chambre, a néanmoins des incidences éclairantes sur la dynamique gouvernement-opposition. Véritable toile de fond de la session, ce litige se doit d’être résumé pour mieux en apprécier les répercussions.

Durant la guerre, Adélard Godbout avait cédé temporairement au gouvernement fédéral le droit provincial de taxer les contribuables en retour d’un subside annuel. Une fois la guerre terminée, Duplessis revendiqua la rétrocession de ce pouvoir au Québec, qui, selon la Constitution, devait revenir à la province. Ses plaidoyers en faveur du respect intégral de la Constitution de 1867 demeurèrent vains. C’est pourquoi le premier ministre mit sur pied la commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels (commission Tremblay), en 1953, pour étudier cette question. Il fit ensuite adopter, en février 1954, une loi créant un impôt provincial en concurrence directe avec l’impôt fédéral. Son calcul était de gagner la bataille de l’opinion publique pour forcer Ottawa à réduire son taux d’imposition, libérant ainsi un espace fiscal que Québec occuperait aussitôt. Dans l’intervalle, les contribuables québécois sont donc doublement taxés.

Les libéraux fédéraux ne l’entendent pas de la sorte. Le 9 septembre 1954, le premier ministre Louis Saint-Laurent compare les autonomistes québécois aux « peuples vivant derrière le

rideau de fer » sous les régimes communistes4. Après un échange de points de vue divergents entre les deux hommes sur la question, une rencontre secrète (5 octobre 1954) détend quelque peu leur relation. Si bien que le 11 octobre, Duplessis offre d’ajourner les travaux de la prochaine session à Québec si jamais Saint-Laurent désire convoquer une conférence interprovinciale traitant de l’impôt5.

Le 18 janvier 1955, les journaux annoncent qu’après plusieurs mois de litige Ottawa accepte finalement de réduire de 10 % l’impôt sur le revenu. Véritable victoire de Duplessis, cette solution dite temporaire va permettre au gouvernement du Québec de percevoir son propre impôt. Pour les libéraux provinciaux de Lapalme, cette nouvelle est un véritable désastre. Dès février 1954, l’opposition avait fait front commun avec Saint-Laurent qui, à ce moment, rejetait cette initiative de Duplessis. Près d’un an plus tard, la volte-face de l’allié fédéral décontenance complètement Lapalme. Dans ses mémoires, il confiera que personne à Ottawa n’eut le tact le plus élémentaire de l’informer à l’avance de ce changement de cap. La victoire de Duplessis est donc complète, tout comme l’est l’humiliation de l’opposition : « Le plus grand geste de Maurice Duplessis, écrira Lapalme, nous a refoulés dans la plus grande erreur que nous ayons commise6. »

Duplessis a néanmoins le triomphe discret en Chambre même si les tribunes du public sont remplies dans l’attente d’un discours sur la question. Le premier ministre évitera toute déclaration, dans le but de préserver un climat favorable aux négociations prévues pour la conférence interprovinciale d’avril 19557. Pour l’instant, personne ne mesure les répercussions futures de cette grande victoire autonomiste : ce sera après 1960 que le gouvernement de Jean Lesage utilisera ce levier financier pour réaliser les grandes réformes qui feront entrer le Québec dans la modernité.

 

Les « grandes lois » du gouvernement Duplessis

La session s’ouvre sur de grandes mesures octroyant plusieurs millions de dollars dans différents domaines. Ces lois concernent d’abord le monde agricole et elles font partie d’une stratégie chère que Duplessis utilise à chaque début de session de 1950 à 1959. Plusieurs millions sont demandés à la Chambre pour le crédit agricole – le traditionnel et symbolique « bill 2 » – en disant combien il est essentiel de pousser davantage le développement des fermes ou pour couvrir des besoins imprévus. À part l’aide aux cultivateurs, Duplessis présente d’autres « grandes lois » qui débloquent des millions pour l’électrification rurale, la protection des forêts contre les incendies, le réseau routier et les centres de diagnostic.

Après quelques années à voir ces lois présentées, l’opposition libérale de Georges-Émile Lapalme décide en 1954-1955 de combattre résolument chacune d’entre elles. En substance, l’opposition demande pourquoi le gouvernement ne présente pas une loi du crédit agricole qui, au départ, prévoirait des octrois statutaires pour les trois ou quatre années suivantes. Le travail de la Chambre s’en trouverait allégé et l’on pourrait étudier d’autres lois plus urgentes. À l’époque, tant à Ottawa qu’à Londres, on cherche à moderniser le fonctionnement du Parlement pour améliorer son efficacité pour mieux répondre aux défis de l’après-guerre. Lapalme, député aux Communes jusqu’en 1950, s’en inspire lorsqu’il suggère de procéder par octrois statutaires. Duplessis refuse. Le débat autour de cette façon de procéder du gouvernement nous révèle la logique de l’engrenage duplessiste qui justifie les « grandes lois ».

Celles-ci sont porteuses de trois avantages pour le gouvernement. Tout d’abord, les millions votés pour le crédit agricole permettent chaque année de rappeler les bienfaits de l’Union nationale. Les ministériels prononcent des discours-fleuves qui remontent jusqu’en 1936 et flétrissent Taschereau qui, dit-on, refusait d’aider les agriculteurs. Vingt ans plus tard, Duplessis ne cesse d’accabler les libéraux de Lapalme sur ce thème, véritable tache originelle, et fait d’eux les héritiers de l’ancien premier ministre libéral.

Deuxièmement, ces discours sont relayés dans la province par les nombreux journaux favorables au gouvernement. Or, Le Devoir croit, comme Lapalme, que ces mesures « pourraient être placées dans le budget ordinaire et ne soulèveraient alors que peu de discussions8 ». Cette idée, qui revient à instaurer des octrois statutaires, priverait cependant le gouvernement d’une grande publicité annuelle. Ce dernier présente d’ailleurs ses « grandes lois » au début de la session, un moment où

l’attention médiatique est très grande. Il serait très peu rentable pour Duplessis d’en faire une mesure statutaire : les débats (donc, les discours-fleuves des ministériels) n’auraient lieu qu’une seule fois, soit à la présentation de la loi. Les deux ou trois années suivantes, la Chambre n’étudierait les versements subséquents qu’au moment de l’étude des crédits de chaque ministère, soit en janvier ou en février, une période généralement creuse de la session.

Troisièmement, une loi votant des octrois statutaires réduirait grandement la latitude que se réserve le gouvernement de distribuer des sommes à telle ou telle institution selon son bon vouloir. Les « grandes lois », très générales et annuelles, permettent d’émietter les sommes au gré de sa politique, et ce, dans tous les domaines.

Cette pratique, habituelle à l’époque, est qualifiée par Lapalme de « régime d’octrois selon l’humeur du moment9 ». Parlant de subventions aux collèges classiques, le chef de l’opposition définit sa conception de ce que devrait être la politique du gouvernement :

Que l’on fasse des classifications suivant le nombre d’enfants et la capacité de payer, et que l’on entre ces catégories dans la loi. Le gouvernement peut se garder une marge pour les cas spéciaux. Actuellement, tous les cas sont des cas spéciaux. […] Je me demande pourquoi le gouvernement aime à s’embarrasser de délégations sur délégations, alors qu’il en serait autrement avec des octrois statutaires. Est-ce que ce n’est pas surtout là qu’on reconnaîtrait le paternalisme d’État? (1er février)

 

Duplessis, de son côté, défend le caractère particulier de chaque situation et refuse de s’enfermer dans une logique qu’il juge contraignante. Pour bien l’illustrer, il utilise très souvent une phrase qu’il affectionne et qui traduit bien sa pensée : « Essayer de faire appliquer des lois qui sont trop globales et trop générales, c’est agir comme le père qui achète un habit du dimanche pour toute sa famille, même s’il a des enfants de différentes grandeurs10. »

La lutte acharnée de l’opposition contre les « grandes lois » de 1954-1955 sera porteuse de leçons pour l’opposition. Les libéraux changeront de stratégie parlementaire l’année suivante en se disant en faveur du crédit agricole. Leur erreur sera de l’affirmer au cours de discours qui seront attaqués par la droite; le tout dégénérera en un long débat ponctué de points d’ordre, le tout à l’avantage du gouvernement. En 1956-1957, cette fois, personne du côté de l’opposition ne répondra au gouvernement. On posera une seule petite question et le « bill 2 » sera adopté sans débat. Duplessis en prendra bonne note : en 1957-1958 et en 1958-1959, au lieu de faire adopter cette mesure sans discussion, il redoublera ses attaques pour provoquer l’opposition à monter dans le ring. Et c’est ainsi, écrira plus tard Lapalme, que « ce qui aurait pu se régler en dix minutes s’étira le reste de la journée11 ».

 

Les « grandes lois » et le contrôle des dépenses

Au-delà des accusations d’électoralisme, les débats sur les « grandes lois » démontrent l’incapacité de l’opposition d’obtenir du gouvernement des précisions sur la façon dont seront dépensés les millions demandés à la Chambre12.

Lapalme et ses principaux lieutenants, Raynold Bélanger, député de Lévis, René Hamel, député de Saint-Maurice, et Arthur Dupré, député de Verchères, forcent le gouvernement à de longs débats et refusent de lui accorder ce que l’on qualifie de « chèque en blanc13 ». Devant le refus de Duplessis de répondre, Bélanger dira que « le prince se croit au-dessus de la loi » et se doit de renseigner les « mandataires du peuple ». Rappelant les patriotes du XIXe siècle, le député de Lévis dira que « c’est pour le contrôle des subsides que nos pères se sont battus ». Lapalme, avouant une certaine impuissance, se plaint de son côté de n’avoir pu retracer dans les Comptes publics qu’une fraction des millions votés par la Chambre l’an dernier14.

En réponse, les ministériels se vantent d’avoir déposé dès le premier jour de la session (17 novembre) ces fameux Comptes publics. C’est là, proclame-t-on, un geste sans précédent et une preuve de transparence. La droite utilise cet argument à toutes les sauces dès que l’opposition

demande des détails sur l’utilisation des millions des « grandes lois » en répondant : « Vous verrez l’an prochain dans les Comptes publics. » Les libéraux dénoncent l’absurdité de cet argument; suivant cette logique, ils devraient voter immédiatement des sommes dont ils ne connaîtront l’utilisation qu’un an plus tard, soit à la publication des prochains Comptes publics.

Voyant cela, Duplessis ridiculise ses adversaires qui, à ses yeux, ne sont pas prêts, ne savent pas « lire les lois » ni « utiliser les renseignements contenus dans les documents officiels15 ». Sont-ce là de simples attaques partisanes ou de réelles atteintes au droit de l’opposition de contrôler l’utilisation des deniers publics? Une déclaration de Paul Sauvé, le bras droit de Duplessis, nous fait plutôt pencher pour la seconde option. Dans son esprit, l’opposition a le droit d’examiner les dépenses passées du gouvernement, « mais il n’est ni du devoir ni du pouvoir de l’opposition de décider où sera dépensé l’argent » pour l’année en cours. Sans vouloir réduire le pouvoir de la gauche, ajoute-t-il, « il est temps qu’elle se rende compte du véritable rôle qu’elle a à jouer » et qu’elle se garde bien d’en abuser16. Quant à Duplessis, l’insistance de l’opposition lui fera dire qu’elle cherche à « tuer le temps », une « offense grave » qui mène au gaspillage des deniers de la province17.

À gauche de la Chambre, on soupçonne de plus en plus l’Union nationale de disposer à sa guise de ces surplus, quitte à ne pas les dépenser au cours de l’année. Qu’advient-il de ces millions? L’opposition en a une idée qu’Arthur Dupré, député de Verchères, exprimera en ces termes : « Quand viendra l’année des élections, on va tirer sur la clenche de la "slot machine" et le "jackpot" va sortir18 ».

 

Le débat sur le budget de la province

Dans son discours sur le budget, le ministre des Finances, Onésime Gagnon, annonce que les revenus de la province s’établissent à 331 millions de dollars, soit une augmentation de 9 millions de dollars sur l’année précédente. Avec des dépenses de 281 millions de dollars, le gouvernement réalise un surplus de près de 38 millions de dollars, soit le dixième en autant d’années d’administration unioniste. Gagnon évalue de plus que le nouvel impôt provincial rapportera 27 millions de dollars dès sa première année de perception. Le gouvernement pourra réduire de 28 millions de dollars la dette nette de la province, qui se chiffre alors à environ 280 millions de dollars. Plusieurs ministères verront leur budget augmenté et aucune nouvelle taxe n’alourdira le fardeau des contribuables. Par la même occasion, Gagnon fait un vaste tour d’horizon des réalisations de l’Union nationale depuis 1944.

La réplique vient de Lapalme, qui fait ses premières armes comme critique financier depuis le départ de George Marler. Bien sûr, la province est en plein essor, déclare-t-il, mais le « régime d’extravagance » de l’Union nationale a mené à trois déficits consécutifs et à près d’un demi-milliard de dettes. Gagnon cacherait en réalité un déficit de 25 à 30 millions de dollars de plus que prévu principalement en raison de la politique d’octrois discrétionnaires traditionnelle du gouvernement. Le chef de l’opposition souligne de nouveau le refus du gouvernement d’adopter une politique d’octrois statutaires qui lui éviterait de dépenser au-delà des crédits disponibles. Résultat, les contribuables québécois sont les plus taxés du Canada et les commissions scolaires et les municipalités sont endettées comme jamais auparavant.

La discussion tourne court deux séances plus tard quand le premier ministre met fin abruptement au débat. Le Devoir se réjouit que la session s’en trouve raccourcie, mais déplore en même temps que des sujets chers à l’opposition n’aient pas été débattus. Le geste de Duplessis prend même de court ses propres députés : plusieurs d’entre eux se préparaient à discourir et paraissent surpris de la fin rapide du débat19.

 

Les adjoints parlementaires

Le premier ministre crée la fonction d’adjoint parlementaire pour alléger le travail des ministres. L’opposition libérale dénonce à la fois le coût et l’inutilité de cette mesure. Lapalme, avec un réalisme teinté d’ironie, dépeint le partage réel des responsabilités au sein de l’Union nationale : « Le premier ministre n’a pas l’habitude de déléguer ses pouvoirs. Le gros du travail parlementaire, à

Québec, est accompli par le premier ministre lui-même. » Les ministres ne présentent jamais de lois, ce qui fait dire ironiquement à Arthur Dupré, député libéral de Verchères, que Duplessis est l’adjoint parlementaire de la plupart des ministres20. La Chambre en a d’ailleurs la preuve, le 11 janvier, durant l’étude de la loi des mines, tenue en l’absence du ministre en titre, William Cottingham. Duplessis défend le bill de a à z pendant qu’Hormidas Langlais, pourtant l’adjoint parlementaire de Cottingham, reste bien silencieux à son siège.

Non seulement le premier ministre présente-t-il la majorité des projets de loi en Chambre, mais il en est presque toujours l’unique auteur. En dépit de cela, le Montréal-Matin insistera pour dire, au début de 1955, que Duplessis a profité du congé de Noël pour préparer « avec ses collègues et ses conseillers » les nouvelles lois qui seront présentées21.

 

Les élections et les énumérateurs

Dès le débat sur l’adresse, les libéraux accusent le gouvernement d’avoir soudoyé les électeurs de Compton (septembre 1954) en leur offrant de voter « pour le paiement de leurs factures d’hôpital, pour les centaines de bières distribuées, pour les gros octrois, les couvertes de laine […], les boîtes de chocolat, les bas de nylon, les radios22 ».

Le 14 février 1955, Lapalme relance la question des chèques donnés à des enfants de cinq à 12 ans pour des travaux dans Bonaventure lors des élections générales de 1952. L’opposition n’avait pu faire toute la lumière dans cette affaire qui éclata durant la session 1953-195423. Cette fois, le gouvernement refuse d’obéir à un ordre de la Chambre ordonnant la divulgation des noms des enfants. La droite se justifiera en plaidant que les fautifs ont remboursé la totalité des sommes qui, de toute manière, n’atteignaient que 3 000 $ sur un budget de 72 millions $. Le ministre de la Voirie, Antonio Talbot, ira même jusqu’à invoquer une loi fédérale qui interdit de divulguer le nom de mineurs impliqués dans des affaires criminelles.

Paradoxalement, l’opposition est peu tenace durant l’étude d’un amendement de la loi électorale destiné à empêcher les votes télégraphiés (ou substitution de personnes lors de scrutins). Rappelons qu’en 1952-1953 le gouvernement avait soulevé un tollé en modifiant cette loi de façon à éliminer le second recenseur électoral (nommé par l’opposition) . Depuis, un seul « énumérateur », soit celui du parti au pouvoir, est devenu responsable de dresser les listes électorales tout en ayant l’entière latitude d’ignorer ceux qui sont réputés être des « rouges ». Pour une raison qui nous échappe, l’opposition n’insistera pas outre mesure pour tenter de rétablir la parité24.

 

La voirie et les travaux publics

La loi voulant instituer un comité pour étudier les problèmes de la voirie soulève les protestations de l’opposition. (19 janvier) Le ministre de la Voirie, Antonio Talbot, fait l’éloge de la politique des bonnes routes du gouvernement, tandis que les libéraux dénoncent les dangers de la route sinueuse entre Montréal et Québec et les problèmes de congestion aux abords de la métropole. Le nouveau comité devra évaluer les besoins des régions et la faisabilité technique des projets qui doteront la province de routes plus larges et plus rapides. L’opposition juge inutile cette nouvelle commission qui ira rejoindre toutes celles créées depuis 1945, qui ne font jamais rapport et coûtent des millions de dollars.

L’opposition ramène également l’attention sur la chute du pont Duplessis, en janvier 1951, lors de l’étude des crédits du département des Travaux publics (11 février 1955). On se moque que la commission d’enquête mandatée à l’époque par le gouvernement n’ait toujours pas trouvé les responsables de ce drame. Les libéraux dénoncent de nouveau les négligences du constructeur du pont, résultat du patronage de l’Union nationale. De son côté, Duplessis défend avec vigueur l’intégrité de la commission d’enquête et se cramponne toujours à la théorie du sabotage par des communistes25.

 

La réforme du Code civil

Longtemps considéré comme un patrimoine national et l’arche sainte de nos institutions et de nos droits, le Code civil du Bas-Canada, qui date de 1866, est de moins en moins adapté aux besoins de la société moderne. Maintes fois amendé, mais jamais revu en profondeur, le Code est l’objet de critiques dans le milieu juridique québécois. Le 27 janvier 1955, Maurice Duplessis présente le bill 41 créant l’Office de révision du Code civil. Il nomme à sa tête le juge à la retraite Thibaudeau Rinfret (1879-1962), un juriste de haute réputation, ancien juge en chef du Canada. Ce faisant, Duplessis amorce en 1955 un long processus qui s’étendra sur quatre décennies et ne sera complété qu’en 1994. Le nouveau Code ajustera le droit privé aux nouvelles réalités sociales du Québec, notamment celles des femmes, de la famille, de l’économie et des droits de la personne.

 

La télévision, les arts et la censure

En 1954, la télévision québécoise de Radio-Canada célèbre ses deux ans et attire un public de plus en plus nombreux encore fasciné par la nouveauté du média. La programmation se développe et on voit apparaître le premier « téléjournal ». À l’information s’ajoute le téléroman qui devient un miroir de la société. À La famille Plouffe (Roger Lemelin), qui en est à sa deuxième saison, s’ajoutent notamment 14, rue de Galais (André Giroux), Le Survenant (Germaine Guèvremont) et Toi et moi (Jeannette Bertrand et Jean Lajeunesse) qui connaissent un grand succès auprès du public.

La télévision est aussi un puissant vecteur culturel qui fait connaître la grande musique avec L’heure du concert . Elle rend aussi très accessible le cinéma américain et européen, ce qui indispose les tenants du contrôle de la censure du cinéma. La question du cinéma télévisé est d’ailleurs soulevée en Chambre en janvier 1955.

Dans un débat entourant la censure des films présentés à la télévision, Duplessis expose l’étendue de sa méfiance envers ce média. Le premier ministre n’a écouté à date que quelques émissions, qu’il dit avoir trouvées « insignifiantes et stupides », mais des personnes de bonne foi lui ont assuré que l’on diffusait des « films immoraux » que même des adultes ne devraient pas voir. Sans avoir vu ces films, le premier ministre est convaincu que la télévision est un « instrument dangereux » qui dérange les enfants dans leurs devoirs et tient les épouses éloignées de leur cuisine à l’heure du souper. Radio-Canada, véritable repaire de « communistes » et « d’athées », utilise ce nouveau média pour répandre leurs « doctrines malsaines ». Malgré tout, Duplessis fait preuve de réalisme face à ce problème qu’il ne peut contrôler : les films seront mieux censurés, mais, en tant que célibataire, il laisse le problème général de la télévision aux maris et aux pères26.

Déjà les mentalités changent. Les peintres et les artistes contemporains, naguère honnis et repoussés dans le refus global, sont exposés et de plus en plus appréciés. En 1955, le musicien, peintre, critique d’art et galeriste Gilles Corbeil peut organiser, au Musée des beaux-arts de Montréal, une grande exposition d’art contemporain intitulée « Espace 55 » qui connaît un grand succès. Un tel événement aurait été impossible quelques années plus tôt.

La littérature connaît aussi un regain de vitalité. Les critiques saluent le talent d’André Langevin pour son roman Poussière sur la ville, paru un an plus tôt. Une nouvelle maison d’édition, L’Hexagone, lance notamment les Gaston Miron, Jacques Godbout et Pierre-Louis Lapointe. De son côté, Louis-Alexandre Bélisle amorce la publication de son imposant Dictionnaire de la langue française au Canada. L’histoire nationale occupe une place de choix dans l’édition québécoise de 1954 et 1955, avec notamment Guy Frégault, Michel Brunet, Jean Bruchési et Marcel Trudel. À Québec, le directeur de la Bibliothèque de la Législature, Jean-Charles Bonenfant, publie Les institutions politiques canadiennes, aux Presses de l’Université Laval.

 

De choses et d’autres…

Plusieurs projets de loi votés par la Chambre durant la session cherchent à résoudre des problèmes d’actualité. Le gouvernement vote 10 millions de dollars dans le but d’acheter des propriétés pour loger des malades mentaux et pour la construction de trois nouveaux hôpitaux à

Joliette, à Trois-Rivières et à Sherbrooke. On vote à l’unanimité la loi de l’aide aux invalides qui instaure une pension dont les frais seront partagés à parts égales entre Ottawa et Québec27.

Il en est de même pour la loi octroyant 6 millions de dollars à l’École polytechnique pour construire de nouveaux bâtiments (13 janvier), la Loi sur les valeurs mobilières protégeant les investisseurs du Québec (2 février), ainsi que la Loi amendant le Code civil pour améliorer le statut de la femme devant la justice (7 décembre). Cette dernière loi, présentée par un député libéral, Lionel Ross, avec l’appui du gouvernement, est un pas supplémentaire vers la fameuse « loi 16 » de 1964 qui, sous l’impulsion de Claire Kirkland-Casgrain, donnera aux femmes mariées la capacité juridique de gérer leurs propres biens et d’exercer une profession.

Après plusieurs années de discussion, Duplessis annonce que Montréal aura bientôt une salle de concert subventionnée quand le site sera décidé. (28 janvier) À la toute fin de la session, le comité des bills privés règle la succession de Trefflé Berthiaume, l’ancien propriétaire de La Presse, après 40 ans de querelles devant les tribunaux entre les héritiers du défunt et son propriétaire de l’époque, le conseiller législatif Pamphile Du Tremblay. (22 février)

Le gouvernement prolonge la durée de la Loi des conditions de l’habitation qui facilite l’accès des familles à la petite propriété. Comme les années précédentes, l’opposition déplore que rien n’ait été fait depuis 1945 contre le problème des taudis à Montréal grâce à la construction de maisons à loyer modique. On déplore la rigidité de cette loi qui ne permet pas à la classe ouvrière d’accéder à la propriété. À grand renfort de statistiques, les libéraux démontrent combien le Québec tire de l’arrière face à l’Ontario en ce domaine28.

Immanquablement, quand les libéraux comparent favorablement l’Ontario au Québec, les ministériels les accusent de « dénigrer la province ». Cette réplique omniprésente dans les débats apparaît banale mais, à l’époque, l’accusation semble porteuse d’une charge très grave. Piquée au vif, l’opposition libérale déploie chaque fois de grands efforts pour expliquer la distinction entre critique comparative et dénigrement. Duplessis et ses collègues ne s’embarrassent pas d’une telle nuance : pour eux, dénigrer la province rime avec défaitisme et est pratiquement élevé au rang de crime de lèse-majesté.

Le 10 février 1955, le Conseil législatif crée une surprise lors de l’étude du bill de Montréal en accordant une pension annuelle de 10 000 $ à J.-Omer Asselin, échevin montréalais d’allégeance libérale. Ce geste prémédité de Duplessis vise à nuire à Jean Drapeau, nouveau maire de Montréal, dont Asselin est l’adversaire au conseil de ville. La controverse fait rage dans les journaux, certains déplorant que l’on s’ingère dans les affaires municipales en faisant une règle sur mesure pour un seul homme. À l’Assemblée, Duplessis avertit l’opposition qu’elle ne pourra étudier cette loi à la pièce, lui enlevant ainsi la chance de débattre de la clause Asselin. Elle doit l’approuver en bloc, sans quoi, laisse-t-on entendre, le budget et le fonctionnement de la métropole seraient paralysés. Les libéraux votent néanmoins contre. Au journaliste Dostaler O’Leary qui critiquera par la suite cette mesure dans les pages de La Patrie, Duplessis expliquera le fond de sa pensée sans détour : « Cet amendement met la bisbille entre les libéraux, et cela, ça fait mon affaire. Est-ce assez clair?29 »

La Chambre sera également le théâtre d’un violent débat à propos du conseiller législatif Gérald Martineau. L’opposition présente en Chambre du matériel typographique portant les initiales du trésorier de l’Union nationale et l’accuse d’être le fournisseur exclusif du gouvernement. Or, Duplessis, un ami personnel de Martineau, le défend avec énergie en plaidant qu’il aurait vendu son entreprise à son fils Robert. Si les libéraux concentrent leur tir sur Martineau, ils en profitent surtout pour remettre en cause l’ensemble de la politique préférentielle du Service des achats pratiquée par le gouvernement. (20 janvier)

Parmi les projets de loi qui meurent au feuilleton, soulignons celui proposant la retranscription des débats sous la forme d’un hansard (11 janvier). Comme à chaque année, cette demande sera bloquée par Duplessis qui ne croit pas à son utilité bien que plusieurs parlements du Canada possèdent déjà un compte rendu officiel de leurs débats.

 

Bilan de la session

Si un nombre record de bills a été présenté (211) et adopté (191), plusieurs courriéristes parlementaires s’accordent toutefois pour écrire que hormis la question de l’impôt provincial, la session fut l’une des « plus ternes dont on se souvienne à Québec ». Le gouvernement, peut-on lire, est resté dans les sentiers battus et n’a présenté aucune loi vraiment contentieuse30. Pour Le Devoir, l’Union nationale est un parti vieilli qui a perdu la capacité de se renouveler alors que le Québec vit de grands changements depuis 15 ans. De son côté, La Patrie attribue ce calme relatif à l’appel à tous de Duplessis, en début de session, qui a demandé de « situer au-dessus des querelles partisanes le grand problème de l’heure, la répartition de la juridiction fiscale entre Ottawa et Québec31 ».

Le 17 février 1955, les unionistes célèbrent le 65e anniversaire de Duplessis (qui est né un 20 avril) lors de la réception d’anniversaire traditionnelle tenue au Café du Parlement. Ses fidèles partisans communiquent aux journaux que depuis 1936, leur chef compte maintenant 5 000 jours d’expérience à titre de premier ministre. Le Montréal-Matin affirme avec feu qu’en dépit de la besogne qu’il abat « le chef de l’Union nationale demeure toujours débordant de vigueur » face à une opposition déstabilisée32. Ce constat, bien que partisan, n’est pas loin de la réalité : l’Union nationale est solidement installée au pouvoir. L’opposition a beau multiplier les escarmouches avec Duplessis, elle ne parvient jamais à l’atteindre efficacement de ses coups. La riposte du premier ministre, elle, sera percutante. Sa victoire contre Ottawa sur la question de l’impôt envoie littéralement l’adversaire libéral au plancher.

 

Bons mots et incidents

La session est marquée de divers incidents cocasses. Mentionnons d’abord cette surprenante agression physique du ministre Paul Sauvé contre le député Yvon Dupuis. Lapalme confie à Dupuis la tâche de contredire Sauvé, tactique que ce dernier supportait difficilement. L’incident survient quand le député traite Sauvé de « ministre des suces » en référence à son titre de ministre du Bien-être social et de la Jeunesse. Sauvé entend plutôt « le ministre est saoul », attend la fin de la séance et traverse la Chambre pour prendre Dupuis au collet en lui demandant de répéter ses propos. Un attroupement se forme et le ministre, après des explications de Dupuis, accepte de passer l’éponge. D’autres étincelles jailliront entre ces deux adversaires tout au long de la session33.

Le 25 novembre, le ministériel Germain Caron déplore que l’opposition juge que le niveau de vie du Québec rural est moins élevé qu’en Ontario en raison d’un plus faible nombre d’automobiles dans les ménages. Caron croit injuste de se baser sur le pourcentage d’automobiles par personne, car les familles d’ici sont plus nombreuses. De toute manière, enchaîne-t-il, « trop d’autos dans le milieu rural est une cause de désunion dans les familles », saluant ceux qui, chaque dimanche, vont en tracteur à la messe. Peu de gens possèdent une automobile étincelante, selon Caron, mais ils possèdent certainement plus d’argent en banque et, surtout, « beaucoup plus de bonheur au foyer ». Il sera rabroué par Gérard Noël, député libéral de Frontenac, qui déclare que « l’automobile est un instrument de progrès et le cultivateur en a besoin comme les autres ».

Parmi les répliques humoristiques du premier ministre, signalons au passage son exposé sur les aveugles et la méthode de lecture Braille, « qu’il ne faut pas confondre avec la méthode de l’opposition ». Plus tard dans la session, Duplessis défend les crédits très peu contentieux du département de la Chasse et de la Pêche et parle de truite saumonée qui abonde dans l’Ungava. Il se fait taquiner par le libéral Dave Rochon qui, voulant le tester, lui demande s’il connaît la différence entre une truite saumonée et une truite rouge. Du tac au tac, Duplessis répond que « dans les deux cas, ce sont des poissons » auxquels l’opposition a beau jeu de s’intéresser : « Plus leur nombre augmentera, plus l’opposition aura de chances de se faire élire! »

Les libéraux ne sont pas les seuls à souffrir de l’humour particulier du premier ministre. Antoine Rivard, solliciteur général et nouveau ministre des Transports et des Communications, l’apprend à ses dépens lors de l’étude des crédits de son nouveau ministère. À Arthur Dupré qui demande combien le ministre reçoit de plus pour ce cumul de fonctions, Duplessis répond : « Zéro, comme le ministre! » Plusieurs années après, Pierre Laporte racontera cette cruelle anecdote en disant que Rivard finit par en rire en pratiquant ce que les journalistes appelaient alors « l’auto-coup de pied au derrière34 ».

Le 26 janvier 1955, parlant d’agriculture, l’opposition accuse le ministre Laurent Barré de se livrer à un patronage exclusif en faveur des partisans de l’Union nationale. On lui demande à plusieurs reprises d’être plus équitable. Or, agir de la sorte, lance Barré, ferait cesser le patronage, ce à quoi il se refuse : « Avant d’écouter cela, je cesserai d’être ministre. » Cette franche affirmation fait les délices de l’opposition. Le lendemain, le ministre fera publier un article rectifiant ses propos.

C’est durant cette session que Duplessis reproche une nouvelle fois à René Hamel d’être un ingrat. En 1938, Hamel reçut une bourse du premier ministre, alors qu’il était étudiant. Grâce à cet appui, il avait pu terminer son droit et se perfectionner à Louvain, en Belgique. Dix-sept ans plus tard, Duplessis, qui croyait s’être garanti la fidélité permanente d’Hamel, lui reproche maintenant de le combattre. Hamel décide de clore l’affaire en remettant au chef du gouvernement 50 $ devant toute la Chambre. La scène est unique, mais le premier ministre a néanmoins l’inélégance d’insister en alléguant posséder des lettres prouvant qu’Hamel aurait reçu davantage. Hamel répond dignement que cette bourse, il la doit d’abord à sa « province » qu’il s’efforce de rembourser en tant que représentant du peuple soucieux d’« améliorer les conditions sociales que le premier ministre s’efforce de maintenir au plus bas niveau du Canada35 ».

On a souvent affirmé que Duplessis faisait fi des règlements de la Chambre pour dicter ses propres volontés à l’Orateur36. Plusieurs accrochages démontrent bien qu’Alexandre Taché ne donne jamais tort au gouvernement. Ainsi, un mot comme « lâche » a valu à Émilien Lafrance, député de Richmond, d’être expulsé 15 jours de la Chambre la session précédente37. Quand Sauvé affirme que « c’est une lâcheté » que de répandre des accusations de patronage sans preuve (23 novembre), Lapalme demande que ce terme soit « aussi antiparlementaire pour les ministériels que pour l’opposition ». Duplessis juge toutefois que son ministre a le droit d’utiliser ce mot pour qualifier les « insinuations » de Lafrance grâce à ce raisonnement : « Le ministre n’a pas dit que le député était un lâche, mais il a qualifié de lâcheté la méthode qui consiste à répandre des insinuations sans jamais citer de cas précis. » L’Orateur donnera raison au premier ministre et appliquera la même logique à d’autres termes comme « mentir »38.

Une seule fois durant la session, Duplessis se fera piéger par un concours de circonstances. Lors d’une houleuse discussion sur la chute du pont Duplessis (11 février), Sauvé traite Dupuis de « polisson » lorsqu’il affirme que l’Union nationale « graisse » les entrepreneurs incompétents. Une voix – celle du premier ministre, selon l’opposition – ajoute « voyou » à l’intention de Dupuis. L’opposition demande instamment au président Maurice Tellier de forcer Duplessis à retirer le mot « voyou » que lui nie avoir prononcé. Tellier l’appuie, mais l’opposition en appelle de sa décision. Selon la procédure, Tellier appelle l’orateur Taché qui devra trancher, mais, ô surprise, on s’aperçoit que ce dernier est au Château Frontenac en compagnie du président haïtien Magloire. La Chambre est paralysée un instant, le temps que Duplessis, pour dénouer cette impasse, retire de mauvaise grâce « cette expression que je n’ai pas dite ». Responsable ou non, c’est la seule fois de la session où il sera obligé de retirer une expression.

L’obéissance de l’Orateur Taché se manifeste de nouveau quand Duplessis accuse un journaliste nommé Langlois d’être le propagandiste du Parti libéral à Ottawa. Dupuis juge que les allégations du premier ministre sont une insulte et Taché, de façon tout à fait inattendue, lui offre de demander à Duplessis de retirer ses paroles. Dupuis se jette sur l’occasion et accepte, mais l’Orateur fait aussitôt volte-face en disant que, finalement, il « ne voit là aucune insulte ». Duplessis a-t-il signifié à Taché durant l’échange qu’il n’avait nullement l’intention de s’excuser? Les sources demeurent muettes à ce sujet. Chose certaine, le comportement de l’Orateur en laisse plus d’un perplexe39.

 

Critique des sources

Par Frédéric Lemieux

Les journaux proposent généralement à leurs lecteurs deux types d’articles se rapportant aux débats de l’Assemblée législative : le compte rendu résumant les propos tenus en Chambre pour le bénéfice des lecteurs, et l’éditorial, court article d’analyse où apparaît la couleur politique du journal40.

Dans le cas du compte rendu, on peut remarquer de grandes similitudes entre les versions de plusieurs quotidiens. Le Soleil, par exemple, reproduit presque textuellement les mêmes débats que La Tribune. Tout ceci s’explique par la méthode des pools journalistiques, c’est-à-dire un regroupement des journalistes de divers quotidiens qui se relaient entre eux pour noter les interventions des députés41. Après la séance, ils réunissent leur part de retranscription pour former l’intégrale du débat. De cette façon, le travail de chacun s’en trouve facilité tout en étant capable de capter l’essentiel des débats qui peuvent être fort longs.

Trois de ces regroupements de journaux existent au cours de la session de 1954-1955 : le premier comprend L’Action catholique, le Montréal-Matin et le Temps. Le deuxième regroupe Le Soleil, La Tribune, Le Nouvelliste, L’Événement, La Presse, La Patrie et Le Devoir qui ont un contenu à peu près semblable42. Les journaux anglais forment le dernier groupe pour une seule raison : leurs comptes rendus sont trop courts pour être classés dans les deux premiers groupes.

Au milieu des années 1950, les journaux du matin sont souvent réimprimés en édition finale plus tard dans la journée. Une situation aussi imprévue qu’intéressante en découle quand, le 3 décembre 1954, les journaux rapportent un discours de l’unioniste Daniel Johnson qui n’a jamais été prononcé. La veille, Johnson prévoyait s’adresser à la Chambre tard en soirée, bien après l’heure de tombée des journaux. Il prit l’initiative d’en distribuer le texte aux courriéristes parlementaires pour être certain d’être publié. Malheureusement pour lui, une fois le discours parti sous presse, le premier ministre ajourna la séance sans que Johnson n’ait pu dire un seul mot... Le lendemain, Lapalme ne manque pas d’ironie à son endroit et salue l’efficacité de la presse, qui permet à tous de lire un discours qui ne fut même pas prononcé43.

En 1954-1955, la tribune de la presse est composée des journalistes suivants : Dostaler O’Leary (La Patrie), Henri Dutil (Le Soleil), Calixte Dumas (L’Action catholique), Vincent Prince (La Presse), Pierre Laporte (Le Devoir), Cyrille Guay (La Tribune), Maurice Bernier (Montréal-Matin), Jacques Saint-Onge (Le Nouvelliste), Jacques Monnier (L’Événement), Fernand Renault (Montreal Daily Star), Wilbur Arkinson (The Gazette), René Lagacé (Quebec Chronicle Telegraph), Richard Daignault (Canadian Press), Charles-Eugène Pelletier (Le Droit) et William Bantley (The Herald).

Sur le plan de la couleur politique des journaux, l’apparente neutralité de leurs comptes rendus ne résiste pas au jeu des comparaisons. Un journal unioniste reproduira par exemple de plus longs extraits des discours ministériels. Il sera également susceptible d’omettre les répliques libérales qui font mal paraître le premier ministre, et vice-versa.

Les journaux favorables à l’Union nationale représentent la quasi-totalité des 14 quotidiens utilisés pour reconstituer les débats. Parmi les plus favorables au gouvernement, le Montréal-Matin vient en tête de liste. Cet organe appartenant à l’Union nationale qualifie les discours des ministériels par des termes comme « fulgurante apostrophe » ou « brillante synthèse », tandis que l’opposition libérale ne fait « qu’entraver le travail du gouvernement » et ne penser « qu’aux intérêts de leur parti »44.

Le Temps est un hebdomadaire publié le vendredi et à la solde de l’Union nationale qui s’inspire de L’Action catholique et du Montréal-Matin pour construire ses articles. Le ton est très mordant envers l’opposition libérale qui « n’a pas su apporter d’arguments convaincants45 » ou qui se livre « comme c’est toujours le cas, à des critiques malveillantes qui ne reposent sur aucun argument valable46 ». Du strict point de vue de la reconstitution des débats, nous avons trouvé dans Le Temps des discours complets de ministériels qui n’étaient reproduits qu’en partie dans les autres journaux.

Les autres grands journaux teintent eux aussi les débats de bleu, mais de façon plutôt modérée. Duplessis entretient des liens étroits et des rapports cordiaux avec la plupart de leurs propriétaires47. Le Soleil, autrefois propriété du libéral Jacob Nicol, appartient depuis 1953 à Oscar Gilbert, un ancien organisateur libéral devenu partisan de l’Union nationale. Ce quotidien se décrit encore comme un organe libéral, mais cela fait davantage référence à un passé désormais révolu. Duplessis cite souvent Le Soleil en Chambre pour souligner avec plaisir que ce quotidien libéral appuie les politiques de son gouvernement. L’Événement-Journal, qui est de la même eau, appartient lui aussi à Gilbert et est imprimé sur les presses du Soleil48.

Les quotidiens La Presse et La Patrie sont également favorables à l’Union nationale pour des raisons assez particulières. Depuis 1946, Duplessis a aidé leur propriétaire, Pamphile Du Tremblay, à obtenir le contrôle total de La Presse après des années de luttes judiciaires contre les héritiers de Trefflé Berthiaume, qui autrefois fonda avec lui le quotidien montréalais49. Au cours de la session de 1954-1955, Du Tremblay, déjà redevable au premier ministre, lui demande une autre faveur : stopper, par le bill privé 253, sa belle-famille qui veut obtenir de lui 2,9 millions de dollars qu’il aurait supposément prélevés illégalement de l’entreprise au cours des années. Duplessis, très habile, accédera à sa requête, mais à la toute fin de la session seulement, question de s’assurer du ton respectueux de La Presse et de La Patrie envers son gouvernement.

Le Montreal Gazette appartient à John Bassett, que Conrad Black juge être « probablement le meilleur ami anglophone de Duplessis ». Quotidien de tendance conservatrice favorable au gouvernement, ce journal ne reproduit jamais les débats en totalité, se contentant d’en publier quelques extraits touchant des questions particulières. Le Montreal Daily Star de J. W. McConnell, lui aussi un ami notoire du premier ministre50, est foncièrement conservateur sur le plan social et appuie la croisade autonomiste du premier ministre contre le gouvernement Saint-Laurent51. Le Quebec Chronicle Telegraph fournit du côté anglophone les comptes rendus des débats les plus complets. Son correspondant parlementaire rédige à chaque séance un article rempli d’anecdotes, de répliques et d’autres détails fort pertinents. Selon Black, le propriétaire du Chronicle Telegraph, Gwyllyn Dunn, était une autre fréquentation du premier ministre qui appuyait l’Union nationale52.

Le premier ministre dispose également d’un grand pouvoir face à une kyrielle de journaux régionaux qui dépendent de ce qu’il est convenu d’appeler la tradition : l’attribution d’importants contrats de publicité et d’imprimerie du gouvernement53.

La Tribune de Sherbrooke s’avère en fait la source la plus complète et la plus neutre de tous nos journaux. Nicol, son propriétaire libéral, est en bons termes avec Duplessis mais se permet de donner une grande place aux discours du député libéral de Richmond, Émilien Lafrance, que l’on ne retrouve pas dans les pages des quotidiens des grands centres54.

Le cas du Nouvelliste de Trois-Rivières est moins clair. Beaulieu et Hamelin avancent qu’à partir de 1944, Duplessis s’est montré insatisfait des prises position politiques du Nouvelliste qui, à l’époque, appartenait à Nicol. Nombreux sont les hommes d’affaires qui n’osaient plus annoncer par crainte de représailles politiques. Nicol vendit en août 1951 son journal à Honoré Dansereau et son fils Pierre. Ce journal semble depuis observer une neutralité bienveillante envers le gouvernement unioniste55. Il en est de même de L’Action catholique, organe officieux de l’archevêché de Québec, qui demeure sous Mgr Maurice Roy généralement favorable à l’Union nationale, comme du temps du cardinal Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve56.

En terminant, il est évident que très peu de journaux s’opposent à Duplessis. La session de 1954-1955 est d’ailleurs la première qui se déroule depuis la disparition du très libéral Canada en novembre 1953. Le Devoir est pratiquement seul à canaliser les critiques des opposants au régime Duplessis. En marge des débats, Gérard Filion, André Laurendeau et Pierre Laporte signent des éditoriaux qui, s’ils jugent de bon aloi les mesures autonomistes comme l’impôt, dénoncent sans relâche la corruption, le patronage et l’immobilisme qu’ils attribuent à un gouvernement usé par le pouvoir. Quotidien indépendant, Le Devoir attaque Duplessis tout en échappant à son influence. En retour, le premier ministre ne se prive pas de pourfendre dès qu’il en a l’occasion ce journal qu’il ne peut soumettre.

 

Notes de l’introduction historique et de la critique des sources

1 . La Patrie, 10 décembre 1954, p. 13.

2. Le Devoir, 4 et 6 décembre 1954, p. 1.

3. Le Devoir, 17 décembre 1954, p. 1.

4. Robert Rumilly, Maurice Duplessis et son temps. 1944-1959, tome 2, Montréal, Fides, 1973, p. 503.

5. R. Rumilly, Maurice Duplessis…, p. 509. Cette conférence aura finalement lieu le 26 avril 1955.

6 . Georges-Émile Lapalme, Mémoires : Le Vent de l’oubli, Ottawa, Leméac, 1970, p. 169.

7. Montréal-Matin, 19 janvier 1955, p. 15.

8. Le Devoir, 17 décembre 1954, p. 1.

9 . Séance du 1er décembre 1954.

10 . Séance du 11 janvier 1955.

11 . G.-É. Lapalme, Le Vent…, p. 202.

12. Ces difficultés ne sont peut-être pas étrangères au départ de Marler qui, à titre de principal critique financier, avait l’habitude de décortiquer les comptes publics. Voir : G.-É. Lapalme, Le Vent…, p. 53-54.

13. Selon Le Devoir, Dupré s’est véritablement affirmé durant la session comme étant le bras droit de Lapalme. Voir ce journal du 19 février 1955, p. 1.

14. Séance du 9 décembre 1954.

15 . Lapalme confirme combien Duplessis aimait dire que l’opposition n’était « jamais prête ». G.-É. Lapalme, Le Vent…, p. 196.

16. Séances du 2 et du 10 décembre 1954.

17 . Séance du 14 décembre 1954.

18. Séance du 30 novembre 1954. Dupré répétera à quelque reprises cette comparaison imagée.

19. Le Devoir, 11 février 1955, p. 1.

20 . Séance du 7 décembre 1954.

21. Montréal-Matin, 11 janvier 1955, p. 9.

22. Propos d’Émilien Lafrance (Richmond), séance du 23 novembre 1954. Cette élection partielle a eu lieu peu de temps avant la session et le gouvernement a remporté la victoire.

23. G.-É. Lapalme, Le Vent…, p. 197-198.

24. Séance du 7 décembre 1954.

25 . Séance du 19 janvier 1955.

26 . Séance du 20 janvier 1955.

27 . Séances du 7 et du 15 décembre 1954.

28 . Séance du 10 décembre 1954.

29 . Pierre Laporte, Le vrai visage de Duplessis, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 1960, p. 31-32.

30. Quebec Chronicle Telegraph, 12 février 1955, p. 3; Le Devoir, 22 février 1955, p. 4; Montréal-Matin, 23 février 1955, p. 2.

31. La Patrie, 25 février 1955, p. 8.

32. Montréal-Matin, 25 février 1955, p. 4.

33 . Séance du 23 novembre 1954.

34 . Séance du 3 février 1955. P. Laporte, Le vrai…, p. 43.

35 . Cet incident sera qualifié d’« insondable mesquinerie » par l’équipe du Devoir (17 février 1955, p. 4). Black donne plusieurs détails sur cette affaire. Voir : Conrad Black, Maurice Duplessis, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 1999, p. 109.

36 . P. Laporte, Le vrai…, p. 55-56, 58.

37 . Séance du 2 février 1954.

38 . Voir aussi : C. Black, Duplessis…, p. 570 et P. Laporte, Le vrai…, p. 56.

39 . Séance du 22 février 1955.

40. Par exemple, bien que Le Soleil et Le Devoir fassent partie du même pool, le premier est favorable à l’Union nationale tandis que le second ne rate pas une occasion de faire feu sur le gouvernement.

41. Pour plus de détails sur le fonctionnement des pools, consulter La Tribune de la presse, Québec, Assemblée nationale, 1996, p. 16-18.

42 . Pour plus de détails sur le fonctionnement des pools, consulter La Tribune de la presse, Québec, Assemblée nationale, 1996, p. 16-18.

43 . Ce discours a été publié dans l’édition du matin de la Gazette du vendredi 3 décembre 1954. Nous n’avions que l’édition finale et corrigée de ce journal qui, elle, n’offrait plus aux lecteurs la prose de Johnson. C’est grâce à La Voix de l’Est (p. 1) que nous avons pu trouver le discours intégral de Johnson dans un article intitulé « M. Johnson se dit fatigué de ces comparaisons ».

44. Montréal-Matin, 11 février, p. 3.

45. Le Temps, 17 décembre 1954, p. 3.

46. Le Temps, 28 janvier 1955, p. 3.

47. Conrad Black fait un intéressant tour d’horizon des relations d’affaires entre le premier ministre et les différents hommes de presse du Québec, autant anglophones que francophones. C. Black, Maurice Duplessis…, p. 513-546.

48 . Gilbert sera nommé conseiller législatif en mars 1960 par Antonio Barrette.

49 . Notons que Louis-Alexandre Taschereau avait lui aussi voté quelques bills privés assurant à Du Tremblay la mainmise progressive sur ce journal.

50 . Sur Bassett, voir : C. Black, Maurice Duplessis…, p. 514. Sur McConnell, voir les pages 460-468.

51 . Jean Hamelin et André Beaulieu, La presse québécoise des origines à nos jours (1860-1879), vol. 2, Québec, PUL, 1975, p. 129.

52 . J. Hamelin et A. Beaulieu, La presse…, p. 520.

53 . Ibid., p. 526.

54 . Nicol vendra La Tribune au cours de l’année 1955 à Paul Desruisseaux et Alphée Gauthier.

55 . J. Hamelin et A. Beaulieu, La presse…, p. 20-21.

56 . Ibid., p. 529.