(Quinze heures sept minutes)
Mme Dorion : Bonjour, tout
le monde. Je voulais réagir à l'annonce du 55 millions pour soutenir les
médias écrits. On est heureux de voir qu'il va y avoir une aide immédiate aux
médias écrits. Ça va sûrement faciliter la survie, la vente, l'avenir du Groupe
Capitales Médias. Ce qu'on a entendu des ministres, c'est que, bon, ils ont
écouté la commission puis ils ont vu que le crédit d'impôt sur la masse
salariale, c'était quelque chose qui était avancé par à peu près tous les
intervenants. Donc, effectivement il y a un consensus. Cependant, il y a un
autre consensus, et qui était aussi fort, sinon plus fort que celui-là, c'était
qu'il fallait, le plus vite possible, trouver une solution au fait que les
GAFAM, donc les grandes entreprises numériques de la Silicon Valley qui sont à
l'origine de la crise ne paient absolument rien, ne fourniront rien, qu'on ne
travaille pas déjà à chercher comment les imposer, comment imposer leur chiffre
d'affaires, etc. Comment est-ce qu'on les fait contribuer? Ça, c'est une
affaire qui est pressante, pas juste au Québec, pas juste dans la commission, dans
les auditions qu'on a eues, mais partout dans le monde en ce moment. Donc,
est-ce que le gouvernement va être à la traîne là-dessus comme il l'est jusqu'à
maintenant, encore longtemps? Ou est-ce qu'il va finalement jouer son rôle de
leader là-dedans?
Après ça, il y a une question de : On
va donner pendant quelques années encore de l'argent pour la transition
numérique. Là, là, il y a quelque chose de... Moi, j'ai l'impression, d'après
ce que j'entends, que le gouvernement ne comprend pas très bien la révolution
numérique dans laquelle on se trouve puis l'effet que ça va avoir sur
l'industrie des médias, mais sur plusieurs industries. En ce moment, les
algorithmes des sites comme Facebook sont en train de développer, de faire en
sorte qu'on ne sort plus de leur site. Ça fait que, quand on s'en va sur leur
site, les articles de Radio-Canada qui vont être partagés, ils n'auront presque
pas de «reach», pardonnez-moi l'expression, alors que les articles partagés à
l'intérieur de Facebook via l'article de Facebook va avoir beaucoup de
résonnance. Donc, là, il y a des médias qui venaient nous dire en audition :
70 % de notre trafic sur notre site vient de Facebook. Ça, là, les jours
de ça sont comptés. Ça va descendre à 60 %, à 50 %, à 20 %, à
10 % à zéro. C'est le plan des GAFAM, c'est le plan d'Apple. Par exemple,
on a vu qu'Apple a sorti Apple News. Ces grandes compagnies numériques là
de la Silicon Valley vont être les médias de demain. Pour l'instant, c'est
des plateformes. Là, ils vont se transformer en médias, et c'est eux qui vont
engager directement les journalistes sur le terrain.
Qu'est-ce qu'on fait face à ça? Est-ce
qu'on veut que cette industrie extrêmement importante pour la démocratie
québécoise s'en aille toute à travers Facebook? En plus, on donne de l'argent
pour la transition numérique, tous les médias vont se faire un beau petit site
super le fun pour que plus personne n'y aille dans quelques années. Ça, c'est
comme si le gouvernement n'y pensait pas. Il est tout le temps à la remorque d'une
révolution qui va extrêmement vite, mais on les a au Québec, les experts de ça.
On les a, toutes les personnes qui savent exactement comment évoluent ces
sites-là, qui savent exactement comment on peut faire une fiscalité juste puis
leur demander de nous donner ce qui nous revient finalement, à ces grosses
compagnies-là qui font de l'argent comme de l'eau. On les a, les experts au
Québec. Pourquoi? Moi, j'ai demandé au début de la commission, quand on était
en séance de travail, j'ai dit : Il faut absolument qu'on les entende, Puis
il faut absolument aussi qu'on entende les représentants des GAFAM. C'est lié,
là. On ne peut pas dire : Bien, les contribuables paieront pour les
pauvres victimes que sont les médias, puis tant pis, il n'y a pas de cause, puis
il n'y a pas de grosses compagnies là-dedans qui a ramassé tout l'argent qui
était aux médias avant. Non, les contribuables vont être capables de payer.
Pourquoi? Moi, c'est une grosse question que je me pose. J'ai l'impression que
le gouvernement est comme un peu... On ne le sait pas trop. On aime mieux ne
pas faire face aux grosses compagnies. Faisons ça comme ça. Mais là, c'est ça, c'est
les contribuables qui vont payer. C'est notre argent public, à nous, qui va
payer.
À part ça, l'autre truc super important, c'est :
Est-ce que ça inclut les chroniqueurs? Autre truc en audition, tout le monde
disait : On n'a plus d'argent pour faire des enquêtes, on n'a plus d'argent
pour faire de la recherche, on n'a plus d'argent pour aller sur le terrain. On
a besoin de ça. C'est ça qui manque. Le déluge de chroniqueurs qui est arrivé
dans l'information dans les dernières décennies est une réaction au fait qu'il
n'y avait plus d'argent, parce que ça fait faire du clic. Ça fait que, là,
est-ce qu'on va donner 25 000 $ par année d'argent public à des
chroniqueurs dont certains font énormément de cash, qu'ils n'en ont vraiment
pas besoin puis qui sont ceux qui, finalement, sont un peu la vache à lait des
médias en difficulté? Ça serait vraiment... Puis là, on parle beaucoup
d'indépendance des médias. Est-ce qu'on veut que des faiseurs d'opinion qui
jouent dans la démocratie, qui ne font pas d'enquête, pas de recherche, qui ne
vont pas nécessairement sur le terrain, mais qui se mettent à dire : C'est
ça qu'il faut penser, ça, est-ce que c'est vraiment l'indépendance des médias
si on donne de l'argent à ces gens-là qui, pour la plupart, en font déjà beaucoup,
beaucoup? Puis, entre nous, de l'opinion, là, c'est gratos. Sur Internet, il y
a juste ça. Ça fait qu'est-ce qu'on a vraiment besoin de donner
25 000 $ d'argent public à chaque chroniqueur qui travaille dans un
média? Moi, je pense que non et je pense qu'il faut vraiment éclaircir cette question-là.
Voilà.
Mme Gamache (Valérie) : Vous
ne semblez pas très encouragée par le plan qui a été présenté, quand même.
Mme Dorion : Bien, je vous
avoue que ma réaction est une réaction à tout le processus qui a lieu depuis un
an autour de ça. Tu sais, il y a un aveuglement volontaire, voulu de la part du
gouvernement face aux GAFAM, face au mouvement de la révolution numérique dans
lequel on est. C'est énorme, là, puis, tu sais, ils ne réalisent pas, ils
pensent qu'ils vont sauver des entreprises en difficulté. Attention. C'est la
musique, c'est le film, c'est les médias télévisuels, c'est les arts, ça va
tomber un après l'autre parce qu'on n'est pas capable d'être la locomotive dans
ce mouvement historique là, parce qu'on est juste à la traîne, comme ça, puis
surtout parce que les gouvernements, en ce moment, n'osent pas faire face aux
entreprises parmi les plus puissantes du monde entier. Si les gouvernements ne
sont pas capables de faire ça, qui va le faire?
Donc, on abandonne? Plus de démocratie, pas
de souveraineté culturelle, pas rien? Ce n'est pas grave? Le monde suivront? Ça
ne se peut pas, là. Le gouvernement, c'est notre seul outil pour faire face à
ces grosses compagnies là. Puis si on n'est pas capable de dire : Bien,
écoute, tu veux remplacer les médias, bien, au moins, tu vas payer pour, tu vas
mettre des... tu sais, il y a la découvrabilité aussi des contenus québécois,
qui est un mot que le gouvernement ne dit pas, mais c'est central. Comment tu
fais pour que, quand tu ouvres Apple News, bien, tu t'assures que ce soit
des médias québécois, des articles québécois, des journalistes québécois qui
sont mis en valeur puis que ces gros médias là sont obligés d'acheter aux
entreprises de presse québécoises? C'est fou, les médias vont se faire
remplacer à la vitesse de lumière, là.
M. Bélair-Cirino (Marco) :
Sur les chroniqueurs, je veux bien comprendre, vous dites qu'on a qu'à aller
sur les réseaux sociaux pour avoir l'opinion gratuitement, mais qu'est-ce que
vous dites aux entreprises qui embauchent, par exemple, des Michel David,
des Yves Boivert, des Richard Therrien?
Mme Dorion : Il y a une
définition, est-ce le conseil de presse ou la Fédération professionnelle des
journalistes, je ne le sais pas, mais il y a une définition entendue dans le
milieu autour de qu'est-ce qu'est un chroniqueur, et je vous dirais qu'il y a
très peu de chroniqueurs qui correspondent à cette...
M. Bélair-Cirino (Marco) :Mais
ceux que j'ai nommés, par exemple, est-ce que ce sont...
Mme Dorion : Je ne veux pas
donner d'exemple personnel, je n'irai pas là-dedans, je ne m'en sortirai pas,
mais... Non, mais il y a une définition stricte de ce que devrait être un
chroniqueur, qui doit respecter les faits, une analyse approfondie, nommer
l'autre position. Et on s'entend que les chroniqueurs qu'on lit le plus, qu'on
a le plus dans la face, depuis quelques années, ne respectent absolument pas, même
pas de proche, même pas de loin, là, cette définition-là. Donc là, ça serait...
M. Bélair-Cirino (Marco) :
Mais ceux qui iraient correspondre à la définition pourraient bénéficier du
crédit d'impôt. Par exemple, Vincent Marissal, est-ce que c'est un bon...
c'est un journaliste. Michel David, Yves Boisvert...
Mme Dorion : Honnêtement, si
le gouvernement disait : Nous allons faire une étude approfondie là-dessus
en consultant tous les acteurs du milieu, je dirais, ah, peut-être, ça a des
chances d'être intelligent comme réponse, mais là j'ai l'impression que... En
fait, on ne le sait pas, là, on parle hypothétiquement. Mais, pour l'instant,
les chroniqueurs, comme ce métier-là est pratiqué en ce moment, la majorité
d'entre eux, même dans les médias écrits, qui ont bien du bon sens, ne respectent
pas la définition de ça.
M. Bélair-Cirino (Marco) :
Mais donc tous les chroniqueurs devraient être exclus du crédit d'impôt?
Mme Dorion : Je pense, pour
l'instant, ce serait sage de faire ça puis peut-être d'aller plus loin.
M. Croteau (Martin) : Vous
présentez les GAFAM comme une espèce de rouleau compresseur qui, de toute façon,
va annihiler l'industrie des médias. Alors, vous, votre solution, c'est quoi?
Mme Dorion : Puisque c'est des
compagnies qui sont plus puissantes que plusieurs États puissants mis ensemble,
puisqu'effectivement c'est un rouleau compresseur qui va écraser pas seulement
le milieu de l'information mais aussi celui de la culture, et comme on l'a vu
avec le taxi, et là vider les quartiers de leurs habitants avec Airbnb, c'est
majeur, O.K., puisque c'est ça, il faut absolument que nos gouvernements ne
soient pas dans une posture de leur licher les bottes, sinon on est foutu. Et
c'est exactement ça, la position de notre gouvernement fédéral et de notre
gouvernement provincial aujourd'hui. Il faut qu'ils soient capables de nous
montrer qu'ils se tiennent debout, qu'ils vont aller négocier, pousser, tirer
le plus qu'il peut, exiger, faire des lois qui jouent en notre faveur, pas en la
faveur de la Silicon Valley. Ce n'est pas des Québécois. C'est quoi le rapport?
Pourquoi est-ce qu'on les favorise tout le temps plutôt que de favoriser notre
industrie du taxi, notre industrie du journalisme, notre industrie... C'est
extrêmement étrange puis, honnêtement, il faut se poser la question :
Pourquoi nos gouvernements font ça?
M. Croteau (Martin) : Je ne
comprends pas. De quelle manière est-ce que le plan annoncé aujourd'hui
favorise les GAFAM?
Mme Dorion : Le plan annoncé
aujourd'hui ne favorise pas les GAFAM. Il met... c'est comme s'il allait porter
une bombonne d'oxygène à un milieu au fond de l'eau puis après le laisse avec
ça. Mais il va rester au fond de l'eau puis la bombonne d'oxygène, elle va
durer un certain temps. Mais ça va continuer de s'en aller. L'argent va
continuer de fuir le monde des médias. Puis même si la révolution numérique...
excusez... même si la transition numérique de chaque journal écrit se passe
bien puis qu'ils ont un beau site sur Internet, je vous le dis, dans cinq à
10 ans, il n'y a plus personne qui va aller le fréquenter, à moins qu'on
ait mis sur pied une super plateforme gouvernementale payée par des fonds
publics qui présente tout ça puis qui force sur la découvrabilité du contenu
québécois, à moins qu'on ait des politiques extrêmement ambitieuses.
M. Croteau (Martin) : Alors,
au lieu d'annoncer ce qui a été annoncé aujourd'hui, il aurait fallu...
Mme Dorion : Ils ont bien fait
d'annoncer ce qu'ils ont annoncé aujourd'hui parce que le problème des médias
écrits est vraiment là, là, tu sais, c'est extrêmement urgent. Donc, l'urgence
commandait qu'ils annoncent ça aujourd'hui. Je le dis, comme je le répète,
comme je l'ai dit au début : Moi, je suis bien contente de qu'ils aient
annoncé ça aujourd'hui. Mais ils disent : C'est ce qu'on entend en
commission. C'est super. On fait ce qu'ils ont entendu en commission.
Attention. Ce qu'on entend en commission, c'est que c'est extrêmement gros
comme transformation, la transformation, l'arrivée des GAFAM, puis c'est que
c'est irréversible, puis que c'est... Ce que le gouvernement propose en ce
moment, c'est un petit «plaster» temporaire. Et je ne vois pas, ni en Chambre
ni dans... Vous voyez, j'ai essayé d'amener ça en commission avec les autres
députés en séance de travail. Ils n'étaient pas intéressés à parler des GAFAM.
C'est une question qu'ils évacuent, qu'ils évacuent. Ça fait que... Est-ce que
c'est un aveuglement volontaire, voulu? Ils ne veulent pas y toucher puis ils
le savent. Ça, tu sais, ça, c'est le compte rendu que je vous fais depuis
l'intérieur du parlement. Ça, je le sens, je le vois, je l'ai plusieurs fois
vérifié dans des questions. Qu'est-ce qu'on fait avec ça? Moi, ça m'inquiète
beaucoup, puis c'est ça que j'amène aujourd'hui.
M. Cormier (François) :
N'avez-vous pas l'impression que ce n'est pas plutôt une stratégie, dans le
sens qu'ils connaissent l'acheteur ou les acheteurs potentiels de Capitales
Médias, qu'ils leur ont demandé de faire une annonce pour être certains d'avoir
l'argent au bout du compte, une fois que l'achat sera conclu? Est-ce que ce
n'est pas plutôt cette théorie-là qu'il faudrait voir dans ce qui a été annoncé
aujourd'hui?
Mme Dorion : Ça serait aux
journalistes d'enquêter là-dessus. Je n'en ai aucune idée. Pour vrai, je ne
suis pas...
Mme Gamache (Valérie) : Oui,
mais vous-même, vous avez dit, d'entrée de jeu, que vous êtes assurée que ça va
aider à la survie de Capitales Médias...
Mme Dorion : Bien, oui.
Mme Gamache (Valérie) : ...vous
avez une opinion là-dessus?
Mme Dorion : Bien, moi, je
peux vous dire que je suis de près le projet de reprise en coopérative par les
employés, cadres, syndiqués et non syndiqués de tous les journaux de Capitales
Médias parce que je trouve ça intéressant. Ça serait un beau projet pilote à
présenter au monde entier, là, tu sais, regardez, ils se sont pris en main,
puis ils l'information, ils vont réinvestir les profits dans la qualité de
l'information. Même eux ne peuvent pas avancer s'ils ne savent pas, O.K.,
financièrement, tous les morceaux. Là, ils ont un gros morceau de plus qui va
leur permettre d'avancer, mais c'est la même chose aussi pour les autres
acheteurs, là, ceci dit.
Mme Lajoie (Geneviève) : Peut-être
une petite précision sur les chroniqueurs... Quel risque, justement, si le gouvernement
rembourse pour les chroniqueurs aussi, quel risque y a-t-il?
Mme Dorion : Le risque, c'est
que... Le travail du journaliste, en quoi est-ce qu'il est si essentiel? Il est
si essentiel parce qu'il va dénicher de la nouvelle information parce qu'il
fait une analyse poussée, serrée de cette nouvelle information-là, parce qu'il
va sur le terrain contrevérifier, sentir les choses puis rapporter une
information aux gens qu'on n'aurait pas sans eux. Les chroniqueurs ont remplacé
les journalistes peu à peu parce que les médias avaient trop besoin d'argent.
Donc, l'information, elle est moins là. Ça coûte trop cher d'aller chercher de
l'information de qualité puis ça ne coûte pas cher de dire à quelqu'un :
Lis cet article-là puis jase ou écrit, là, n'importe quoi, puis on va le mettre
puis on... tu sais. Ça fait que si on dit : On vous donne de l'argent,
mais vous pouvez donner ça à vos chroniqueurs, bien, cette tendance-là ne va
pas aider la qualité de l'information, au contraire, ça va continuer dans le
même glissement vers de moins en moins d'informations de qualité puis de plus
en plus d'opinions, puis de faisage d'opinions, puis d'«entertainment». En
anglais, ils appellent ça «infotainment», aux États-Unis. Moi, ce que je veux,
puis ce qui est essentiel, ce pourquoi il faut que de l'argent public soit mis,
c'est une information de qualité fiable.
La Modératrice
: Merci.
(Fin à 15 h 20)